tout ce qui est réel est fabulatoire, tout ce qui est fabulatoire est réel, mais il faut savoir choisir ses fabulations et éviter les hallucinations.

mercredi, juin 25, 2014

Le stade de la tortue sur le dos




Les mythes sont des drames, heureux ou malheureux, souvent tragiques, comme la vie des humains.Pandore, lorsqu'elle ouvre la boîte de tous les maux malgré les avertissements, ne nous condamne pas qu'au pire, car elle referme le couvercle à temps pour n'en pas laisser échapper l'espérance.
Lorsque le nouveau-né fabule en commençant à interpréter le monde qui est né à lui au moment de l'accouchement, il est réduit à l'impuissance, comme une tortue sur le dos, dépendant malgré tous ses efforts du bon vouloir de ceux qui l'entourent dans le carré familial. Réduit à gesticuler vainement, à crier, à hurler par moments pour se faire entendre et parvenir à ses fins, il est pris dans le drame, la crainte et l'espérance. Ce stade de la tortue sur le dos va durer plusieurs mois, entre sourire de séduction et cris de réclamation, animés par l'instinct de vie. Il lui faudra attendre longtemps pour acquérir un peu d'autonomie gestuelle et sortir de son impuissance passive. Il en tirera un désir de revanche et de puissance à la mesure de sa frustration et de son exaspération infantile, cet instinct de puissance que j'ai appelé Prométhée et attaché aux deux instincts freudiens, Éros et Thanatos.
Ce stade de la tortue sur le dos, exceptionnel dans le règne des mammifères, sera déterminant pour sa vie d'adulte. Il est partie constituante à l'origine des mythes.

Dramatisation mythique

                                 Anthropométrie d'un Titan, peinture électronique sur écran, 2014

La plupart des mythes, si non tous sont des récits dramatiques, qui éventuellement tournent même à la tragédie, lorsqu'ils nous annoncent, par exemple, la fin du monde, ou une malédiction fatale. Ainsi Orphée perd-il Eurydice, ainsi Adam et Ève sont-ils chassés du paradis. Ainsi va mourir Hector dans un combat avec Achille lors de la guerre de Troie. Mais Achille a aussi été averti qu'il mourra peu après avoir tué Hector. Ainsi Prométhée est-il condamné à la torture par Zeus furieux de s'être fait dérober le feu. De cette tonalité dramatique sombre et souvent fataliste, Gilbert Durand avait cru pouvoir déduire que les mythes sont des récits que les hommes inventent parce qu'ils se savent condamnés à mourir et en cherchent la raison. Mais il faut aussi souligner que beaucoup de mythes évoquent la création et le bonheur.
Dans le Bible, le Paradis terrestre est d'abord le mythe paradisiaque. Dans la mythologie grecque, Venus est le bonheur au féminin. L'amour est aussi célébrée par Psyché et Aphrodite. Et Éros est au rendez-vous. Sans compter Bacchus, les trois Grâces et la muse du poète. On compte sept divinités du bonheur dans la mythologie japonaise. En Chine, on célèbre les trois étoiles du bonheur, de la prospérité et de la longévité. Même l'époque moderne, qui naît en plein drame, celui de la Révolution française institue le mythe Progrès, qu'inscriront dans leur constitution les États-Unis et le Brésil.
Et le bonheur est devenu le mythe axial de la société occidentale actuelle de consommation, qui nous vend le bonheur sous toutes ses formes et élude la souffrance et la mort.

samedi, juin 14, 2014

Mythanalyse du faux





Alors qu’au début de sa commercialisation, le plastique était réservé aux ustensiles ordinaires et bon marché, sceaux, cuvettes, balais, éponges synthétiques, et qu’on jugea nécessaire de lui donner des teintes vives pour séduire les consommateurs (et pour le bonheur des «marchands de couleur») car il était perçu comme une matière laide, pauvre, sans texture, sans «vie», il a depuis fait une belle carrière. Le nylon a galbé les jambes féminines en les colorant de reflets soyeux. Puis le plastique a été ennobli par de grands artistes comme César, Niki de Saint Phalle, Dubuffet, Duane Hanson, Claes Oldenburg, etc. Et le design l’a adopté dans la création de meubles de style haut de gamme.
Les fausses couleurs d’aujourd’hui sont comme celles des masques indigènes de jadis  ou des peintures romanes : vives et codées pour évoquer les esprits ou les attributs de Dieu. La lumière électronique nous ouvre la voie vers le cybermonde, comme autrefois la lumière des vitraux nous appelait vers le monde religieux. Mais la symbolique a bien changé. La couleur est devenue laïque, certes, mais il ne faudrait pas en sous-estimer la dynamique énergétique, voire l’émotion, qui correspondent à ce nouvel ailleurs : le virtuel de nos écrans. Car à l’opposé du réalisme inventé par la Renaissance italienne, le monde numérique selon lequel nous interprétons, remodelons et transformons aujourd’hui le réel, relève d’une vision prométhéenne. Nos couleurs n’évoquent plus le mystère des esprits ou des dieux. Ce ne sont plus, non plus, les couleurs de la nature classique. Ce sont les couleurs des hommes qui croient désormais en leur pouvoir créateur et recolorent l’univers à leur goût, comme ils ont coloré le plastique. L’homme a pris en charge l’artifice de son environnement et de ses objets. Et il colore de couleurs flashantes ses vêtements, ses chaussures, voire sa chevelure ou ses ongles comme des desserts et des crèmes glacées. Toute une industrie des colorants omniprésents nous entraîne dans un « paradis artificiel » de couleurs acidulées, désormais plus attirant que le vieux réel du réalisme. Nous aimons cette bigarrure euphorisante.
Nous renouons avec la tradition  idéaliste et religieuse qui opposait le monde d’ici-bas, vallée de misères, de souffrance, d’erreurs et de frustrations à un monde supérieur, jadis divin, vrai, aujourd’hui artificiel, couleur bonbons, le monde numérique que nous programmons, où nous nous créons des milliers d’amis, où les ombres, la douleur et l’effort n’existent plus, où nous pouvons réaliser nos désirs de pouvoir, de statut social, satisfaire nos petits bonheurs et rencontrer l’amour. Un monde dont même la magie la plus puissante et la plus sophistiquée n’aurait pas osé rêver autrefois. Un monde intelligent, comme la lumière de Platon. Mais nous ne lui tournons plus le dos, enchaînés au fond de la caverne, car ce monde est là, dans la lumière de nos écrans, devant nos yeux, beaucoup plus riche en informations que le monde réel, beaucoup plus vrai et instrumental. C’est ici-bas désormais que se situent les erreurs de nos sens, les ombres et les illusions de nos perceptions. C’est dans le monde de la technoscience, que nous développons notre utopie actuelle de bonheur et d’aboutissement de notre aventure humaine. Les écrans cathodiques de tous nos instruments numériques sont les nouveaux vitraux de nos croyances et de nos espoirs.
Le mythe biblique nous dit que Dieu créa l’homme à son image. Mais c’est le mythe grec prométhéen qui l’emporte aujourd’hui sur le mythe biblique. Nous sommes les fils de Prométhée et nous créons un nouveau monde à notre image. Comme des dieux, nous assumons désormais notre pouvoir de création d’un monde humain à la mesure de notre intelligence artificielle. Nous en célébrons les artéfacts, les colorisations dynamiques, et nous l’appelons notre «nouvelle nature».

La mythanalyse de l’artifice dévoile un homme qui ne croit plus à la création de dieux, mais à celle de notre intelligence artificielle. C’est l’artifice qui devient réel, le faux qui devient vrai. Et pour faire bonne mesure, souvent nous en rajoutons, pour consolider notre nouvelle foi dans les simulacres, tant le vieux monde réel nous colle encore à la peau et à l’esprit. Il est souvent aussi difficile de croire dans nos illusions humaines créatrices du futur qu’en un dieu créateur des origines.

vendredi, juin 13, 2014

Les Titans du XXIe siècle


                    Cyberanthropométrie , acrylique sur toile, 153 x 92 cm, 2014

Le cyborg, icône de l'âge du numérique, de l'imaginaire des jeux vidéo, de la technoscience, de l'empowerment (l'homme augmenté), prend la relève du nu féminin, si présent dans la peinture occidentale depuis la Renaissance, qui incarnait le désir incestueux de la mère. C'est le mythe de la puissance de l'homme, le fils du père, qui l'emporte sur celui de la mère, que célébraient encore les papiers gouachés en bleu et découpés de Matisse et les anthropométries bleues (les «pinceaux vivants» d'Yves Klein. Le cyborg a tué père et mère, Dieu et le nu féminin que décriaient déjà les peintres futuristes. Sous la figure de l'homme hybride, le robot anthropoïde, le cyborg, emblématique du XXIe siècle, incarne le fils triomphant, le nouveau Titan de notre temps. Le nu féminin n'apparaît plus que sous les traits caricaturaux d'une poupée synthétique érotisée, un objet-jouet soumis aux caprices et fantasme du cyborg. 

jeudi, juin 12, 2014

Actualité d'un mythe: le «bovarysme» selon Georges Lewi

                                                              Georges Lewi

Vous vous déclarez "mythologue". Y-a-t-il une différence, selon vous entre un mythologue et un mythanalyste?
Question piège, venant du « pape » de la mythanalyse. Pour moi, je me contenterai de me dire « mythologue », ce qui, déjà, dans le monde actuel qui se veut tourné vers l’avenir et la construction d’un « âge numérique » prête souvent au sourire. En annonçant le « grand retour » du mythe, disons que je me situe, le plus modestement possible, dans les pas des C. Levi-Strauss,  JP.Vernant, R. Barthes, J.Campbell… de ceux qui ont considéré qu’il existe des invariants qui structurent la pensée humaine depuis la nuit des temps. Un mythologue est donc quelqu’un qui regarde le monde avec les yeux de la continuité alors qu’on n’entend partout  que le mot « rupture ». Certes on ne peut nier les ruptures technologiques mais on ne peut nier la continuité des représentations.

Dans votre livre "Les Nouveaux Bovary. Génération Facebook, l'illusion de vivre autrement" (Pearson, 2012), vous actualisez le "bovarisme". Pensez-vous que Gustave Flaubert a ainsi, en tant qu'écrivain, inventé un mythe? Le mythe de l’illusion? Ou bien quel en serait l'expression plus ancienne, qu'on trouverait déjà dans des mythologies antiques?
Le « Bovarysme » est la propension de l’être humain à « se croire autre qu’il n’est ». C’est la définition même du rêve et sans doute de l’humain. Sans rêve de dépassement, sans rêve d’aller au-delà, de métamorphose et finalement …de progrès. Flaubert focalise au travers de l’histoire de cette « petite bourgeoise », féministe avant la lettre, l’aspiration féminine à soulever les chaines, à dénoncer la lâcheté des hommes, à se « prendre pour un mec », à se croire autre qu’elle n’est. Elle échoue mais crée un mythe, celui de la liberté au féminin, capable de mourir pour revendiquer cette égalité. Son illustre « modèle mythologique » est Pandore, la première femme selon la mythologie grecque, qu’épouse le frère de Prométhée, le sauveur de l’humanité. Elle ouvre la jarre interdite et laisse échapper tous les maux mais conserve pour l’humanité l’espoir. Elle offre l’espérance aux hommes, folle espérance d’Emma Bovary, de Christophe Colomb,  ou sage espérance du chercheur en biologie qui va trouver la parade à un virus mortel. Sans vouloir de parallèle inutile, tant cette « fable » est forte, Eve dans la Bible offre à l’humanité la même perspective en allant chercher le « fruit de la connaissance du bien et du mal », de l’interdit et de la possibilité de transgression… Flaubert a mis en notes  musicales du XIXe siècle le mythe de la « sortie du cadre » et de l’espoir du mieux, de l’extraordinaire au-delà…

Pouvez-vous préciser pourquoi et comment la génération Facebook a-t-elle actualisé ce mythe, et quelles sont, selon vous, les éventuelles différences de cette actualisation avec le mythe de Madame Bovary (ennui, frustration, irréalisme, aspiration à un autre statut social) ? D'ailleurs, que pensez-vous de Facebook?
Emma Bovary est morte de solitude. Devant ses appels au secours, personne ne s’est déplacé. Elle avait connu l’ennui, le pire des maux selon Baudelaire et l’aspiration à une vie trépidante que ne lui permettait pas sa condition de femme de médecin de campagne. Facebook est la réponse, trop facile,  mercantile à cette espérance légitime d’avoir des amis, d’éviter l’ennui. Les réseaux sociaux et Facebook en particulier peuvent apporter en plus une dose de voyeurisme (dès l’origine au sein du campus d’Harvard), ce qui pimente le tout. Mais comme cette angoisse d’être seul est immense, insondable, même une approche partielle, comble déjà une partie de cette frustration majeure. Facebook surfe sur le mythe de la rencontre, de l’autre, indispensable, « qui enfin nous comprendrait », ce mythe qui liait aussi Montaigne et La Boétie. Comme notre époque est assez quantitativiste, les réseaux sociaux en jouent et nous « scorent » selon le nombre d’amis, de fans, qui nous suivent et nous « aiment ».

Ce mythe vous paraît suffisamment actuel pour que vous ayez poursuivi son déchiffrage avec Bovary21 (François Bourin éditions, 2013), qui est aussi votre premier roman. Vous vous lancez à cette occasion dans une "écriture transmedia". Qu'entendez-vous par là?
La forme romanesque permet infiniment plus de liberté dans l’explication d’un concept que la forme traditionnelle de l’essai. Une héroïne de roman est une singularité qui peut (veut) prétendre à l’universel. Mon héroïne, Bovary21, est une bloggeuse qui dénonce les tendances et cependant travaille dans l’univers du marketing. Dans ma vie professionnelle, j’ai rencontré de nombreuses jeunes femmes assez schizophrènes qui font « admirablement leur job » et vivent en a-marketing absolu. Expliquer cela dans un essai nécessite d’aller étayer le raisonnement par des pourcentages qui n’existent nulle part. Le personnage de roman prend, quant à lui, un relief digne du symbole. Bovary21 fait du marketing, le dénonce  et rêve, pour elle-même d’un monde d’innocence. Cette histoire extraordinaire, celle de nos contradictions, mérite d’être traitée sous toutes les formes narratives possibles, ce qu’on nomme le transmédia. Il y un essai sur cette génération, un blog Bovary21, il y aura une pièce de théâtre…Le mythe m’habite.

Dans Bovary21, vous semblez très critique par rapport au marketing qui semble avoir imposé sa loi dans la société actuelle? Pourquoi?
 A dire vrai, j’aime beaucoup le marketing, du moins son essence : offrir au consommateur des produits et des services qui lui conviennent plutôt que des produits mal adaptés mais que l’entreprise a l’habitude « faire comme ça ». Ce qui ne va pas, c’est le passage du produit adapté au «produit qu’il faut avoir », c’est-à-dire du marketing d’étude au marketing dit opérationnel, celui de la publicité et de la promotion à outrance. Le passage du marketing aux techniques de marketing, c’est-à-dire à l’usage répété de recettes qui « marchent bien », est une pollution visuelle, auditive et intellectuelle.
J’ai une grande bienveillance pour les gens qui travaillent dans le marketing, en entreprises, car ils sont soumis à d’énormes contraintes et la plupart du temps, telle ma Bovary21, ils essayent de trouver une voie acceptable entre l’objectif financier de l’entreprise et leur propre éthique.

Ces deux livres successifs donnent le sentiment d'un profond pessimisme par rapport à notre époque. Votre Bovary21 (21 pour XXIe siècle) se termine aussi mal que le roman de Flaubert. Est-ce votre position personnelle? Seriez-vous postmoderne pessimiste et pourtant bon vivant, comme vos amis vous perçoivent? Que faudrait-il entendre par là?
 Je ne suis pas du tout pessimiste. Comme auteur, il m’a semblé que ma Bovary21 ne pouvait pas « bien finir ». Le mythe est trop pesant. Dans l’essai, « les Nouveaux Bovary » sur la génération des réseaux sociaux,  ma « prédiction » est que cette génération va s’en sortir. Grâce à l’amitié, en particulier. Elle est en train de construire, une société à côté, une société en rhizomes qui nous surprend sans cesse.

Quel sera votre prochain livre?

Dans le monde professionnel du « branding » (le mien), en septembre un ouvrage sur le storytelling qui s’appuie dans la méthode sur les « mythèmes » évoqués par C. Lévi-Strauss. Je travaille, par ailleurs sur un roman sur le mythe du leader. Mais chut ! Il est vraiment difficile à écrire, celui-là !


*Georges Lewi est mythologue, spécialiste des marques.
Directeur de la collection « Le Mythologue » chez François Bourin Editeur.  
Derniers ouvrages de Georges Lewi :
Roman « Bovary21 » (François Bourin éditeur). Septembre 2013.
E-branding : Stratégies de marques sur internet . Novembre 2013.
Europe, bon mythe, mauvaise marque. Mai 2014. (F. Bourin)


mardi, juin 10, 2014

Sisyphe au pied de la Tour de Babel, acrylique sur toile, 180 x 180 cm, 2014

La vérité est dans le puits, au fond de l'eau matricielle de la naissance de la vie, qu'il faut explorer. Sisyphe est résiliant, la Tour se perd dans le ciel. C'est le privilège du peintre de repeindre les mythes sous un nouveau jour, avec une nouvelle signification, en faveur de la diversité linguistique et culturelle avec une persévérance pacifique, telle que la célèbre la déclaration de l'UNESCO. Un espoir à réanimer chaque jour.

dimanche, mai 25, 2014

Réécrire les mythes: Sisyphe escaladant la Tour de Babel


Voilà deux mythes qui disent le malheur des hommes.
Le biblique évoque l'arrogance humaine à la conquête du ciel, punie par Dieu qui leur lance la malédiction de l'incommunicabilité en remplaçant la langue universelle adamique par la diversité linguistique. Incapables désormais de s'entendre, les hommes sont ainsi condamnés à renoncer à leur projet commun et à demeurer ici-bas dans leur s disputes et leur misère.
Le mythe grec décrit la persévérance vaine de Sisyphe qui reprend chaque matin sa lourde charge pour la remonter vers le sommet, d'où il sait d'avance qu'elle retombera le soir-même, lui échappant des mains, en bas de la montagne. Sisyphe allie l'espoir toujours déçu et la volonté acharnée de réussir quand même. C'est sa souffrance, car il n'y a pas d'espoir sans souffrance.
Mais les mythes n'expriment que les fatalités auxquelles les hommes consentent. Ce sont les hommes qui inventent les mythes, et leurs raffinements de douleurs ou leurs espoirs naïfs. Pourquoi devrions-nous nous résigner à tant de malheur ? Il n'existe pas de dieu pour nous condamner et ce sont les hommes eux-mêmes qui déclarent ainsi se punir. Se punir de quoi? Se condamner a priori pourquoi?
Pourquoi ne pourrions-nous pas réaffirmer l'espoir d'un monde meilleur et, associant les deux mythes dans un récit nouveau, cette fois porteur de nos espérances, voir Sisyphe s'attaquer à l'escalade de la Tour de Babel pour monter à son sommet les pierres nouvelles de sa construction poursuivie envers et contre tout? Pour qu'à la fin triomphe la diversité humaine comme une valeur nouvelle que nous célébrons et avec l'espoir de reprendre l'édification d'une humanité qui progresse vers son accomplissement.
Il existe de bons mythes et de mauvais, de bonnes et de mauvaises interprétations de nos récits imaginaires dans lesquels se condensent nos inconscients collectifs. Il faut oser rejeter les mythes toxiques, les réécrire, en inventer de nouveaux qui nous conduisent vers un futur meilleur.

jeudi, mai 22, 2014

Nous devenons des dieux



Nous interprétons désormais le monde non plus à partir du couple matière/énergie, mais selon des algorithmes, comme si l’univers et la vie étaient d’immenses hypertextes dont nous explorons les liens qui configurent des phénomènes, des lois, des dynamiques et des inerties.
Et dans cet ensemble qui nous englobe, tout est devenu information : des informations que nous déchiffrons, des informations que nous constituons et des informations que nous associons de façon inédite.
Pourquoi alors nous étonner encore des fleurs naturelles colorées artificiellement comme des cornets de crème glacée, des maquillages en tous genres, des lèvres noires ou violettes, des faux ongles, des faux cils, des perruques ou des faux seins. Nous fabriquons aussi bien du sérum et du sang artificiels, des os et de la peau de synthèse, des aortes et des cœurs en plastique, que des textiles en fibre de lait pour les gilets pare-balles, des alliages ultralégers et performants pour l’aéronautique. Nous manipulons les gènes, les chromosomes et les cellules souches. Avec la chirurgie esthétique un énorme marché est apparu, tant sont nombreuses les femmes qui se font remodeler le corps selon les critères esthétiques à la mode. Les opérations de cataracte consistent désormais à implanter des cristallins de plastique dans les yeux.  Nous prétendons ajouter dans les crèmes de beauté des nano particules de tout ce qui peut séduire les consommatrices, et que les prospectus publicitaires déclarent rajeunissants, bioénergétiques, en quelque sorte «magiques».
Le vivant, le réel et l’artificiel se déclinent désormais sans discontinuité, sans  frontière discernable, selon tous les algorithmes des industries militaires, agroalimentaires, manufacturières et culturelles que nous décidons de programmer. C’est ce que j’ai appelé le «nouveau naturalisme». Nous travaillons même dans les laboratoires à synthétiser la vie. Les mutations les plus emblématiques de cette hybridation entre ce que nous nommions il y a encore peu de temps «le réel» et opposions à «l’artificiel» sont certainement celles qui transforment le vivant. Elles transgressent des conceptions et des valeurs qui relevaient de croyances religieuses. Elles s’imposent rapidement, même s’il existe encore des sectes archaïsantes, telles que les Amish qui s’en tiennent à «la vielle nature» et interdisent même les bicyclettes, voire qui refusent les vaccinations et les médicaments industrialisés.
Nous pouvons alors qualifier de «nouvelle nature» cet arrimage étroit dans lequel les éléments dits artificiels, interventions, implants, ajouts, hybridations et synthèses prétendent s’intégrer en douceur à la nature dite originelle, comme une valeur ajoutée et non comme une négation.
Il existe aussi dans l’utopie technoscientifique actuelle une tendance à déclarer obsolète l’écosystème dit naturel, pour lui substituer une combinaison nouvelle, qui relèverait non plus du carbone, mais du silicium et de l’intelligence artificielle. Le cyborg en est la figure cinématographique. Mi chair mi artifice, ce successeur anthropologique de l’homme actuel, doté de nouveaux pouvoirs, nous ferait passer dans une ère totalement artificielle, où la valeur de l’authentique perdrait tout sens et toute réalité, si non pour désigner une lointaine période archaïque de l’évolution humaine.
Nous serions alors des êtres de synthèse dans un univers de synthèse. La «vieille nature» aurait disparu,  ou serait classée «réserve naturelle»,  comme dans «Le meilleur des mondes» d’Aldous Huxley, et peut-être gardée secrète, comme dans le film «Soleil vert» de Richard Fleischer, inspiré du roman éponyme de Harry Harrison (1974). Nous ne serions même plus «biodégradables», comme l’imagine encore le film éponyme du réalisateur de République dominicaine Juan Basanta (2013).
Nous devenons des dieux, ni meilleurs, ni pires que ceux de l'Olympe. Et c'est là une étape qu'il nous faudra dépasser, au niveau de l'éthique.


mercredi, mai 21, 2014

Le vertige de l'illogisme





«Si ce n’est pas vrai, c’est donc faux» affirmait Socrate. Et il obligeait son esclave de service à l’admettre impérativement. Pourtant, les écrivains ont toujours ignoré la rigueur conceptuelle socratique et fait appel à l’imagination, qui est foisonnante et prend le risque de nous tromper pour nous ouvrir l’esprit. A commencer par Platon lui-même, le disciple de Socrate, pourfendeur des «tromperies» des poètes et des peintres, mais qui s’est lui-même rendu célèbre par la métaphore de la caverne. Les poètes ne craignent pas d’évoquer une «présence absence», un «clair-obscur» ou une «obscure clarté», une «pesante légèreté», un «vrai mensonge», sans oublier les «morts-vivants», etc. Même un sociologue comme Michel Maffesoli nous propose le concept de «raison sensible». L’association directe de deux mots contradictoires semble créatrice de sens et évoquer des sensations. Car la réalité et la vérité ne sont pas binaires, quoiqu’en ait pu dire Socrate. Les bons écrivains en jouent savamment. Ils ne craignent pas d’enchaîner deux contradictions et d’en tirer un bel effet. Les cuisiniers aussi, qui nous préparent des sauces «aigres-douces». Dans un domaine aussi tranché que l’opposition sociale des sexes, nous admettons maintenant que la biologie des trans-genres n’est plus contestable et devra donc être socialement admise. Et plus anecdotiquement, nous savons qu’il faut se protéger des «chauds-froids» pour ne pas s’enrhumer, ou que la glace peut brûler la peau. C’est même une thérapie couramment utilisée par les dermatologues.
Si nous poussons l’exercice à sa limite en annonçant une «ontologie du faux plastique»,  la machine à raisonner résonne creux : l’esprit perd pied, si je puis dire, et nous tombons dans le vertige de l’illogisme. Nous sommes nous laissés prendre par un faux concept ?  Nous pourrions bien sûr en fabriquer en quantité, parler de «glace chaude», d’«eau sèche», de «dictature démocratique» et en faire un jeu de société. Le «faux plastique» a cette vertu supplémentaire que le plastique étant associé à l’idée d’imitation, il nous choque moins immédiatement qu’une «vitesse lente» ou une «beauté laide». Le surréalisme et la pataphysique  sont passés maîtres dans ce genre de confusion créatrice. Est-il donc possible de se jouer ainsi du vrai et du réel avec les mots qu’ils prétendent désigner? Est-il prudent de bafouer la logique sur un ton si anodin? Tout pourrait-il alors être faux, du moins dans les associations de mots pour en parler? Ou faut-il dénoncer des erreurs de l’esprit, un galimatias, qui ne sauraient remettre en questions les vertus de la logique ? Nous savons que dans la pensée magique une chose peut en être une autre, tandis que la logique binaire du rationalisme classique fonde précisément sa vertu sur le principe d’exclusion de telles confusions.
En fait, l’opposition entre le vrai et le faux, le naturel et l’artificiel, l’authentique et l’imitation est de moins en moins évidente, de moins en moins légitime et encore moins instrumentale. Nous sommes demeurés trop longtemps soumis à la pensée binaire et réductrice de Socrate. Elle a eu le mérite en son temps de nous libérer de la pensée magique et des superstitions qui dominaient l’Occident. Mais elle est insuffisante, voire trompeuse aujourd’hui.

La science contemporaine elle-même nous invite par son exemple à sortir de la citadelle du rationalisme classique et à oser recourir à des logiques floues pour mieux embrasser une réalité complexe que le principe simpliste de la non contradiction ne saurait suffire à interpréter. La postmodernité nous a conduit à un postrationalisme qui ne permet plus de nous en tenir à des oppositions ingénues entre le vrai et le faux, le réel et l’artificiel. Et c’est ainsi l’épistémologie elle-même qui est en mutation, non seulement au niveau de la logique réductrice qui la fondait, mais de la science elle-même.

samedi, mai 17, 2014

Le yoyo cosmique


Nous voici dans l'âge du numérique. L'opposition entre le monde d’ici-bas que nous dévalorisons une fois de plus  et celui d’en haut que nous survalorisons plus que jamais nous replonge dans le mouvement de balancier cyclique de nos interprétations de l’univers. Dans un premier temps, qu’on a appelé « primitif », le monde animiste était d’une seule pièce. Les hommes faisaient partie de la nature dont ils célébraient les esprits. Puis cette unité a été déchirée par Platon, qui nous voyait ici-bas dans la pénombre d’une caverne, enchaînés par des simulacres et des ombres trompeuses, sans pouvoir nous retourner vers la pure lumière de la vraie réalité qui resplendissait là-haut, dans le ciel des idées, et que seul le sage voyait. Le christianisme a renforcé cette opposition, qualifiant de vallée des douleurs et de péché la Terre d’ici-bas et glorifiant la lumière pure et l’infinie sagesse et connaissance de Dieu pour nous inviter à sacrifier nos vies terrestres et mériter le ciel.
Puis, cette curieuse topologie a été inversée par les hommes de la Renaissance qui ont substitué la trilogie de l’humanisme, du rationalisme et du réalisme d’ici-bas à celle du Dieu du ciel incarnant le vrai, le bien et le beau.  Revalorisant la vie terrestre et contestant la théologie sacrificielle de l’Église, on a dénoncé de plus en plus l’obscurantisme du Moyen-âge. La science expérimentale nous libérés de la superstition et s’est affairée à représenter, explorer et transformer la réalité matérielle d’ici-bas. Nous étions enfin des hommes à part entière, les pieds sur Terre.
Mais après avoir bâti pendant cinq siècles, un réalisme qui semblait répondre à nos exigences rationalistes et humanistes, c’est la science elle-même qui a décrédibilisé ce réalisme si difficilement conquis. Elle n’y croit plus. Elle a abandonné l’observation expérimentale et opté pour la modélisation numérique. Elle s’est rapprochée de l’imaginaire de la science fiction et explore des hypothèses instrumentales de plus en plus idéelles. Elle s’est dématérialisée. Elle flirte avec les chimères.
Cette perte de substance du réalisme, que nous devons donc paradoxalement à la science contemporaine, s’est conjuguée en un moment historique fort avec la mort de Dieu tant clamée depuis Nietzsche. Et cette disparition simultanée de la foi dans le réel et en Dieu a ouvert un grand vide dans notre imaginaire et dans notre besoin de croyance, laissant le champ libre au «numérisme», qui s’y est engouffré, tout  la fois comme une nouvelle réalité, plus intelligente et plus instrumentale, donc supérieure, et comme un nouvel ailleurs plus prometteur, plus spirituel, et inclusif comme une nouvelle Église. L’effacement concomitant  de la réalité et de la figure divine a créé le momentum d’un nouvel essor de l’imaginaire collectif. Avec l’émergence de l’âge du numérique, notre cosmogonie s’inverse donc encore une fois. Nous revenons à  une sorte d’idéalisme platonicien. Nous déprécions  à nouveau la réalité d’ici-bas, ce monde trivial de nos sens, pauvre en informations, qui n’intéresse plus la science, tournée désormais vers l’exploration des complexités invisibles qu’elle modélise numériquement. Nous le quittons aussi parce qu’il nous résiste, nous déçoit et nous frustre dans nos désirs, en comparaison de l’ailleurs numérique qui nous attire, qui nous fascine, qui nous hypnotise, parce qu’il nous promet l’intelligence et la puissance d’une nouvelle étape de notre évolution humaine, et qu’individuellement nous avons le sentiment d’y accéder à une existence plus gratifiante et plus réelle. 

jeudi, mai 15, 2014

Ontologie du faux plastique





L'énoncé même de ce titre sonne faux. Par définition doublement faux. Les philosophes, en successeurs imbus des théologiens, nous ont enseigné qu’il ne peut exister d’ontologie du faux, mais seulement de l’être réel. Quant au plastique, conçu comme une pseudo matière, il ne saurait être déclaré faux, puisqu’il se veut tel. Artificiel, il ne peut être imité par des matières naturelles, ni s’imiter lui-même. Je peux voir du faux bois ou du faux marbre, les produire et les décrire : ils existent. Mais le concept de «faux plastique» est si contradictoire qu’il ne peut être pensé, ni même imaginé. Il suffit de s’essayer pour en convenir. Mais est-ce si sûr ? La nature a beaucoup changé ces derniers temps. L’ontologie aussi. Et elle va devoir se renier pour s’accommoder du faux et de l’imaginaire qui constituent de plus en plus notre environnement réel, notre nouvelle nature. Elle va même devoir céder la place à la mythanalyse qui déchiffre les mythes actuels.

samedi, mai 10, 2014

Europe,bon mythe,mauvaise marque, un blog de Georges Lewi



Un blog de Georges Lewi sur son livre qui sort très opportunément à la veille des élections européennes:

Décryptage du mythologue. Europe, bon mythe, mauvaise marque !

Affolement, une fois de plus, à propos de l’Europe. Pourquoi ça ne marche plus ? Lorsque les journalistes, décodeurs avisés, ne comprennent pas ce qui se passe, c’est que les clés de lecture « classiques », la politique, les nations, la crise…ne sont pas les bonnes.
Un mythe est une histoire que les gens croient vraie, une marque est une histoire que les gens achètent. Or les Européens ont cru à l’Europe, passionnément pour certains mais désormais ils n’achètent pas « la marque » qui reste sur les étagères…
Europe, un bon mythe
Les Européens ont vécu, il y a 60 ans, un conte de fée. Aucune génération depuis la nuit des temps n’avait vu cette partie occidentale du continent en paix. Et voici qu’avec la paix, déjà incroyable, était annoncé le retour de l’âge d’or : le mythe des mythes, le plus universel qui soit. Car avec la paix, les « pères de l’Europe », au caractère initialement économique ont promis le bien-être et avec l’intégration progressive des pays, l’équité entre les gens, du nord, du sud, de l’ouest, de l’est…C’était sans doute trop promettre mais comme toujours, lorsque l’histoire est belle, les citoyens ont tendance à croire à ce « storytelling ». Victor Hugo en avait rêvé.Monnet l’a fait ! Mais un mythe, si beau soit-il, a besoin d’être nourri pour rester crédible.
 Europe mauvaise marque
Or depuis 2005, rien ne va plus. Les élites, comme on dit, sont obligées de « passer en force » pour que la machine ne soit pas bloquée. Les dernières intégrations se sont faites, quasiment, de façon clandestine. Les élections s’annoncent comme un referendum pour un  »contre l’Europe », comme si l’élection à la présidence de la république était une élection pour ou contre la France. Inouï ! C’est que le beau mythe a été saccagé par une gestion catastrophique de la marque. Or, Europe est une marque de «groupe », une marque « corporate » qui a pour vocation « puissance et culture ». Les règles de gestion de ce type de marque sont simples : parler d’une seule voix, assurer la puissance du groupe, veiller à éviter une concurrence interne entre les « marques-filles », assurer l’équité et veiller à ce que chacun travaille dans un certain bien-être.
Or en Europe, aucune de ces règles n’est observée. A commencer par l’absence d’émetteur. On ne sait pas qui est Europe : la commission, le conseil des ministres, le parlement, les différentes instances juridiques…Il manque une visibilité à défaut d’un leader charismatique et visionnaire. La concurrence (en particulier fiscale) interne entre les marques filles est incompréhensible. Au lieu de se battre contre les puissances hors du groupe, Europe veille à ce qu’il n’y ait pas de « marques puissantes » au sein du groupe. Ainsi s’en vont des pans de l’économie, et les emplois avec…Europe, la peur d’être leader ?
 Les citoyens-consommateurs rêvent du « masstige », (le prestige de masse) : une belle marque pour tous, avec des flagships dont les Européens puissent être fiers .Or Europe est laide et absente. Ses signes sont anciens, elle n’a toujours que 12 étoiles au drapeau et il est bien difficile de « rencontrer » Europe quand on le souhaite. Europe ressemble désormais à ces « vieilles marques» qui ne font rêver que ceux qui n’ont pas les moyens de se les offrir mais dont ses consommateurs ne veulent plus. Heureusement, on sait qu’en branding, aucune cause n’est définitivement désespérée
Georges Lewi, http://www.mythologicorp.com/
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*G. Lewi. Europe, bon mythe, mauvaise marque. François Bourin. Editeur. 150 pages. 14 €

vendredi, mai 09, 2014

Fiction versus réalité

Nous avons le sentiment d'être dans le monde comme des poissons qu'on mettrait dans un aquarium. Autrement dit: pourquoi nous a-t-on mis là, dans ce monde extérieur auquel nous n'appartenons pas. Nous sommes d'une autre nature, et donc étrangers dans ce monde qui nous est imposé, on ne sait par qui ni pourquoi. Pas de racines, comme un arbre, dans cette terre, pas d'osmose, comme l'oiseau dans cet air; pas de lien de nature, alors que le papillon va à la fleur et que la fleur va au papillon, comme deux êtres de la même nature.
La schizophrénie du christianisme suffit-elle à expliquer cette distanciation insurmontable entre la nature et nous? Entre notre corps et nous? Entre la matière et l'esprit? L'univers et l'homme étrangers l'un à l'autre. Cela a-t-il du sens? Cela est-il une erreur de l'esprit? Une dérive idéaliste de tradition monothéiste? Les religions animistes nous font plutôt imaginer une unité fondamentale entre l'humain et l'univers.
C'est là qu'intervient la sociologie dans la théorie de la mythanalyse.
Dans des sociétés indivises, fondées sur l'unité sociale organique, la famille tribale, où le groupe est plus fort que l'individu, nous avons des religions qui célèbrent aussi l'unité entre l'homme et la nature. L'un ne va pas sans l'autre. A l'opposé, dans des sociétés individualistes, où domine la famille conjugale, chaque individu a une conscience distanciatrice  de lui-même par rapport à la société, ainsi que par rapport à la nature. Il se sent dans la société et dans l'univers comme dans un aquarium ou un container, d'une autre nature que lui-même.
Du point de vue de la théorie mythanalytique, il est intéressant d'en aborder les conséquences. Nous avons souligné que lors de l'accouchement, c'est le monde qui naît au fœtus, en même temps que le fœtus vient au monde. Il y a, dans la conscience de l'enfant qui naît, accouchement du monde - le monde vient à l'enfant -, autant qu'il y a dans la conscience adulte accouchement du fœtus, qui vient au monde. Co-accouchement, donc, de l'enfant et du monde qui naissent simultanément.  Et dans une première étape de vie, la conscience que le nouveau-né a de son corps et du monde extérieur demeure sans doute indistincte ou confuse. Il va cependant apprendre (sociogenèse) à construire cette distinction que lui impose l'autre (la cosmogonie monothéiste de la société dans laquelle il vit, et qui oppose l'homme à la nature).  C'est dans ce type de société que Rémi Sussan peut écrire: Si on devait définir l'humain, on pourrait presque dire: c'est une créature de fiction. Pas un être dépourvu d'existence, mais un organisme qui ne s'épanouit vraiment que dans les productions de son propre esprit, et qui se trouve projeté dans le monde réel par hasard ou par malchance. "Un étranger sur la Terre", comme le notait déjà la Bible.*
On peut supposer que dans une société indivise (première, comme on dit aujourd'hui), où "l'autre" véhicule une cosmogonie de l'unité fusionnelle entre l'individu et la société et l'univers, ce sentiment d'étrangeté de l'individu face au monde et à son groupe social n'existe pas. Il ne s'y voit pas comme un être de différence irréductible dans un contenant. Il garde pour la vie entière cette conscience de l'indistinction entre son corps, la famille et l'univers, qu'il développe à partir de l'accouchement.
C'est cette schizophrénie créée par le monothéisme chrétien, qui fait que nous sommes des hommes de projets, obsédés par nos fictions, et que nous voulons changer le monde. L'animal n'éprouve manifestement pas ce désir. Il n'imagine pas être dans le monde autrement, ou être dans un autre monde. Dans les sociétés dites premières, la fiction est d'imaginer des esprits qui nous lient au monde, qui animent l'univers. Et non pas de transformer le monde. Le mythe grec prométhéen célèbre la création humaine. Le mythe biblique ne nous demande aucunement de changer le monde, si ce n'est pour le rendre conforme à la religion. Comme le monothéisme musulman, qui se veut lui-aussi de conquête religieuse, alors que le monothéisme juif  n'impose que la distinction entre les croyants et les goyim. Mais en prenant le relais de l'idéalisme platonicien, il nous invite à faire prévaloir la lumière de l'esprit sur l'obscurantisme de la matière. Il crée donc la fiction, la volonté de libérer nos esprits de nos chaînes. Il rejoint ainsi le mythe prométhéen par l'insatisfaction qu'il déclare vis-à-vis du monde présent, mais situe ses projets dans un autre monde après la mort - ce qui dévalorise le monde réel, sans inviter à le transformer.
Il demeure que dans la civilisation occidentale, la coexistence, voire la conjugaison des mythes grec et biblique a fait de nous, comme le dit Rémy Sussan, des êtres de fiction, qui survalorisent la fiction des projets religieux ou prométhéen par rapport au monde réel jugé insuffisant, toxique ou inachevé.
Le mythe humain, tel qu'on peut le penser aujourd'hui en Occident, est celui d'un être inachevé qui se projette dans la fiction (devenir un saint, ou un dieu, comme je le propose, ou un cyborg, comme le proposent les gourous du posthumanisme).



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*Rémi Sussan, Frontière grise. Nouveaux savoirs, nouvelles croyances et stupidités sur le cerveau (François Bourin éditions, 2013)

lundi, mai 05, 2014

Qui crée les mythes?



Nous l'avons maintes fois souligné: les matrices des grandes figures mythiques - celles dont Jung a fait des archétypes - s'animent au sein du carré parental dans la psyché individuelle du nouveau-né qui assiste/participe à la naissance du monde.Ce sont les figures centrales de la scène mythique originelle, celle du carré parental. Elles sont activées par les émotions, désirs et peurs de l'in-fans.
Mais comment ces grandes figures prennent-elles forme plus précise et de façon générale s'incarnent-elles dans les récits mythiques très élaborés des sociétés. La psychanalyse souligne le rôle de la sublimation, qui les fait migrer de leur statut émotionnel et instinctif originel vers les imaginaires sociaux. La symbolisation prend alors le relais dans leur configuration collective plus précise et plus stable au sein de la sphère culturelle.
Car l'origine biologique de la puissance des mythes ne saurait suffire à établir leur institutionnalisation sociale.L'étape suivante, c'est la sociogenèse des mythes. En effet, ce sont toujours des prophètes, conteurs, chamans, rois ou chefs militaires, écrivains, poètes, chanteurs, chorégraphes qui créent le récit des faits marquants la trajectoire de ces figures. Ce sont eux qui inventent des détails inspirants dans leur représentation, qui décrivent leurs vêtements et objets symboliques, qui amplifient leurs gestes marquants, conflits, amours, jalousies, et leurs rapports avec les hommes. Moïse, Hésiode, Homère, Platon sont des créateurs exceptionnels, mais l'époque même de l'antiquité n'est pas une exception dans la création de nos grands mythes. La genèse des mythes se poursuit aujourd’hui encore. En Occident, Cervantès, Shakespeare, Dante, Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, Lamartine, Condorcet, Michelet, Hugo, Stendhal, Flaubert, Hegel, Goethe, Schiller, Heine, Marx, Freud, Jung, Wagner, etc. inventent et mettent en scène nos mythes fondateurs de la modernité, le Progrès, l'Histoire, la Raison, le Peuple, le Travail, le Prolétariat, etc. Mary Shelley, Jules Verne, Charlie Chaplin, Lovecraft, Asimov, Frank Hebert, Ray Bradbury, ArthurC. Clark, George Lucas, etc. mettent en scène le futur, la guerre des étoiles, les robots, etc. Les mythes sont œuvres de culture. Et comme on sait, la culture est mémoire, mais aussi création, l'une et l'autre animées par la société qui célèbre la Res Publica, la Nature romantique, les archétypes,la naissance de l'Europe,  les grandes peurs, les grands accomplissements et la science-fiction.
La mythanalyse, lorsqu'elle étudie l'oeuvre d'un grand créateur,ne s'intéresse pas à ses traumatismes infantiles (comme le fait Freud à propos de Leonard de Vinci), mais aux figures mythiques que leur oeuvre met en scène et qui ont eu une résonance sociale exceptionnelle. Et dans le cas de Leonard de Vinci, ce n'est même pas la Joconde, mais lui-même qui est devenu un mythe emblématique de l'esprit de la Renaissance: réalisme, rationalisme, humanisme, science et technologie.

dimanche, avril 27, 2014

La naissance inachevée




Contrairement aux autres petits de mammifères, l'humain ne sera généralement pas capable de se mettre debout et de marcher avant un an après l'accouchement, soit une période plus longue que les neuf mois de sa gestation fœtale. Cette particularité a les plus grandes conséquences. L'humain demeure longtemps inachevé après la naissance pendant sa vie post-fœtale.
J'ai souligné que cet inachèvement de longue durée crée chez l'in-fans un sentiment d'impuissance et une frustration grandissante, et qu'il y réagira en développant à l'opposé. dès qu'il pourra se tenir debout, un désir de puissance: Prométhée, qu'il faut ajouter au couple freudien d’Éros et Thanatos (CyberProméthée, l'instinct de puissance, vlb édition, 2002).
Il faut aussi prendre en considération la simultanéité, en ses débuts confusément mêlée, de la naissance de son corps et de celle du monde qui vient à lui. Elle se traduit par l'inachèvement indistinct du corps du petit humain et du monde qui naît autour de lui. On parlera donc à ce stade de l'inachèvement conjoint de la naissance du petit d'homme et du monde. Cette simultanéité du développement prend dans la conscience en formation du petit humain les mêmes traits ego centrés, anthropomorphiques et fabulatoires. La naissance du monde relève des mêmes interprétations émotionnelles de satisfactions et de manques,de désirs et de peurs, de plaisirs et de souffrances. Leur intelligence est confondue entre la corporéité de l'humain qui se complète et la matérialité du monde qui se forme. Rien n'y est rationnel.Tout y est quête biologique de la satisfaction corporelle. C'est l'instinct de vie et de survie qui règne. Toutes ces images, leur syntaxe et les pouvoirs de leurs acteurs relèvent de la structuration du carré parental dans le psychisme plastique de l'enfant. Et ces images et structures in-nées (générées au cours de la naissance) sont là pour s'inscrire dans la conscience pratique autant que dans l'imaginaire de l'humain pour toute sa vie, comme un mode de penser et d'imaginer naturel, évident, familial/familier.
C'est dans cette conscience et ce psychisme en émergence que se situe l'origine biologique et la gestation socio-familiale des mythes. Il ne faut surtout pas les chercher ailleurs, dans je ne sais quel mystère éternel qui nous dépasse et nous surplombe, comme l'a fait la psychanalyse jungienne. Il ne faut pas en rajouter dans la fabulation, en inventant des archétypes ou des dieux! Ce qui peut donner cette impression d'éternité ou de permanence, c'est seulement l'éternelle répétition biologique de la naissance et du carré parental pour chacun de nous, génération après génération, universellement quelles que soient la diversité des sociogenèses de la psyché selon les époques et les cultures.
Ce qu'il faut retenir, c'est le lien indissociable entre la naissance de l'humain et du monde, leur unité originelle et leur gestation conjointe pendant près d'un an de vie post-natale. Le vocabulaire courant dit bien que la vie fœtale se poursuit après la naissance: au sein de la matrice familiale.
L'inachèvement est originel.
C'est au terme de ce premier cycle du développement que le petit d'homme aura la conscience distincte de s'approprier son propre corps, auquel il va s'identifier, et de se séparer du monde extérieur qu'il conçoit comme un contenant de sa vie, étranger étranger à lui-même, qu'il va continuer à interpréter de façon tantôt  utilitariste, tantôt  fabulatoire.
Et il n'est pas étonnant de constater conséquemment que le monde virtuel, le cybermonde numérique que nous secrétons avec nos algorithmes, est beaucoup plus proche, intime de l'humain que le monde réel, qui nous semble beaucoup plus différent de nous et que nous percevons comme distant, étranger et inattentif à nous. Certes le cybermonde est  instrumental et utilitaire, mais il est beaucoup moins hétérogène à l'humain que le monde réel. Il lui colle à la peau, il répond sans effort à ses désirs et à ses craintes, il satisfait directement ses instincts, Éros, Thanatos et Prométhée. Il est beaucoup plus fabulatoire que le monde réel. Ou, en d'autres termes, paradoxalement beaucoup plus réel imaginairement pour nous que le monde réel physique dont nous subissons les résistances, les frustrations et la méconnaissance. Cette irréalité attribuée au monde virtuel dans le langage courant constitue paradoxalement une intimité psychique de l'humain.
D'où son succès: voilà un monde pensé et créé à notre image, par et pour nous, modifiable selon nos fantasmes et notre instinct de puissance, érogène et vital, dans lequel nous pouvons nous identifier. Nous n'y sommes pas un accident du hasard anecdotique et étranger au monde, comme nous voyait Jacques Monod dans l'univers que découvre la science. Nous sommes au cœur, au centre du monde virtuel, comme l'escargot dans sa coquille, comme la tortue dans sa carapace, comme le noyau dans la cerise.

jeudi, avril 17, 2014

Myhthanalyse et postmodernisme



Postmodernisme et mythanalyse apparaissent aujourd'hui, avec le recul du temps, comme deux démarches contemporaines. Elle émergent toutes deux dans les années 1970. Toutes deux réagissent aux catastrophes du XXe siècle par une volonté de démystification des grands récits mythiques fondateurs : la Religion, le Rationalisme positiviste, l'Humanisme bourgeois, l'Histoire, le Progrès. Mais la dénonciation postmoderne, assurément fondée, légitime, nécessaire, lucide va proposer le jardin de fleurs, le présentéisme, le tribalisme païen, la jouissance ou la résignation, le fatalisme tragique et décadent, tandis que la mythanalyse élabore une théorie critique des mythes, de leurs fondements, de leur rôle incontournable, et invite à choisir entre les bons mythes, porteurs d'espoir, et les mythes toxiques et dévastateurs. Autrement dit, la mythanalyse ne renonce pas aux mythes de la Raison critique, de l'Élucidation, du Progrès éthique et propose de nouveaux mythes pour le futur: l'hyperhumanisme, l'éthique planétaire, la création humaine. Le relativisme, qui leur est commun, est la réponse nécessaire aux désastres du XXe siècle, à la Shoah, mais la mythanalyse, comme Sisyphe, invite à remettre sur nos épaules ce poids de souffrances et d'espoirs pour poursuivre avec persévérance vers la construction d'un futur meilleur. La mythanalyse fait preuve d'une résilience, à laquelle le postmodernisme ne veut plus croire. Le postmodernisme a été nécessaire, mais il n'est pas une posture qui puisse se perpétuer durablement sans favoriser de nouvelles dérives catastrophistes. La société a besoin de croyances pour survivre et maîtriser la puissance des instincts humains, réguler Éros, Thanatos et Prométhée.
Et la mythanalyse, telle que je l'ai pensée et pratiquée,à la manière du postmodernisme, commence par la démystification du Progrès, celui de l'obsession avant-gardiste exacerbée qui occupe les artistes occidentaux des années 60-70 (L'Histoire de l'art est terminée, performance au Centre Pompidou en 1979 et publication du livre éponyme en 1981 chez Balland. A l'opposé, elle propose « l'hygiène de l'art» et «l'art sociologique», une pratique interrogative et démystificatrice de l'art, qui fait prévaloir l'éthique sur l'esthétique.
Il ne faut pas s'étonner en conséquence des affinités temporelles, relativistes et critiques entre mythanalyse et postmodernisme, mais il faut aussi souligner l'opposition de leurs démarches, l'une qui tient à demeurer présentéiste et jubilatoire, l'autre qui, tout en se déclarant une théorie-fiction, opte pour le mythe de l'Humain créateur, poursuit le chemin initié par le siècle des Lumières, considère les chaos du XXe siècle comme un régret, et reprend ses efforts sisyphiens vers un futur meilleur que l'homme a l'obligation de créer.

mercredi, avril 16, 2014

Enregistrement de la Société internationale de mythanalyse



C'est aujourd'hui, 16 avril 2014, que j'ai enregistré officiellement  la Société internationale de mythanalyse - International Society of Mythanalysis au registraire des entreprises sans but lucratif du Québec. Qui vivra verra si elle permettra le développement d'un dialogue entre spécialistes des mythes actuels que j'en espère, conformément aux intentions que j'avais soulignées à Paris le 25 avril dernier, lors d'une réunion - la quatrième, je crois - de la vaillante Ligue des mythographes extraordinaires, proposée par Christian Gattard. C'est alors que s'était déclaré un accord général par rapport à ma proposition. Il s'agit maintenant de constituer un bureau, de créer un site web d'échanges, et d'organiser les premiers colloques ou séminaires internationaux, notamment à Montréal et à Paris, puis, si possible dans d'autres pays.

La foi dans les mythes athées



Les mythes inspirent la foi. On le voit dans les religions, mais cela vaut aussi pour les mythes «athées», si je puis dire, tels que la Raison, l'Histoire, le Progrès.
Les mythes auxquels on ne croit plus passent au rayon des mythologies. La mythologie n'éveille plus aucune foi, précisément parce qu'elle est obsolète et n'a plus force mythique actuelle. C'est le cas de la mythologie chrétienne aux yeux des athées, comme de la mythologie grecque pour les chrétiens d'aujourd'hui. La mythologie chrétienne apparaît alors pour ce qu'elle est : un ensemble de croyances, avec ses temples et ses rituels,ses sacrifices et ses promesses, ses prêtres et ses fêtes, ses bien- et ses méfaits, aussi complexe et puissante que les mythologies égyptienne ou inca. Nous sommes nombreux à y avoir été initiés par le catéchisme obligatoire dans les écoles.



lundi, mars 24, 2014

L'archaïsme du langage



 L’étymologie est l'un des outils privilégiés de la mythanalyse, car au-delà du travail historique des linguistes, elle déclare l'imaginaire qui est l'origine des mots. Cet imaginaire est métaphorique, biologique, mythique. Même lorsque les linguistes au moment de la Renaissance, travaillant à établir l'écriture officielle de la langue vulgaire, le français, encore orale le plus souvent, ont fait des erreurs d'étymologie, les orthographes qu'ils ont faussement corrigées révélaient souvent aussi l'actualité de leur imaginaire, en décalage éventuel avec l'imaginaire originel. En ce sens, le langage est toujours archaïque: son étymologie métaphorique plonge ses racines dans l'inconscient collectif.

Ainsi, comprendre l’inné de l’enfant, c’est mettre ensemble ce qui s’est constitué lors de la naissance dans la psyché et le cerveau de celui qui ne parle pas. Il faut certes se méfier de ce petit jeu, qui peut nous entraîner dans d’autres fabulations, celles de notre propre inconscient. Mais Lacan soulignait déjà que l’inconscient est dans le langage et dans les jeux de mots, pas dans la cave freudienne. Et Heidegger nous a appris à penser les mots dans leur imaginaire philosophique. 

L'origine des émotions



Chacun a eu l'occasion de le ressentir: les émotions sont des mouvements de la psyché qui remontent à la surface de la conscience et nous submergent malgré nous. Et ils sont si forts que nous ne pouvons les retenir, les cacher. Ils nous projettent sur la scène sociale et nous révèlent à l'autre. Ce sont des é-motions, qui sortent de nous, au point de nous déstabiliser dans nos structures psychologiques autoprotectrices. Comment expliquer la puissance des émotions? Par le ressort dynamique de leur origine, qui se situe dans des moments forts de notre existence, à commencer par notre naissance et à continuer par les rebondissements des liens hypersensibles de notre naissance: la mort ou la mise en danger de mort du père, de la mère, d'un acteur important du carré parental, oncle, frère, sœur, proche. Ce peut être aussi la répétition d'émotions originelles, telles que l'impuissance corporelle du nouveau-né, le manque d'affection ou l'excès d'amour, la faim, les peurs (de mort) et désirs (de vie), anxiétés et satisfactions des débuts de la vie intra et extra utérine. Autrement dit, c'est des expériences de vie  in-nées que viennent les é-motions. L'expression paraît évidemment paradoxale, mais elle dit vrai: l'émotionnel, c'est l'actualisation puissante de l'inné.