Nous voici dans l'âge du numérique. L'opposition entre le monde d’ici-bas que nous dévalorisons une fois de plus et celui d’en haut que nous survalorisons
plus que jamais nous replonge dans le mouvement de balancier cyclique de nos
interprétations de l’univers. Dans un premier temps, qu’on a appelé
« primitif », le monde animiste était d’une seule pièce. Les hommes
faisaient partie de la nature dont ils célébraient les esprits. Puis cette
unité a été déchirée par Platon, qui nous voyait ici-bas dans la pénombre d’une
caverne, enchaînés par des simulacres et des ombres trompeuses, sans pouvoir
nous retourner vers la pure lumière de la vraie réalité qui resplendissait
là-haut, dans le ciel des idées, et que seul le sage voyait. Le christianisme a
renforcé cette opposition, qualifiant de vallée des douleurs et de péché la
Terre d’ici-bas et glorifiant la lumière pure et l’infinie sagesse et
connaissance de Dieu pour nous inviter à sacrifier nos vies terrestres et
mériter le ciel.
Puis,
cette curieuse topologie a été inversée par les hommes de la Renaissance qui
ont substitué la trilogie de l’humanisme, du rationalisme et du réalisme
d’ici-bas à celle du Dieu du ciel incarnant le vrai, le bien et le beau. Revalorisant la vie terrestre et contestant
la théologie sacrificielle de l’Église, on a dénoncé de plus en plus
l’obscurantisme du Moyen-âge. La science expérimentale nous libérés de la
superstition et s’est affairée à représenter, explorer et transformer la
réalité matérielle d’ici-bas. Nous étions enfin des hommes à part entière, les
pieds sur Terre.
Mais
après avoir bâti pendant cinq siècles, un réalisme qui semblait répondre à nos
exigences rationalistes et humanistes, c’est la science elle-même qui a
décrédibilisé ce réalisme si difficilement conquis. Elle n’y croit plus. Elle a
abandonné l’observation expérimentale et opté pour la modélisation numérique.
Elle s’est rapprochée de l’imaginaire de la science fiction et explore des
hypothèses instrumentales de plus en plus idéelles. Elle s’est dématérialisée.
Elle flirte avec les chimères.
Cette
perte de substance du réalisme, que nous devons donc paradoxalement à la
science contemporaine, s’est conjuguée en un moment historique fort avec la
mort de Dieu tant clamée depuis Nietzsche. Et cette disparition simultanée de
la foi dans le réel et en Dieu a ouvert un grand vide dans notre imaginaire et
dans notre besoin de croyance, laissant le champ libre au «numérisme», qui s’y
est engouffré, tout la fois comme une
nouvelle réalité, plus intelligente et plus instrumentale, donc supérieure, et
comme un nouvel ailleurs plus prometteur, plus spirituel, et inclusif comme une
nouvelle Église. L’effacement concomitant
de la réalité et de la figure divine a créé le momentum d’un nouvel essor de l’imaginaire collectif. Avec
l’émergence de l’âge du numérique, notre cosmogonie s’inverse donc encore une
fois. Nous revenons à une sorte
d’idéalisme platonicien. Nous déprécions
à nouveau la réalité d’ici-bas, ce monde trivial de nos sens, pauvre en
informations, qui n’intéresse plus la science, tournée désormais vers
l’exploration des complexités invisibles qu’elle modélise numériquement. Nous
le quittons aussi parce qu’il nous résiste, nous déçoit et nous frustre dans
nos désirs, en comparaison de l’ailleurs numérique qui nous attire, qui nous
fascine, qui nous hypnotise, parce qu’il nous promet l’intelligence et la
puissance d’une nouvelle étape de notre évolution humaine, et
qu’individuellement nous avons le sentiment d’y accéder à une existence plus
gratifiante et plus réelle.