Nous pensons en liant des images. Il est impossible d’y échapper. Même pour diverger, nous délions des images et en lions d’autres (selon des liens inédits). Penser, c’est lier, délier, relier. Cette relation élémentaire, cette mise sous tension biologique, est la base de la structure, au nom de laquelle se construit la logique de la pensée, qu’elle soit agrégative comme dans les idéogrammes chinois, ou linéaire, comme dans la pensée alphabétique. Autant sociologique que biologique, notre logique sera à son tour la matrice des liens selon lesquels nous construirons notre image du monde, notre culture, notre conception de la politique et de l’art.
Ce lien familial élémentaire est la base de la magie, comme des mathématiques et de l’informatique. Il est le fondement de la cybernétique autant que de l’alchimie, de la psychanalyse autant que de la mécanique quantique, de la sociologie autant que de l’histoire, de la folie autant que du rationalisme.
Cette matrice élémentaire a donc varié considérablement selon les époques et les sociétés. On en retrouve tous les effets dans la diversité des politiques, des religions, des sciences et des arts. C’est à ce niveau de l’inconscient mythique de notre société, qu’on repère les liens fondamentaux de l’homme d’aujourd’hui avec le monde qu’il interprète. C’est dans l’analyse de ces mythes actualisés qu’on déchiffre les logiques de liens qui structurent notre image du monde. En ce sens, on pourrrait dire que Confucius a été le fondateur de la pensée chinoise, et Aristote celui de la pensée occidentale, l'un survalorisant les liens, l'autre les catégories. Il y a des résonances directes entre familles indivises, conjugales, éclatées, reconstituées, et nos cosmogonies, nos religions. La révolution copernicienne fut aussi une révolution politique. Le passage de la logique de participation (magique) à la logique identitaire (individualiste et rationnelle), puis è la dialectique, aux logiques quantitatives ou aux logiques floues d’aujourd’hui reflètent l’évolution historique de la matrice familiale. La relativité einsteinienne en est l’exemple par excellence.
C’est là qu’il faut chercher l’origine des polythéismes comme des monothéismes, de la magie comme de la science rationaliste, de la providence comme de la théorie des cordes en astronomie. Et la mise en évidence du type de lien invoqué est aussi sans doute le meilleur analyseur de l’histoire de la musique ou de l’architecture, de la peinture ou de la danse. Et il en est de même de l’évolution depuis nos astronomies centrées jusqu’à des astrophysiques éclatées, de notre hésitation entre un big bang unique et une multiplicité de big bangs de notre univers.
Les métaphores actuelles, qu’il s’agisse des réseaux numériques, des hyperliens, de l’hypertexte, de ce que j’appelle l’hyperweb ou l’hypernature, reposent sur un renouvellement et une célébration des liens. Dans La planète hyper, j’ai tenté d’analyser l’impact des changements de structures mentales, qui nous font passer de la pensée linéaire à la pensée en arabesque. J’ai fait le tour des diverses logiques, qui sont autant de systèmes institués pour gouverner les relations entre les objets et entre les êtres, et montré l’importance des nouvelles logiques des liens qui s’affirment aujourd’hui, y compris celles des chaos, de la sérendipité, de l’innovation, des masses ou du numérique, ou plus simplement des mœurs et de la politesse ordinaire. La mythanalyse - qui, à la différence de la mythologie, est l’analyse des mythes actuels – souligne le parallèle qu’on peut établir entre l’inconscient d’un individu et celui d’une société. L’inconscient individuel est une déclinaison de l’inconscient collectif, où il puise ses images et ses structures. On ne peut pas mettre une société sur le divan, mais on peut analyser son histoire, ses événements heureux et malheureux, ses désirs et ses frustrations, ses traumatismes, comme on analyse la biographie d’un patient individuel. L’inconscient d’un individu, tel que Freud a tenté d’en préciser la nature, demeure assez insaisissable et obscur. En revanche, le mythanalyste repère facilement, malgré le brouhaha médiatique, ou bruit social, les productions culturelles, les institutions religieuses et politiques, les idéologies providentialistes ou progressistes, qui sont l’expression même de l’inconscient d’une société. Il semble que la plupart des gens ne s’étonnent pas de l’étrangeté de ces mythes, qui déterminent leurs valeurs et leurs comportements. Par exemple, les croyants prennent leur imaginaire religieux pour la réalité. Ils jugent normal de voir des églises, de participer à des rituels. Ils sont inconscients que ces fabulations instituées par leur société relèveront un jour autant de la mythologie que les croyances et rites des Égyptiens ou des Grecs anciens, ou d’une société amazonienne qu’ils qualifient pourtant de « primitive ». Ils n’ont pas conscience que le progrès technologique, dont nous sommes aujourd’hui obsédés, relève du mythe grec de Prométhée, qu’il en est même l’actualisation forcenée. Ils ne voient pas la contradiction entre Prométhée et Dieu, les deux grands mythes fondateurs de l’Occident, qui suscitent encore d’immenses tensions dans nos sociétés actuelles. C’est au niveau de ces liens, que se situe l’inconscient d’une société, et donc l’origine de ses déséquilibres ou de ses forces créatrices. Je ne parle pas ici d’érudition mythologique, mais de nos imaginaires modernes, de nos débats de société actuels et de nos utopies les plus répandues.
Nous n’avons pas davantage conscience que nos mythes familiers sont des déclinaisons de la matrice familiale, que j’évoquais plus haut. Car toute mythologie ancienne, comme tout système de mythes actuel, est une histoire de famille, à laquelle nous adhérons d’autant plus qu’elle réactive inévitablement nos émotions d’origine, nos sentimentalités archaïques de nouveau-né. Prométhée évoque le conflit avec Zeus - le père –, dont il dérobe le feu pour le donner aux hommes. J’ai souligné dans CyberProméthée, l’instinct de puissance, que Prométhée est aussi important qu’Éros et Thanatos, analysés par Freud. Il exprime la victoire des hommes sur leur dieu. Inversement, la figure mythique du dieu biblique exprime une soumission totale au père, que l’homme se doit d’adorer, au nom duquel il s’accuse, se flagelle, s’agenouille, et dont il espère en retour de sa courtisanerie obséquieuse, le paradis éternel. Étrange calcul, pari fou, en fait assez douteux!
Hervé Fischer