Quel que soit l’impact fulgurant de la nouvelle
technoscience sur notre évolution récente, je dirai que notre avenir ne dépend
plus tellement de nos futures innovations technologiques : nous sommes
assurés qu’il y en aura beaucoup, des spectaculaires, quasiment magiques, qui
changeront nos vie quotidiennes. Mais pour garder le contrôle sur notre avenir,
face à une technologie instrumentale qui progresse exponentiellement et dépasse
les capacités de notre conscience actuelle, ou de notre sagesse humaine, qui,
elle, n’a guère progressé depuis le néolithique jusqu’à aujourd’hui, pour ne
pas hâter le pas vers notre propre autodestruction, avec nos moyens
technologiques inédits, il va être nécessaire, une fois de plus, de nous
engager davantage dans cette grande divergence de l’éthique que j’ai déjà
soulignée. C’est la plus difficile, certainement, de toutes les divergences que
nous avons inventées. Mais le progrès de notre éthique planétaire sera
fondamentalement beaucoup plus déterminant que celui de nos technologies. C’est
d’elle que dépendra désormais principalement notre évolution, et même sans
doute notre survie.
Le paradoxe, c'est que
cette technologie numérique que nous avons inventée et que nous développons
tous les jours selon un rythme effréné n'est plus une technologie comme les
précédentes. Elle n’est basée que sur un code binaire trivial – 1/0, et
pourtant elle implique aussi une révolution cérébrale, une mutation éthique de
l'être humain, afin que nous soyons capables d'assumer raisonnablement notre
nouveau pouvoir exorbitant sans nous détruire nous-mêmes et avec nous la planète.
Cette technologie numérique exige une responsabilité numérique, celle de
l'hyperhumanisme. Pour que l'anthropocène numérique ne soit pas la dernière
période de notre évolution terrestre, il va falloir que notre cerveau se
transforme. La technologie nous oblige à instaurer une éthique à proprement
parler planétaire.
Serons-nous capables d’évoluer dans ce sens ? Par
quelle mutation de notre cerveau reptilien y parviendrons-nous ?
L’« intelligence connective » que développe le numérique au niveau
planétaire y contribuera certainement : plus d’information, en temps réel,
crée plus de conscience, plus d’exigence, plus de sens de nos responsabilités.
Mais la dysfonction actuelle évidente entre notre cerveau et notre pouvoir
instrumental de création et de destruction constitue le grand défi de l’Âge du
numérique. Et il faudra que cette conscience grandissante ait le pouvoir de
changer nos connections neuronales. Il
faudra que nos idées modifient notre propre physiologie humaine. Ce ne sera pas
la première fois, certes, à en juger par la rapidité et la divergence de
l’évolution de notre espèce en comparaison des autres. Et nous savons
aujourd’hui que contrairement à ce que nous avons longtemps cru, les cellules
neuronales continuent à se renouveler pendant toute notre vie. Nous avons
découvert que le cerveau est étonnamment plastique, et que ses cellules sont
beaucoup plus polyvalentes que ce qu’on affirmait. Elles peuvent s’adapter et
prendre la relève des fonctions d’autres cellules détruites par un accident. Bref,
le cerveau est capable d’évoluer rapidement. Déjà les neurologues admettent que
la quantité de matière grise est influencée par des processus sociaux. En outre,
selon un article de la revue Neuron
publié en 2012, Ernst Fehr et des chercheurs de l’Université de Zürich ont
démontré qu’il existe un lien statistique évident entre l’altruisme et
l’anatomie du cerveau humain. Il s’agit d’une zone du cerveau située entre le
lobe pariétal et le lobe temporal qui deviendrait très active au moment d’un
geste altruiste et dont le volume serait plus important chez les sujets qui y
sont enclins. Autrement dit, l’altruisme serait lié à une augmentation de
l’intelligence, qui se traduirait anatomiquement par le volume de cette zone
cérébrale spécifiquement liée à l’empathie. On voudrait que la bosse de
l’empathie se répande plus chez l’être humain que la bosse des maths !