Nous interprétons
désormais le monde non plus à partir du couple matière/énergie, mais selon des
algorithmes, comme si l’univers et la vie étaient d’immenses hypertextes dont
nous explorons les liens qui configurent des phénomènes, des lois, des
dynamiques et des inerties.
Et dans cet ensemble qui
nous englobe, tout est devenu information : des informations que nous
déchiffrons, des informations que nous constituons et des informations que nous
associons de façon inédite.
Pourquoi alors nous
étonner encore des fleurs naturelles colorées artificiellement comme des
cornets de crème glacée, des maquillages en tous genres, des lèvres noires ou
violettes, des faux ongles, des faux cils, des perruques ou des faux seins. Nous
fabriquons aussi bien du sérum et du sang artificiels, des os et de la peau de
synthèse, des aortes et des cœurs en plastique, que des textiles en fibre de
lait pour les gilets pare-balles, des alliages ultralégers et performants pour
l’aéronautique. Nous manipulons les gènes, les chromosomes et les cellules
souches. Avec la chirurgie esthétique un énorme marché est apparu, tant sont
nombreuses les femmes qui se font remodeler le corps selon les critères
esthétiques à la mode. Les opérations de cataracte consistent désormais à
implanter des cristallins de plastique dans les yeux. Nous prétendons ajouter dans les crèmes de
beauté des nano particules de tout ce qui peut séduire les consommatrices, et
que les prospectus publicitaires déclarent rajeunissants, bioénergétiques, en
quelque sorte «magiques».
Le vivant, le réel et
l’artificiel se déclinent désormais sans discontinuité, sans frontière discernable, selon tous les
algorithmes des industries militaires, agroalimentaires, manufacturières et
culturelles que nous décidons de programmer. C’est ce que j’ai appelé le
«nouveau naturalisme». Nous travaillons même dans les laboratoires à
synthétiser la vie. Les mutations les plus emblématiques de cette hybridation
entre ce que nous nommions il y a encore peu de temps «le réel» et opposions à «l’artificiel»
sont certainement celles qui transforment le vivant. Elles transgressent des
conceptions et des valeurs qui relevaient de croyances religieuses. Elles
s’imposent rapidement, même s’il existe encore des sectes archaïsantes, telles
que les Amish qui s’en tiennent à «la vielle nature» et interdisent même les
bicyclettes, voire qui refusent les vaccinations et les médicaments
industrialisés.
Nous pouvons alors
qualifier de «nouvelle nature» cet arrimage étroit dans lequel les éléments
dits artificiels, interventions, implants, ajouts, hybridations et synthèses prétendent
s’intégrer en douceur à la nature dite originelle, comme une valeur ajoutée et
non comme une négation.
Il existe aussi dans
l’utopie technoscientifique actuelle une tendance à déclarer obsolète l’écosystème
dit naturel, pour lui substituer une combinaison nouvelle, qui relèverait non
plus du carbone, mais du silicium et de l’intelligence artificielle. Le cyborg
en est la figure cinématographique. Mi chair mi artifice, ce successeur
anthropologique de l’homme actuel, doté de nouveaux pouvoirs, nous ferait
passer dans une ère totalement artificielle, où la valeur de l’authentique
perdrait tout sens et toute réalité, si non pour désigner une lointaine période
archaïque de l’évolution humaine.
Nous serions alors des
êtres de synthèse dans un univers de synthèse. La «vieille nature» aurait
disparu, ou serait classée «réserve
naturelle», comme dans «Le meilleur des
mondes» d’Aldous Huxley, et peut-être gardée secrète, comme dans le film
«Soleil vert» de Richard Fleischer, inspiré du roman éponyme de Harry Harrison
(1974). Nous ne serions même plus «biodégradables», comme l’imagine encore le
film éponyme du réalisateur de République dominicaine Juan Basanta (2013).Nous devenons des dieux, ni meilleurs, ni pires que ceux de l'Olympe. Et c'est là une étape qu'il nous faudra dépasser, au niveau de l'éthique.