tout ce qui est réel est fabulatoire, tout ce qui est fabulatoire est réel, mais il faut savoir choisir ses fabulations et éviter les hallucinations.

jeudi, janvier 30, 2014

Une nouvelle sorcellerie





Les buts de la sorcellerie, ses mentalités, les instincts qui l’animent, ses imaginaires, ses mythes et ses faux-semblants ont moins changé aujourd’hui par rapport à ses origines ancestrales que les techniques qu’elle met désormais en œuvre. La sorcellerie est devenue numérique et plus répandue, plus populaire, plus puissante que jamais.  Comme tous les mondes primitifs, les mondes virtuels actuels, qu’éclaire une lumière clinique irréelle, exposent des êtres et des objets sans ombres. Et les nouvelles technologies numériques qui les secrètent hantent tout autant le réel que l’irréel, comme jadis les esprits animistes, les dieux, ou même aujourd’hui la présence invisible des dieux monothéistes. Les technologies numériques président à des rites et des magies de la vie et de la mort omniprésents. C’est bien un nouveau monde primitif qui émerge aujourd’hui devant nos yeux, et qui nous engloutit dans ses arcanes magiques.
Magical times – Temps magiques : c’est le nom anglais que s’est donné une compagnie chinoise de technologies numériques à Fuzhou, en Chine. Faudrait-il n’y voir qu’un slogan publicitaire pour une expertise en effets spéciaux par ordinateur ? Comme beaucoup d’autres, elle exploite notre attraction éternelle pour des pouvoirs surnaturels. Les  hommes ont toujours rêvé d’avoir des pouvoirs magiques, surnaturels. Ils ont inventé des anneaux, des baguettes, des philtres, des potions, des formules, des gri-gri pour agir à distance, s’allier des esprits, communiquer avec les morts, harceler des ennemis, se protéger des mauvais sorts, guérir des proches, gagner des guerres, séduire des cœurs : il n’y a rien que la magie ne pouvait changer. Le numérique est aussi extensif,  dans toutes nos activités humaines, les plus élevées comme les plus quotidiennes, les plus collectives comme les plus individuelles. Et il est aussi procédurier, aussi mystérieux, aussi irréel. Comme la magie, il nous donne d’étonnants pouvoirs à distance, mais qui sont encore plus grands.  Il excite CyberProméthée. Il flatte nos pulsions de puissance.

jeudi, janvier 23, 2014

Religions


Aucune des deux religions.

L'âge du numérique


Après l’âge du feu, voici venir l’âge du numérique, dont la nouveauté radicale, puis l’accélération exponentielle ont été stupéfiants. Médias, technoscience, structures sociales, politique, économie,  finances, écologie, biologie, éducation, médecine, culture : rien n’échappe, tant à l’échelle mondiale que dans le détail de nos vies individuelles, au Choc du numérique (édition vlb, 2001). Avec le tournant du millénaire, le monde réel semble avoir basculé dans le virtuel. L’économie imaginaire a entraîné l’économie réelle avec elle dans une crise mondiale dévastatrice. La bioinformatique déchiffre et manipule audacieusement nos gênes. L’astrophysique n’affiche plus sur nos écrans que des fichiers numériques en fausses couleurs, mais explore les confins de notre galaxie et découvre la lumière du big bang. La mécanique quantique et les nanotechnologies sont devenues fabulatoires. Les nouvelles générations s’évadent dans les médias sociaux avec le sentiment d’y accéder à une existence plus supérieure que ce qu’on appelle encore la réalité.

Cette opposition entre le monde d’ici-bas que nous dévalorisons une fois de plus  et celui d’en haut que nous survalorisons plus que jamais nous replonge dans le mouvement de balance cyclique de nos interprétations de l’univers. Dans un premier temps, qu’on a appelé « primitif », le monde animiste était d’une seule pièce. Les hommes faisaient partie de la nature dont ils célébraient les esprits. Puis cette unité a été déchirée par Platon, qui nous voyait ici-bas dans la pénombre d’une caverne, enchaînés par des simulacres et des ombres trompeuses, sans pouvoir nous retourner vers la pure lumière de la vraie réalité qui resplendissait là-haut, dans le ciel des idées, et que seul le sage voyait. Le christianisme a renforcé cette opposition, qualifiant de vallée des douleurs et de péché la Terre d’ici-bas et glorifiant la lumière pure et l’infinie sagesse et connaissance de Dieu pour nous inviter à sacrifier nos vies terrestres et mériter le ciel. 

samedi, janvier 18, 2014

MYHTANALYSE DU NUMERIQUE (2)


Une configuration mythique fascinante

La langue populaire appelle « mythe » une rumeur ou une affirmation courante dont on veut souligner la fausseté et la crédulité. Ainsi, ce serait un mythe que de prétendre qu’un verre de vin ou une cuillérée de miel gelée royale par jour permettrait de vivre plus vieux. Ou que la corne de rhinocéros est un aphrodisiaque. Peut-être cet usage péjoratif du mot vient-il de ce que nous considérons les mythologies anciennes comme des fabulations sans fondement. Roland Barthe, dans Mythologies (1957) ironisait sur des tendances et fausses croyances de notre temps, au demeurant assez superficielles ou anecdotiques, telles que le volume du cerveau d’Einstein, le vin rouge, les poudres détergentes ou les stéréotypes concernant le sport ou les automobiles. Mais les mythes ne sont pas un bêtisier social. La mythanalyse accorde au contraire aux mythes un rôle fondateur dans notre interprétation du monde et nos imaginaires sociaux.
Les mythes ne sont aucunement archaïques au sens de mythologies qui renverraient à un passé révolu, mais qui auraient gardé un pouvoir actif dans un inconscient collectif pérenne, comme ces archétypes inventés par Jung et repris notamment par Gilbert Durand, qui traverseraient les siècles et seraient universels. Les mythes sont nécessairement actuels, faute de quoi ils n’auraient pas le pouvoir déterminant sur nos imaginaires sociaux que nous leur reconnaissons. Ils expliquent la création du monde, tel qu’il apparaît à chaque humain naissant, dans son étrangeté, comme un agrégat de sensations inconnues qui émergent chaotiquement, qui s’imposent, se solidifient autour de lui, et prennent dans son imaginaire vie et force selon ses émotions, peurs et désirs liés aux figures matricielles du carré parental – la mère, le père, le naissant, les frères, les sœurs, les proches, l’autre (la société). Les mythes sont donc, du fait de leur contexte de gestation, familiaux/familiers. Ils ne sont pas archaïques, mais infantiles, c’est-à-dire créés par l’in-fans – celui qui ne parle pas encore, ne comprend pas encore, l’immature - celui qui est assailli par le monde qui-naît et tente difficilement de l’interpréter. Le monde est ainsi recréé à chaque naissance, par chaque homme naissant. Ce qui est biologiquement - relativement – universel, c’est le carré parental, la configuration de la mère, du père, du naissant, de l’autre, même si les rôles varient d’une société à une autre, d’une époque à une autre, selon, par exemple que la société est matriarcale, patriarcale, indivise ou conjugale, etc. Les archétypes évoluent donc considérablement.
Nous sommes dès lors aussi en total désaccord avec cette idée si répandue, adoptée notamment par Gilbert Durand, selon laquelle les mythes seraient des histoires que les hommes se racontent, de siècle en siècle et partout dans le monde, pour apaiser leur anxiété face à inéluctabilité universelle de la mort : Ainsi, l'origine de l'imaginaire est une réponse à l'angoisse existentielle liée à l'expérience "négative" du "Temps". L'être humain sait qu'il mourra un jour car le Temps le fait passer de la naissance à la mort. De cette angoisse existentielle et universelle naîtrait l'imaginaire (Structures anthropologiques de l’imaginaire). Tout au contraire, la gestation des mythes est coexistentielle au processus de la naissance du monde-qui-vient-à-l’enfant. Le mythe central, élémentaire ou fondateur de tous les autres n’est pas la mort, mais la création, qui demeure dans toutes les mythologies primordiales par rapport à la mort ou à la fin du monde quelles qu’en soient les déclinaisons sociales et historiques, animistes, polythéistes, prométhéennes, monothéistes ou athées. C’est ce qui explique aussi que l’art soit la célébration toujours répétée de la création.
Et lorsqu’on étudie l’imaginaire de l’âge du numérique, on découvre que c’est encore la nostalgie de la naissance qui fonde la configuration mythique fascinante de cette nouvelle aventure de l’humanité à la conquête du bleu cathodique :  La vie amniotique
-          Le corps de l’hyperhumanité
-          Le cerveau de l’hyperhumanité
-          La psyché numérique
-          La transcendance
-          La puissance
-          La face obscure
-          Une nouvelle forme élémentaire de la vie religieuse

Nous allons donc évoquer chacune de ces composantes mythiques de notre imaginaire et montrer pourquoi le numérique nous semble satisfaire à notre aspiration au plus- et au mieux être.


L'origine des mythes



Le numérique est une technologie prodigieuse, mais il ne faut pas en faire une religion et une Église ! Et c’est pourtant ce que nous faisons de plus en plus. Pourquoi ? L’efficacité ne suffit pas à l’expliquer. Nous croyons au numérique comme à une nouvelle promesse, comme à un mythe salvateur. Et c’est cet imaginaire qu’exalte  le numérique que nous devons tenter de déchiffrer. Non seulement pour en comprendre le succès, mais aussi pour nous comprendre nous-mêmes. Et c’est ce que nous tentons ici. Car le mirage du numérique est un révélateur étonnant de notre évolution, tant de la pérennité de nos archaïsmes que de la divergence radicale du futur que nous inventons.

Nous allons donc explorer les imaginaires sociaux de cet âge du numérique émergent. Nous pensions qu’il s’agissait d’une révolution technologique et scientifique, mais nous y  découvrons paradoxalement des croyances, des espoirs, des peurs et des émotions des vieux mythes des origines et du futur que nous pensions dépassés, mais que réactive spectaculairement le code binaire : la lumière, l'unité universelle, la puissance créatrice humaine (CyberProméthée, vlb, 2003), et ceux, futuristes et spirituels, de la noosphère teilhardienne et de son point Omega d'achèvement de notre évolution. La mythanalyse se distingue de la mythocritique que Gilbert Durand a développée dans Les structures anthropologiques de l’imaginaire (1960), qui désigne l’histoire érudite et l’analyse des mythologies anciennes. La mythanalyse, telle que je la conçois (L’Histoire de l’art est terminée (1980),  Mythanalyse du futur (2000) et La société sur le divan. Éléments de mythanalyse (2006), travaille sur les sociétés contemporaines. Elle  consiste dans le repérage et le déchiffrement de nos mythes actuels. Elle souligne que c’est le monde qui vient au nouveau-né et non pas le contraire, comme l’affirme le langage courant. Le nouveau-né construit imaginairement son interprétation de ce monde qui l’enserre selon les quatre figures du carré parental : la mère, le père, lui et l’autre (au sens lacanien : le langage et la culture de la société qui va formater sa psyché, sa structure mentale et ses valeurs). C’est dans le carré parental, dans l’état d’impuissance et d’émotion prolongées auquel il est réduit, les pattes en l’air, sur le dos, que le nouveau-né va fabuler, former ses désirs et ses peurs,  et les incarner dans les figures mythiques de la société qu’il habite. C’est dans le carré parental que chaque nouveau-né répète, sous l’influence familiale déterminante de l’autre (la société),  la gestation des mythes interprétatifs du monde étrange qui vient à lui, et qu’il y adhère psychiquement. Ce sont les grandes figures du carré familial : la mère, le père, l’autre, et les principaux événements de sa vie fœtale et postnatale qui s’inscriront et s’incarneront dans l’imaginaire mythique qu’il partagera avec sa société de naissance. C’est la structure familiale du carré parental qui formate durablement sinon pour toujours les principaux circuits synaptiques de son cerveau encore plastique, au point que cette logique familière lui deviendra naturelle,  et qu’il en oubliera la gestation sociobiologique même On le voit bien : la mythanalyse embrasse bien plus que le numérique. Mais le numérique s'offre à nous comme un champ d'analyse étonnamment significatif et démonstratif de notre conception de la mythanalyse. Il constitue notre nouvel Olympe et nous y retrouvons les figures mythiques centrales de la fabulation du nouveau-né dans le carré parental. Nous pensons que le rationalisme nous a permis de nous « démytifier ». C’est notre plus grande illusion que de nous croire libérés des superstitions et autres mythes infantiles.  Nous adhérons aujourd’hui encore, à l’âge du numérique, de l’exploration de l’espace et des nanotechnologies, à autant de mythes que les Égyptiens ou les Vikings. Et nous sommes confrontés pour une large part à ces mêmes croyances archaïques, même lorsqu’elles se personnifient autrement. Ces mythes demeurent d'origine bio-familiale, quelles qu’en soient les actualisations sociales. Pas plus que les Grecs ou les Incas nous ne savons que nos croyances actuelles sont mythiques, sans doute parce qu'elles s'expriment autrement, moins selon les figures anthropomorphiques des mythologies anciennes (des dieux et des déesses), mais davantage en concepts abstraits, tels que le Progrès, l’Histoire, la Raison, le Travail, le Futur qui nous ont dominés depuis le XIXe siècle, puis dans les grands acteurs sociaux de notre imaginaire contemporain ; la Technoscience, l’Économie, l’Écologie, et plus précisément aujourd’hui le Numérique et ses prodiges vis-à-vis desquels nous développons une immense dépendance et dont nous célébrons la pensée magique, les rituels, les malins génies et les démons, qui semblent réveiller des sorcelleries primitives.