tout ce qui est réel est fabulatoire, tout ce qui est fabulatoire est réel, mais il faut savoir choisir ses fabulations et éviter les hallucinations.

mercredi, août 08, 2018

Penser, c'est imaginer


Tous les mots sont d'origine imagée (métaphoriques) et les lettres de l'alphabet elles-mêmes, ainsi que les chiffres sont des pictogrammes - des signes imagés. On oublie que le mois de juillet vient du prénom de Julius César et le mois d'août de l'empereur Auguste, qu'il comptait avant lui 30 jours et que celui-ci modifia le calendrier en lui en attribuant 31 pour mieux symboliser son importance impériale. La lettre D vient de la graine de céréale germée lors de la 4e lune, la lettre M corresponde à la 12e lune: Mu ou Mutshep qui signifie la crue du Nil et l'irrigation, dont c'était la période annuelle et évoque donc une vague qui avance: M. Quelles que soient les déclinaisons, filiations, hybridations, écarts entre les différents alphabets, hiéroglyphique, cunéiforme, phénicien, étrusque, copte, hébreu, grec, latin, toutes les lettres de l'alphabet, au nombre général de 24 en deux série de douze, sont en relation pictographique originelle avec le douze lunes et le calendrier annuel des activités agraires. C'est là qu'on découvre l'origine de leur graphisme, de leur ordre alphabétique, de leur nombre de 24. Elles se retrouvent aussi dans les douze heures du jour et de la nuit,  dans les signes du zodiaque et dans les cartes du tarot. Cela vaut aussi pour les idéogrammes chinois. Patrice Serres, sinologue et dessinateur, le rappelle et le démontre spectaculairement dans son livre "Le mystère de l'ordre alphabétique". (*)
Nous croyons penser et compter avec des signes strictement opératoires, comme des pièces de meccano du même métal que nous combinons diversement pour construire des pensées différentes.  Nous oublions la riche diversité, l'hétérogénéité des images du réel que nous uniformisons ainsi. Nous croyons que ce sont des signes abstraits. Et en effet, ils sont ab-straits, réduits à des abstractions du réel qu'ils représentent encore néanmoins et non sans ressemblance visuelle ou gestuelle  . On dira que les mots sont des métaphores usées, dont on oublie l'image qu'ils condensent pour penser plus vite et selon des complexités. On dira que les lettres de l'alphabet sont des idéogrammes usés, dont la simplification graphique favorise le calcul mental. On parle même alors d'alphabets phonétiques. Chaque lettre évoque un son et nous juxtaposons les sons pour prononcer des mots. On oublie alors que les signes phonétiques n'ont aucune analogie avec les sons qu'ils indiquent. Ils sont d'ailleurs les mêmes dans une diversité de langues où ils se prononcent différemment. Pensez seulement à la différence de prononciation des mêmes lettres dans deux langues aussi proches que l'anglais et le français. 
Dire que nos alphabets sont phonétiques, c'est nier qu'il évoquent encore, sans que nous y pensions, les rapports imaginaires au monde dont ils sont nés. Parlant, comptant, nous croyons penser, mais nous ne pouvons penser sans imaginer explicitement ou implicitement, en organisant des séquences d'images qui portent les associations d'images-idées.
Des souliers usés demeurent des souliers. Des mots métaphoriques demeurent des images, des chiffres idéographiques demeurent des images, même lorsque nous croyons penser abstraitement. Le meuble ne porte pas nécessairement visible la mémoire des arbres et des outils avec lesquels ils ont été fabriqués. Parfois nous aimons reconnaître les veines du bois, la trace d'une hache, parfois nous y sommes aveugles et n'en considérons que le fonction et le design. Tout dépend, comme toujours de notre intention, comme le rappelle la phénoménologie. Même si je dis ou j'écris 2+2=4, l'image réelle de l'accumulation demeure dans le code de langage et le déroulement du temps qui me permet de penser cette opération. Patrice Serres montre d'ailleurs très bien comment les signes de l'écriture sont des pictogrammes de la mesure du temps: "des symboles agraires de la mesure du temps se sont mués en signes linguistiques". Et même si nous ne sommes plus des paysans de l'antique vallée du Nil ou des agriculteurs chinois d'il y a 6 000 ans, même si nous en usons sans penser aux saisons, au cycle de la lune qui rythme encore les semailles, la moisson, la pêche, la chasse en milieu rural, alors même que nous vivons au 25e étage d'un immeuble urbain, c'est la mémoire des images condensées dans ces signes qui les rend opérationnels. Nos alphabets gardent la trace pictographique de notre passé agraire au coeur même de nos civilisations urbaines. Et leur transformation continuera en reflétant notre nouvelle civilisation numérique. 
-----------
(*) Patrice Serres, Le mystère de l'ordre alphabétique, de la mesure du temps à l'écriture, Presses du Châtelet, Paris, 2010.

dimanche, août 05, 2018

SOCIOPOÉTIQUE D'UNE HISTOIRE DE VIE : L'ÉCRITURE DE SOI D'UNE FEMME DE SCIENCE, UN TEXTE D'ORAZIO MARIA VALASTRO


Marguerite HacK (Florence 1922 - Trieste 20130

« L'Italie que je voudrais ? C'est un pays sentimentalement plus mûr et tolérant, mais surtout responsable et respectueux de la liberté des autres. » (Margherita Hack, 2013 : 119)



Orazio Maria Valastro valastro@analisiqualitativa.com


Sociologue et chercheur indépendant né à Catane en 1962, affilié à la Société internationale de mythanalyse, fondateur et directeur scientifique de M@gm@ - Revue Internationale en Sciences Humaines et Sociales, docteur en Sociologie - Université Paul Valéry Montpellier III, maîtrise en Sociologie à la Sorbonne - Université Paris Descartes. Président de l'Organisation de volontariat Les Étoiles dans la poche il a conçu Thrinakìa - prix international d'écritures autobiographiques, biographiques et poétiques, dédiées à la Sicile. Depuis 2005 dirige les Ateliers de l'imaginaire autobiographique et préside l'Archive de la mémoire et de l'imaginaire sicilien. Ses études et ses expériences de vie l'ont conduit à se spécialiser dans l'écriture autobiographique et ils l'ont préparé à accompagner l'autre pour expérimenter l'écriture de soi, conjuguant une pédagogie de la mémoire et de l'imaginaire avec une éthique d'écoute sensible de soi et de l'autre.
« L'Italie que je voudrais ? C'est un pays sentimentalement plus mûr et tolérant, mais surtout responsable et respectueux de la liberté des autres. » (Margherita Hack, 2013 : 119)


De l'écriture autobiographique et scientifique entre sociopoétique et mythanalyse

Le choix d'écrire une contribution pour ce numéro monographique de la revue consacré aux questions de genre dans les communications scientifiques, numéro pensé et conçu avec Mabel Franzone, en me penchant sur l'histoire de vie de Marguerite Hack [1], astrophysicienne italienne disparue en 2013, m'a amené à considérer un aspect particulièrement pertinent et problématique pour notre thématique de départ. C'est la vision d’un monde égalitaire ou de la différence à dégager des sentiers autres, des sentiers à explorer à l’intérieur d’un monde en pleine mutation ? C'est la marque de l'égalité et de la différence à reconnaitre et explorer, les traces symboliques inscrites dans les représentations sociales et dans l'expérience vécue des femmes et des hommes, pour suivre dans le temps le processus d'égalité entre femmes et hommes et la construction sociale de l'identité féminine et masculine dans l'expérience personnelle et professionnelle. À cet égard, l'histoire de l'astronome américaine Vera Cooper Rubin (Bouquet, Monnier, 2003) est très significative, à savoir : les obstacles et les difficultés rencontrées pour présenter et signer ses travaux démontrant que l'essentiel de la matière dans l'Univers reste invisible. Elle est devenue, néanmoins l'interdiction aux femmes, la première femme autorisée à travailler à l'Observatoire Palomar en Californie en 1965, onze ans après son doctorat. L'accès aux femmes était jusque-là interdit en raison de l'absence d'une salle de bain pour ces dernières, condition commune et collective sur l'ensemble de l'expérience des femmes dans les milieux de travail.
Le dispositif spatial des ressources incarnant l'hétéro normativité et le patriarcat concerné par les mécanismes de naturalisation des inégalités entre femmes et hommes (Blidon, 2018), manifestation des conditions déjouant la parité dans leur vie professionnelle et personnelle, il nous révèle aussi, pourtant, l'existence de différences (Löwy, 2001) dans le rapport des femmes avec la science et leur place dans la science. Le corpus [2] d'extraits de textes autobiographiques ci-joint présenté sur l'expérience de la pratique scientifique de Marguerite Hack, va nous permettre de problématiser la vocation des femmes de science (Franzone, 2017) soumise à l'éthique du travail et à l'excellence
scientifique, pour comprendre comment elle s'établit au sein de l'épistémè de la modernité, tout en poursuivant une lecture sociopoétique et mythanalytique de ce corpus.
La lecture du corpus exploré et sélectionné est placée tout d'abord sous le double lien emblématique entre Henrietta Swan Leavitt, astronome américaine, et Marguerite Hack, ayant étudiés les étoiles céphéides, modifiant perpétuellement leur luminosité sur une très courte période de temps, dans leur respective carrière scientifique. La dissuasion et l'entravement des collègues hommes (Vauclair, Lévine, 2013) devant la découverte de Henrietta Swan Leavitt au début du vingtième siècle, ses observations étayant le recours aux variations de luminosité en tant qu'indicateurs de distance dans l'Univers, et les efforts de Marguerite Hack, entrée à plein titre parmi les femmes de science du vingt et unième siècle, avec ses recherches en astrophysique et la gestion de projets collectifs au niveau international et la divulgation scientifique, vont étaler la question d'une survivance et transformation des stratégies de dévalorisation et disqualification sociale vis-à-vis des femmes de science, ancrée sur un processus de compétition scientifique dont le rôle est considérable. Une lecture du corpus des textes examinés est placée ensuite sous le double signe de l'égalité et de la différence, énoncé par la physicienne américaine Evelyn Fox Keller. Une image frappante de la modernité, la filiation d'outils conçu par les hommes et utilisés par des femmes (Collet, 2006), support de reproduction d'une résistance dans le changement des relations sociales entre les sexes, est finalement sujet de contradictions et luttes sociales, animant la mise en place d'outils de résistance, outils de l'égalité femmes-hommes (Collet, 2016) soutenant une indispensable culture de l'égalité. Cette tendance à rechercher et affirmer l'égalité ne peut faire cependant l'économie de la diversité culturelle entre les concepts de féminité et masculinité (Keller, 2003), la vision de la science n'est pas dans cette acception soumise à l'adéquation culturelle entre scientifique et masculin (Keller, 1987), ce qui revient à s'interroger sur les normes admises par les scientifiques en tant que normes de socialisation déclinées au masculin, ou bien, sur comment les individus se conforment ou s'éloignent d'elles dans le cadre culturel de notre époque.
L'histoire de vie de Marguerite Hack, à saisir par son discours autobiographique associé au discours de divulgation scientifique, présentée comme une étude de cas, elle peut éclaircir ces quelques points tout à fait essentiels, tout en confrontant ces deux registres du discours sur l'axe d'une double lecture. Une lecture sociopoétique (Montandon, 2000) portant sur l'inscription des représentations et de l'imaginaire de la femme de science et de sa pratique scientifique dans le corpus considéré : raconter sa vie personnelle et professionnelle en tant que création et production textuelle, construction et articulation discursive, à analyser par l'usage social et médiatique dont il fait l'objet pour saisir ainsi le contexte social et culturel actuel contribuant à réécrire, à répondre par écrit aux questions que nous venons de nous poser, à renouer et transformer la manière de penser, sentir et envisager les questions de genre dans la communication scientifique. Et une lecture mythanalytique (Fischer, 2007) portant sur les imaginaires de la société et les mythes constituant la trame du monde que nous habitons : le mythe contemporain de la femme de science et du discours scientifique que nous allons ainsi considérer, s'organise apparemment en fonction d'une conversion de la présence de la femme de science dans la communication de la science à son public de lecteurs et à la communauté qui se reconnaît dans son discours. Le lien émotionnel d'affinité ou répulsion (Fischer, 2008-2009) engendré par le discours autobiographique et le discours de divulgation scientifique, il nous permet en définitive d'appréhender de manière mythanalytique la place de la science dans les relations entre femmes et hommes avec le monde, pour saisir comment la science est évoquée, représentée et imaginée, pour redonner une forme à l'humanité.


Hybridation médiatique : comment la condition de femme de science peut-elle garantir la sincérité et la vérité d'un discours

L'hybridation entre discours autobiographique et discours scientifique (Pelillo, 2013), la communication médiatique repose ici sur le croisement du discours narratif et du discours savant, représente une femme de science passionnée et critique du rapport entre la science et la société de son époque. Marguerite Hack a souligné plusieurs fois, au cours des entretiens réalisés pour constituer des ouvrages sur son histoire de vie, que la narration de souvenirs autour de son expérience personnelle est davantage une réflexion sur son expérience vécue de la science (Texte 1), et sur les idées et les convictions (Texte 2) élaborées au cours des années, en même temps qu'une expérience vécue d'un esprit et d'une vigilance sur le sort de l'humanité. Entre le discours autobiographique et le discours scientifique s'établit en conséquence un rapport dialectique plutôt qu'une véritable mise en opposition. Le premier discours renforce son pouvoir d'évocation nous rapprochant du parcours biographique, personnel et professionnel, politique et culturel de Marguerite Hack, interpellé et sollicité pour mieux cerner les affinités communes entre différents parcours de vie (Texte 3), le sien et celui de ses lecteurs. Le deuxième discours semble minimiser la narration d'événements privés visant à reconstruire exclusivement les étapes d'une vie jugées sans intérêt en soi, tout en l'exaltants pour accompagner le récit de l'expérience faite au sein des Observatoires astronomiques, évoluant en parallèle avec les progrès théoriques et techniques de la manière de faire la science. Nous allons saisir deux effets pas entièrement appréhendés dans l'analyse du processus d'hybridation médiatique. Les deux discours, autobiographique et scientifique, s'alimentant l'un et l'autre, vont contribuer à générer une communication porteuse d'un message de responsabilité sociale, de recherche de sens et d'espoir, aspirant à partager une vérité (Texte 4). Le discours autobiographique pour communiquer la science produit ainsi un deuxième effet : un effet de subjectivation. Subjectiver par l'histoire de vie le récit des expériences d'une femme de science, accompagne le lecteur à la rencontre d'une vie, celle de Marguerite Hack, pour la présenter et représenter, pour raconter sa vie dans un esprit de vérité, partageant la promesse d’offrir une vérité aux autres (Lejeune, 2005) et soutenir un souci de sincérité dans l'émergence d'un discours hybride qui devient valeur de vérité.


Corpus de textes sur l'histoire de vie de Marguerite Hack

Texte 1
« Celle-ci n'est pas une autobiographie, mais la collection de souvenirs sollicités par cet entretien [...]. Cinquante ans de vie vécus dans les observatoires astronomiques, où j'ai été témoin et j'ai participé à un profond changement dans la façon de travailler, grâce aux progrès théoriques et techniques. [...] L'astrophysique et les autres sciences physiques et biologiques n'étant plus désormais uniquement spécialistes et sectorielles interagiront de plus en plus, permettant des découvertes qui vont changer l'humanité destinée à une aventure cosmique allant au-delà de notre petit berceau terrestre. » (Hack, 1995 : 7)
Texte 2
« Dans ce livre, je parle de mes idées. Je pense qu'il est approprié vous raconter un peu de moi. Les idées ont souvent leur propre autonomie, même par rapport à ceux qui en parlent. Mais savoir qui en parle aide souvent à les comprendre. On a beaucoup écrit sur ma vie, alors je risque de me répéter. Mais il me semblait juste de résumer ma vie ici, afin de comprendre d'où viennent mes convictions. » (Hack, Panciera, 2013 : 129)
Texte 3
« C'est pourquoi j'ai décidé de me mettre à table et d'écrire, chers lecteurs, ces pages de souvenirs et de réflexions. Qui sait qu'un jour très loin elles seront découvertes par quelqu'un. Peut-être sera-t-il un être humain beaucoup plus évolué que moi, peut-être un voyageur venu d'un coin encore inexploré de l'espace, ou un singe qui inaugurera les premiers pas d'une humanité nouvelle. Cela n'a pas d'importance. S'il vient d'une civilisation à l'aube, ces mots pourraient l'aider à ne pas faire nos propres erreurs ; si à sa place il y avait un être avancé, il prendra ces pages comme un petit témoignage de ce que nous avons été. Mais maintenant, ce qui compte, c'est de penser à vous, lecteurs du présent, ayant ce livre entre vos mains et désireux de lire quelque chose de plus substantiel. Je m'adresse à vous sur un ton un peu confidentiel, car même si je ne vous connais pas, je sais que nous avons beaucoup de choses en commun. [...] Je ne pense pas qu'en vous racontant ma vie, étape par étape, cela va vous permettre de me connaitre davantage ; pour moi, ce serait un travail pénible et un ennui sans fin pour vous. » (Hack, Taddia, 2013 : 12-14)
Texte 4
« Je n'ai apporté que ma petite pierre, ma contribution à la mosaïque de la science. En

cherchant la vérité. En disant la vérité. » (Hack, Taddia, 2013 : 121)


Expérience scientifique et parcours biographique : médiatisation de l'éthos d'une femme de
science

Discours autobiographique et scientifique ainsi hybridés sont travaillés par une écriture visant à singulariser et différencier une femme de science porteuse de valeurs de vérités attractives ou répulsives, pour restituer la dimension essentielle de l'activité scientifique et dégager une éthique des valeurs et des finalités de la science, tributaire du statut du discours élaboré par la communication médiatique. Le discours autobiographique avance et établit des éléments repères de l'expérience de vie en les situant dans la réalité des valeurs vécues, agissant en tant que marque des inégalités humaines, des valeurs profondément contradictoires, voire inconciliables, engageant la polyvalence de l'éthos d'une femme de science articulant instances subjectives et vérités objectives. Le dispositif médiatique produit ainsi un effet de réception visant à solliciter la co-construction d'un éthos par la génération manifeste ou évoquée d'un référentiel de valeurs à partager : les valeurs antifascistes (Texte 5) et les sentiments éthiques au fondement d'une vision non totalitaire de la société, et un esprit de compétition (Texte 6) n'étant pas en antithèse avec un esprit de coopération paritaire (Texte 9) entre femmes et hommes. Marguerite Hack, naît au début de la dictature fasciste, découvre dans les lois raciales proclamées à cette époque le fondement d'une aversion profonde pour toutes inégalités et injustices sociales. Cette narration d'une vie se fait ainsi pierre angulaire de l'intérêt pour son histoire de vie, sollicité en fonction d'une reconnaissance des inégalités incorporées dans l'espace social vécu et parcouru. Une sorte d'auto-socioanalyse (Bourdieu, 2004) ; soit des ressources culturelles représentées par le faible capital culturel institutionnalisé de ses parents (Texte 7), requérant la nécessité d'un investissement familial et personnel dans une scolarisation mobilisant une longue reconnaissance universitaire et professionnelle ; soit de la difficile et lente construction du sentiment de confiance dans ses capacités, en tant que femme (Texte 8) au sein d'un champ professionnel aussi exigeant quant à l'investissement (Fusulier, Del Rio Carral, 2012) dans la carrière scientifique et son articulation avec les autres dimensions de la vie personnelle. Dans cette représentation de la femme de science, le mythe du scientifique est renouvelé par la figure de Marguerite Hack, une savante professionnelle n'étant pas au-dessus des autres, malgré elle vit dans un espace privilégié pour faire de la science un lieu d'élaboration de savoirs et production de connaissances, mais par la médiatisation d'un éthos ne soutenant pas une
suprématie de l'homme sur la femme, elle s'adresse et relie en même temps un espace profane et savant à une éthique de la réciprocité.


Corpus de textes sur l'histoire de vie de Marguerite Hack

Texte 5
« Je suis née en 1922, la même année de la marche sur Rome et du début de la dictature fasciste. Bien que mes parents étaient antifascistes, je voulais, comme mes copains, participer aux activités de gymnastique, marcher en uniforme, en bref, jouer aux soldats. La propagande nationaliste nous encourageait à acclamer la patrie, comme le football en Italie. Liberté et démocratie étaient pour nous tous des mots vides n'ayant pas connu autre chose. » (Hack, 1995 : 9) « Si je suis devenue antifasciste à seize ans, je le dois à mes camarades juifs, à mes professeurs juifs et en particulier à mon professeur de sciences. Elle s'appelait Enrica Calabrese, elle était mince et très introvertie. Elle prenait ses leçons au sérieux, mais n'arrivait pas à dialoguer avec ses étudiants. À un moment donné, au milieu de l'année, elle a disparu et a été remplacée par une autre enseignante, gaie et grassouillette. » (Hack, Cerrato, 2006 : 32)
Texte 6
« J'ai vécu une vie très chanceuse, à la fois grâce à mes parents, qui m'ont toujours fait confiance, m'apprenant l'amour pour la liberté et la justice et le respect de tout être vivant, et à mon copain, m'ayant toujours encouragé et aidé dans mon travail, toujours à mes côtés malgré toutes les difficultés. D'ailleurs, j'ai toujours eu une bonne santé, ce qui m'a permis d'être fort et optimiste et faire face à la vie et à la carrière scientifique un peu comme dans le sport, avec un esprit de compétition. » (Hack, 1998 : 7)
Texte 7
« Même si mes parents vivaient dans des conditions économiques assez précaires, ils rêvaient pour moi un avenir universitaire et cette maîtrise qu'ils n'avaient pas pu obtenir, bien que ma mère ait une culture humaniste remarquable et une connaissance presque parfaite de l'anglais et du français, écrits et parlés, et mon père avait lu beaucoup de livres de science, de physique et d'astronomie [...] et beaucoup en médecine naturelle et philosophie indienne et théosophie. Dans la maison nous avions quatre vitrines pleines de livres, chacune avec sept ou huit étagères et des portes vitrées sur lesquelles ma mère avait peint des pousses de fleurs à l'huile. » (Hack, 2011 : 25)
Texte 8
« Beaucoup de jeunes et surtout de jeunes filles s'imaginent qu'à cette époque, pour eux si lointaine, les étudiants des facultés scientifiques étaient une petite minorité. En fait, en physique, dans mon cours, nous étions cinq et cinq, l'égalité parfaite, tandis qu'en mathématiques, en mathématiques et en physique, il y avait plus de filles. Mais en ingénierie il n'y en avait pas une ; une situation qui change, quoique toujours trop lentement. [...] Pourtant, je n'avais pas trop de confiance en mes capacités, beaucoup de mes camarades de classe, enfants de diplômés, professeurs, ingénieurs, semblaient être très experts dans les mécanismes universitaires. [...] Au cours de cette année, la confiance en mes capacités a augmenté lorsque j'ai réalisé que je pouvais plus
facilement résoudre les nombreux exercices d'analyse que l'assistant nous donnait [...]. » (Hack, 2011 : 49-54)
Texte 9
« Mes parents étaient très en avance sur leur temps. Ils m'ont donné une éducation basée sur la persuasion et non sur l'imposition, sur la confiance et non sur le commandement. Même pour les normes d'aujourd'hui, on pourrait la définir une éducation progressiste. Comparée aux autres filles, j'étais libre et j'ai fait des choses qui me paraissent normales aujourd'hui, mais qui ne l'étaient pas du tout. J'allais sortir toute seule le soir, même si je préférais rester à la maison. Quelle fatigue ! La relation entre ma mère et mon père a toujours été paritaire ; aussi à cause de cela, je n'ai jamais ressenti la timidité ou la peur que certaines filles ont apprenant hâtivement de leurs parents à se sentir différentes des hommes. En famille, je n'ai pas connu la disparité entre homme et femme. À la maison, par exemple, mon père cuisinait et s'occupait de la maison, d'autant plus qu'il avait perdu son emploi et que c'était ma mère qui gagnait pour nous tous. [...] J'ai dit qu'en famille j'ai vécu la relation entre l'homme et la femme de façon complètement paritaire. La première fois que j'allais me confronter avec les différences, qui existaient et que je ne comprenais pas parce que je ne pouvais pas les reconnaître, c'était pendant l'un des étés passés à jouer dans les jardins publics [...]. Je n'avais pas plus que dix ans. Là, certaines familles allaient créer une séparation entre les garçons et les filles, en disant ; " Non, non, ne le fais pas, ce sont des jeux pour les garçons ". En vérité, jusqu'à ce moment, je n'ai jamais pensé qu'il pouvait y avoir des jeux pour les garçons et des jeux pour les filles. » (Hack, Panciera, 2013 : 129-131)


Devenir une femme de science : prégnance des stéréotypes et refonte de schèmes collectifs figés

Quel est le devenir d'une femme de science au sein d'une société où la science a été perçue pendant longtemps comme une entreprise masculine ? Ce caractère masculin de la science (Löwy, 2001) a-t- il conditionné et façonné l'expérience personnelle et professionnelle de Marguerite Hack ? Des questions légitimes concernant les enjeux liés au devenir d'une femme en tant que femme de science. Il y a eu des transformations importantes, la science ce n'est plus pour autant un métier exclusivement masculin (Texte 10), il n'y a pas, en effet, de véritables expériences négatives liées au statut de femme dans l'histoire de vie de Marguerite Hack. Par contre, c'est à partir des mécanismes cachés de la discrimination à l'encontre des femmes (Keller, 2000), la discrimination indirecte fondée sur le sexe néanmoins le renforcement de l'égalité de genre, que l'expérience des femmes s'affirmant dans toutes les professions et en particulier dans le domaine des sciences, permet de contraster les préjugés et les stéréotypes sur les femmes toujours à éradiquer (Texte 11). La communauté scientifique n'est plus un club exclusif pour hommes, mais la place des femmes dans la société civile est soumise à une lutte permanente et changeante entre les sexes qui rend instable et vulnérable la présence des femmes et leurs rôles. L'expérience des femmes dans la résistance en Italie (Texte 12), sollicitant une vigilance à l'encontre de toute mise au silence des femmes par une historiographie masculine et leur exclusion dans la définition de droits politiques en particulier (Levisse-Touzé, 2003), renvoie à une actualité contemporaine de la lutte contre la domination masculine (Texte 13). La construction de nouvelles significations culturelles et pratiques partagées à partir de l'expérience vécues des rôles sociaux des femmes et des hommes, le parcours d'affranchissement de la domination masculine, remet ainsi en discussion les stéréotypes institués constituant des schèmes collectifs figés, orientant notre regard sur le devenir de la femme
de science dans la carrière scientifique (Texte 14) redessinant la signification et la portée de sa présence.


Corpus de textes sur l'histoire de vie de Marguerite Hack

Texte 10
« Souvent ils me demandent si être une femme a déjoué ma carrière. Je dirais non, de toute façon je ne pouvais pas obtenir ma chaire avant, puisque j'étais trop jeune pour le concours précédent, ainsi j'ai obtenu la première chaire disponible. Mais je tiens à souligner, j'avais trois fois plus de publications que mes collègues et de nombreux prix internationaux. Il aurait été ainsi très difficile ne pas me faire gagner. Et après tout, malgré les injustices fatales, certains événements scandaleux auxquels nous assistons aujourd'hui n'avaient pas lieu. Les vieux barons universitaires étaient probablement plus consciencieux, ou moins éhontés, que certains barons contemporains. » (Hack, 1995 : 22)
Texte 11
« L'une des batailles sociales dont je me soucie le plus c'est la tutelle des droits des femmes et la conquête de l'égalité avec les hommes. Heureusement, cela ne vient pas d'une expérience personnelle négative. En fait, grâce, en grande partie, à un caractère combatif et à l'éducation que j'ai reçue en famille, ma carrière scientifique n'a pas été entravée ou rendue plus difficile en étant une femme, comme cela est arrivé et cela se passe toujours ainsi partout. [...] Bien qu'aujourd'hui les contributions des femmes à la science soient enfin reconnues, demeure le fait que pour émerger les scientifiques doivent généralement travailler plus que leurs collègues et surmonter aussi de nombreux préjugés, beaucoup plus dans les pays anglo-saxons que dans les pays latins contrairement à ce qu'on croit. [...] Malgré les grands progrès réalisés vers l'égalité de genres, existent encore des disparités considérables entre les hommes et les femmes dans le monde du travail, dans la politique et dans la recherche. [...] Le fait qu'existent de nombreuses femmes s'étant affirmées dans la culture, dans la science, dans la politique et dans le sport, c'est un excellent antidote contre le pouvoir excessif des soubrettes sur les jeunes générations. » (Hack, 2004 : 204-209)
Texte 12
« La guerre venait de s'achever, les femmes s'étaient distinguées pour leur courage en tant que partisanes et avaient occupé des rôles importants, remplaçant les maris, les pères et les frères en guerre. [...] Je vous ai dit qu'après la guerre, la situation sociale avait changé. Avec le retour au pouvoir des hommes, malgré l'émancipation accomplie devenant des partisanes au sein de la résistance, dirigeant des entreprises et prenant partie active dans la gestion de la société civile, les femmes ont été par la suite opprimées par leurs compagnons. [...] Pensez maintenant à ce que cela a dû être de retourner dans les rangs, de voir les hommes triomphants réticents à les faire défiler dans les processions pour fêter la libération, davantage engagés à réduire leur rôle qu'à reconnaître leurs actions. Encore une fois exclues de la société. Cela doit servir d'avertissement pour les femmes d'aujourd'hui et pour les hommes intelligents. N'arrêtez jamais de vous battre. » (Hack, Panciera, 2013 : 60-62)
Texte 13
« Mais à chaque nouveau progrès, un nouvel obstacle apparaît sur le chemin de la libération de la femme et de la domination exercée par l'homme. » (Hack, Panciera, 2013 : 71)
Texte 14
« Le problème ce n'était pas tant que j'étais une femme ; grâce à mon éducation et à ma famille, je me suis toujours senti à l'aise en travaillant parmi les hommes. Et Dieu merci, car pour moi, c'était pratiquement la règle. Le problème était que je travaillais sérieusement. » (Hack, Panciera, 2013 : 138)


Revisitation du paradigme rationaliste : un témoignage laïque de foi et d'espérance par la communication de la science

Dans l'image de la femme de science confrontée avec des remarquables renouvellements de la science post-académique (Ziman, 2000), nous allons reconnaitre la représentation d'un éthos professionnel en mesure de façonner et transformer la communication de la connaissance entre chercheurs et utilisateurs, savants et profanes. Les scientifiques n'étant plus de personnes isolées, la connaissance étant produite par des chercheurs travaillant en réseau, des groupes d'équipes collaborant étroitement en activités complexes et financées par des structures publiques et privées (Texte 15), ainsi ces groupes ont des responsabilités épistémiques et éthiques vis-à-vis de leurs recherches et ceci nous permet d'envisager la science moderne inscrite dans la réalité technologique et économique, sociale et politique de notre époque. Cet éthos professionnel reconnait l'importance de l'éthique et de la liberté des chercheurs en tant que références fondamentales et nécessaires de l'activité scientifique (Texte 16) pour avancer dans la rationalité scientifique [3], n'éclissant pas les questions morales sur les conséquences de la recherche. Une rationalité scientifique pensée en tant que raisonnement pratique généré au sein d'un contexte social et une communauté de chercheurs, se reconnaît dans l'image du scientifique-détective (Texte 17) pratiquant une recherche conçue comme un mystère à résoudre tout en conjuguant la validité scientifique à sa responsabilité éthique. Ce qui implique aussi l'importance contemporaine d'une dimension et d'une qualité éthique de la communication scientifique, soumise à la rationalité scientifique. Une communication scientifique qui repose pour l'essentiel sur deux aspects indispensables : communiquer la science par la mise en forme des publications scientifiques, relevant de plus en plus d'un travail scientifique et collectif des chercheurs (Texte 18) ; et la communication de la science pensée dans l'effort d'élargir le public en dehors des chercheurs partageant un paradigme par le biais d'un support réservé à cette communauté, sollicitant davantage la capacité de raconter la science et transmettre la passion pour la recherche (Texte 19).


Corpus de textes sur l'histoire de vie de Marguerite Hack

Texte 15
« L'astronome, dans l'imaginaire commun, est représenté souvent comme un chercheur un peu bizarre voyageant en solitude, dans son observatoire, entre les étoiles, les galaxies et les constellations, grâce au télescope. En réalité, quiconque connaît l'activité quotidienne d'un astronome sait que cette vision est aujourd'hui complètement dépassée et trompeuse, bien qu'elle ne soit pas sans fondement : en fait, elle se réfère au modèle de chercheur scientifique en vogue jusqu'à la Seconde Guerre mondiale pratiquement dans presque toutes les disciplines. Au dix-neuvième siècle, celui du scientifique n'était même pas considéré comme une véritable profession, c'était une
sorte de passe-temps pour les intellectuels aisés n'ayant pas la nécessité de gagner leur vie. Le travail du scientifique tel que nous le connaissons actuellement est né à la fin du XIXe siècle avec l'institutionnalisation de la recherche dans les universités modernes : depuis ces groupes d'amateurs travaillant au sein de laboratoires à domicile, nous sommes ainsi passés à une recherche plus complexe et systématique financée par des structures publiques ou privées, requérant l'implication de nombreuses personnes. [...] L'une des raisons pour lesquelles il est aujourd'hui impossible de penser à un scientifique isolé est sans aucun doute l'accroissement de la complexité des différentes disciplines. Les chercheurs ne sont plus des intellectuels universels comme ceux du XVIIe siècle, mais ils sont de vrais spécialistes. La connaissance des théories, des pratiques et des outils est très spécifique et évolue si rapidement qu'un seul scientifique a rarement toutes les compétences nécessaires pour la recherche. En astrophysique, la nécessité d'un travail d'équipe s'est imposée avec la naissance des grands observatoires internationaux et surtout de la recherche spatiale. » (Hack, 2004 : 133)
Texte 16
« Faire confiance à la rationalité scientifique pour interpréter la réalité ne signifie pas penser que la science est une entreprise exemplaire, à l'abri de fautes ou responsabilités. Tous les scientifiques ont très bien compris cela après le lancement des deux bombes nucléaires sur le Japon. [...] Cet épisode a créé une nouvelle conscience parmi les scientifiques sur les dangers de leur profession. partir de ce moment la science dans sa totalité elle ne pouvait désormais éviter d'affronter la question morale sur les conséquences de la recherche, surtout dans les domaines disciplinaires où les atteintes potentielles à l'humanité sont élevées. [...] Il est nécessaire de comprendre quelles sont les pistes importantes de recherche et d'arrêter celles qui sont aberrantes. L'éthique, en effet, étant une référence fondamentale et nécessaire de l'activité scientifique, il ne faut pas courir le risque de la mettre en avant de la recherche elle- même, car cela signifierait miner la liberté de la science et des individus. Récemment nous avons assisté à des tentatives de chevauchement entre la morale catholique et laïque au sein de questions importantes [...]. Je ne crois pas que la pensée religieuse ait le droit de limiter la recherche scientifique, car cela nuirait à tous les individus qui ne se reconnaissent pas dans une confession donnée. [...] Je ne crois pas, je suis absolument athée. Cela paraît un peu étrange, mais dans mon choix je ne suis pas rationnelle du tout. En fait, l'athéisme à sa manière est aussi une sorte d'acte de foi, puisqu'il n'y a aucune preuve scientifique pour établir que Dieu existe ou n'existe pas. À défaut d'être strictement rationnel, il faudrait être agnostique, c'est-à-dire ne pas prendre position sur ce point en l'absence d'éléments concluants. [...] Aujourd'hui, être religieux ou athée n'est pas pertinent dans la profession d'astronome, de physicien, ou plus généralement de scientifique, étant donné que les méthodologies d'analyse utilisées sont absolument les mêmes. » (Hack, 2004 : 181-182)
Texte 17 - rationalité du roman policier et de l'actualité scientifique
« Mon expérience m'a appris à faire face à ces circonstances de manière rationnelle, comme s'il fallait arriver à résoudre un mystère. Comme dans le plus classique des romans policiers, nous avons tous les éléments : une énigme, des indices et un détective. Faire science c'est presque aller à la chasse du meurtrier, avec le scientifique dans la peau de l'enquêteur. Et ce ne sont pas des enquêtes très simples [...]. Personnages fantastiques reliés par le désir d'utiliser des mécanismes logiques avec intelligence et rationalité, à partir de pistes souvent confuses. Faire de la recherche c'est juste cela en
fait : comprendre ce qu'il y a dessous et ensuite le dire aux autres. [...] Dans le travail du détective ainsi que dans celui du scientifique l'une des caractéristiques fondamentales et sans doute la patience. [...] En tout roman policier digne de ce nom la solution du cas découle d'un coup de génie du détective, capable avec son intuition de rassembler les morceaux désordonnés d'un puzzle. [...] Mais la figure du savant éclairé par des idées brillantes, pendant qu'il pense dans son laboratoire, fait partie de l'imagination de cette profession et bien que ces épisodes soient manifestement fictifs, parfois le chemin de la découverte scientifique ça peut vraiment être aussi aléatoire. [...] Le travail du scientifique, en réalité, est fait surtout par une pratique quotidienne de compréhension des problèmes et de leur actualité scientifique. [...] Le hasard peut nous mettre en mesure de résoudre les puzzles les plus complexes. Mais il est clair que cela ne peut suffire : une découverte scientifique est toujours la combinaison de nombreux éléments, ainsi que la compétence, la patience, le génie et, finalement, aussi la chance. » (Hack, 2004 : 109)
Texte 18
« Une fois les astronomes étaient particulièrement indépendants. Quand j'ai commencé, les articles étaient presque toujours signés par une ou deux personnes. Actuellement, il est beaucoup plus fréquent qu'il y en ait cinq ou six, mais nous ne sommes pas encore arrivés aux centaines de noms qui caractérisent les articles des physiciens des particules. » (Hack, Vozza, 2005 : 62)
Texte 19
« J'ai toujours considéré la communication de la science comme fondamentale et même aujourd'hui, malgré quelques difficultés, j'essaie de ne jamais refuser une invitation à parler en public. Je crois que c'est seulement en ayant des outils d'interprétation et des connaissances scientifiques adéquates qu'il est possible de participer activement à la vie démocratique d'un pays, sans que d'autres imposent leur point de vue sur des questions qui ont donc des répercussions sur notre vie quotidienne. [...] Je me rends compte qu'il y a souvent aussi des raisons caractérielles à pousser un scientifique à se consacrer uniquement à ses recherches et à ne pas en discuter avec qui que ce soit, sauf avec ses collègues scientifiques. Ce n'est pas seulement une question de temps, mais aussi de timidité. Cependant, parfois, le niveau d'ignorance scientifique, de superstition et de crédulité est tel qu'un scientifique devrait en tout cas intervenir, ne serait-ce que pour expliquer en quoi consistent la méthode scientifique et la différence de statut entre la science et la non-science. [...] Nous ne pouvons pas accepter que toutes les positions soient équivalentes et qu'elles finissent par devenir toutes des opinions valables, celles en faveur et celles qui s'y opposent. Il est nécessaire être clair et affirmer vigoureusement que certaines affirmations sont possibles, plus ou moins probables, selon les connaissances scientifiques actuelles, alors que d'autres sont tout simplement fausses. C'est seulement ainsi que nous sommes vraiment libre de prendre nos propres décisions consciemment. Enfin, je crois qu'il est en quelque sorte un devoir d'utiliser sa notoriété avec générosité, j'ai toujours été impliquée dans les causes dans lesquelles je crois, du soutien à la recherche jusqu'à la défense des animaux, pour n'en nommer que quelques-unes. C'est comme donner la bonne vitesse initiale à une planète pour qu'elle garde son orbite. Dans mes nombreuses rencontres avec des jeunes et des adultes, j'ai toujours essayé de transmettre la passion de la science, pour cette grande aventure humaine qui n'a certainement cessé de nous étonner, il y a beaucoup de questions auxquelles elle cherche toujours une réponse. » (Hack, Panciera, 2013 : 143-145)


Vulgarisation ou divulgation scientifique ? : un savoir humanisé pour communiquer une science qui sauve

L'envergure de la vulgarisation scientifique, paradigme à revoir dans son acception de mise en relation de la science avec un public, postule que d'autres modèles de rapports entre science et public (Bensaude-Vincent, 2010) sont pensables et possibles. Ce qui implique aussi un nouveau rapport de la science avec la société en relation à la question du genre. Il s'agit en effet d'une conversion de la vulgarisation en divulgation scientifique, en fonction du genre féminin. Les femmes ne sont plus tout simplement un public à atteindre par leur présence quantitative significative, dans la finalité d'une émancipation du public féminin par l'instruction scientifique. Les femmes, la femme de science, deviennent acteurs de la communication scientifique en tant que chercheuses vouées au plaisir et à la liberté de la recherche (Texte 20), faisant l'expérience collective de la précarité intellectuelle, tout en poursuivant le chemin de la recherche équivalant un chemin d'indépendance et de prise de risques (Texte 21) sur le plan des résultats et des aboutissements de l'activité scientifique. Ainsi la science est en train de changer, en tant que profession et institution, et invoque une vision claire, soit pour partager un savoir spécifique, soit pour le transformer et le communiquer de manière compréhensible. La femme de science chercheuse et vulgarisatrice (Texte 22) symbolise l'introduction d'un code transformatif et d'acteurs de la transformation de la vulgarisation scientifique, postulant un modèle de divulgation scientifique décelé par l'exigence de fonder les objectifs de la science sur les attentes de la communauté scientifique et de la société. Le monde de la science et de la société, sont ainsi de moins en moins des mondes séparés. Le discours médiatisé de Marguerite Hack inscrit en conséquence la communication de la science comme un savoir humanisé (Texte 23), une ligne séparatrice visible entre une science qui sauve et une science autre, pour fonder la confiance dans une science capable de construire une relation éthique avec une société réconciliée avec les droits humains.


Corpus de textes sur l'histoire de vie de Marguerite Hack

Texte 20
« Il doit être constant, ne pas se décourager face aux difficultés et il doit alors avoir le plaisir de la recherche, de la liberté de recherche, sans trop se soucier du gain, car le chercheur ne s'enrichit pas. Aujourd'hui, si ça continue comme ça, il va devenir très pauvre. » (Hack, Vozza, 2005 : 82)
Texte 21
« La science a le devoir d'accepter le doute et de l'analyser pour, selon les cas, fortifier ses convictions ou chercher d'autres solutions. [...] Fais ce qui est possible parce que le chemin de la recherche coïncide avec un chemin d'indépendance. La plupart du temps un jeune homme arrive dans un laboratoire plein d'intentions révolutionnaires, puis rejoint une équipe, fait un travail répétitif et abandonne ainsi la recherche, il se réduit à être la roue d'un engin. Au lieu de cela, la vraie recherche exige qu'une marge de risque soit prise en charge, elle nous met à l'épreuve, exige des solutions alternatives et trouve des réponses dans des endroits souvent inattendus. » (Hack, Taddia, 2013 : 80-81)
Texte 22
« Je ne peux pas dire avec précision quand c'est arrivé, mais dans un certain sens, depuis quelques années, Marguerite, qui a toujours vécu pacifiquement aux côtés de la
chercheuse Marguerite, s'est progressivement imposée éclipsant quelque peu sa colocataire plus sérieuse. Pour être honnête, je trouve cette distinction des rôles même artificielle, parce que la divulgation a toujours été mon idée fixe, depuis toujours. En fait, j'ai toujours été convaincue, même lorsque j'étais engagée pleinement de mon activité académique, qu'une personne de science doit pouvoir illustrer un problème complexe de la manière la plus simple possible. Ce n'est pas un talent inné, mais une capacité qui doit être soutenue par un exercice constant. Et pas seulement pour rendre les lois de la physique accessibles à un public de profanes curieux. C'est d'abord un devoir envers nous-mêmes, un entraînement mental obligeant le scientifique à se confronter avec sa capacité de compréhension et qui lui permet d'analyser un phénomène d'un point de vue potentiellement original. [...] Sans oublier que divulguer a une profonde signification démocratique, parce que tout d'abord signifie partager. » (Hack, Taddia, 2013 : 99-101)
Texte 23
« Quant à nous, ne croyant pas à la nécessité d'une autorité surnaturelle, d'un puissant créateur de l'univers et d'un observateur invisible de notre comportement, pour fonder nos principes moraux, nous devons nous assurer de mondialiser ce que l'humanité a crée de mieux jusqu'à présent ; droits de l'homme, l'État de droit et la connaissance scientifique et technologique. Étant donné que, en tant que scientifique et laïque, je le dis clairement : seule la science nous sauvera. » (Hack, Panciera, 2013 : 152)


Construction identitaire féminine : de quel modèle de femme de science la société veut-elle être fondatrice ?

La figure de Marguerite Hack, femme de science en mesure de s'adresser à tous et à toutes, est un modèle de féminité et une présence significative pour les jeunes générations (Texte 24), une référence pour les jeunes sur leur chemin vers la spiritualité, en quête de réponses à des questions de sens, pour donner un sens à leur vie (Texte 25). Son engagement laïque dans la vie professionnelle et publique, est amplifié par son discours afin de le faire valoir comme enseignement pour les jeunes générations à ne pas baisser la garde sur la question des droits humains et sur la nécessité de raisonner en toute liberté de conscience (Texte 26). Marguerite Hack, avec son astrophysique laïque, elle nous permet d'élever les yeux au ciel pour retrouver dans la chaleur du soleil une espérance pour l'humanité, faire preuve de la chaleur humaine (Texte 27) pour découvrir ces valeurs attractives transcendantes, son amour immense pour la vie (Texte 28) et la société idéale (Texte 29) nous apprenant à regarder le monde en tant qu'êtres responsables et respectueux de la liberté des autres.


Corpus de textes sur l'histoire de vie de Marguerite Hack

Texte 24
« La chaîne du vélo est une métaphore qui sert avant tout de courroie de transmission pour mettre en route les souvenirs d'une femme spéciale. [...] Je peux dire que Marguerite elle pourrait représenter pour toi un modèle. Un modèle dans le sens d'un exemple, à historiciser, relativiser et comprendre, pour ensuite faire ce que tu voudras de ta vie. Marguerite pourrait être tout à fait ta grand-mère, elle a vécu dans un contexte très différent du tiens, mais dans ce livre elle offre l'expérience de sa vie sans aucune rhétorique, sans aucune réticence. Je vais te faire un exemple : toi - en tant qu'adolescente - tu recherches ton modèle de féminité, car tu ne vas pas suivre des
stéréotypes imposés ; Marguerite nous raconte ici ses jeux de chiots humanoïdes, ni mâles ni femelles. » (Hack, 2011 : 5-6)
Texte 25
« Au fait : toi Zoe tu es en train de chercher ton chemin vers la spiritualité, ainsi que des réponses à tes questions de sens ? Marguerite, fille d'une catholique et d'un protestant en crise avec leurs religions respectives, raconte de son père qui s'occupait de théosophie et lisait des livres sur la philosophie indienne et la médecine naturaliste. Et elle nous dévoile son point de vue sur la science et la nature, l'ayant amenée à devenir une championne de la laïcité, dans une Italie où l'Église a trop d'influence. [...] Zoé, lis ce livre. Cela peut être très utile, te reliant à l'humanité qui t'as précédé. D'ailleurs, c'est aussi un acte dû à Marguerite si tu vas le lire et tu vas faire aussi plaisir à ceux qui sont âgés, car tu va donner un sens à leur vie. » (Hack, 2011 : 7-9)
Texte 26
«Son engagement civique, ses batailles pour la laïcité et la démocratie, contre l'obscurantisme de retour dans notre pays, celles pour la défense de la recherche scientifique et des animaux, pour une loi sur la fin de vie et notamment la reconnaissance des unions de fait et les droits des homosexuels l'ont rendu populaire, aimée et très suivie. Elle était invariablement assiégée à la fin de ses conférences pour une salutation, une poignée de main, un échange de blagues, un autographe qu'elle donnait toujours avec le sourire. Les journalistes qui, comme moi, ont eu la chance de modérer ses soirées, connaissent l'affection et l'attention du public pour cette femme, peu importe si elle parlait d'étoiles, d'animaux, d'elle ou de politique. [...] Ce livre, que nous avions terminé quelques semaines avant son hospitalisation à Cattinara et qui attendait d'être imprimé, est un message adressé aux jeunes. Un appel à la laïcité, mais pas seulement. Marguerite elle voulait que ce soit un encouragement pour les filles et les garçons de notre pays à ne pas baisser la garde et à se battre pour l'acquisition de droits qui ne sont jamais donnés en cadeau et que ce soit une erreur de considérer acquis une fois pour toutes. Avant tout, elle y voit un instrument pour comprendre, à travers l'histoire récente de notre jeune démocratie et son expérience personnelle, les raisons de la nécessité de raisonner en toute liberté et conscience. Le livre peut être considéré comme une summa de ses convictions et respecte pleinement son style franc qui était le trait distinctif de son oralité. Nous voulons ainsi la saluer, avec la promesse que nous l'aiderons à diffuser l'héritage de sa pensée. » (Hack, Panciera, 2013 : 7-9)
Texte 27
« Dans certains moments difficiles de ma vie, un de ses mots m'a permis de retrouver la détermination de détourner les yeux de l'asphalte et d'essayer de les élever vers le ciel, espérant trouver un rayon de soleil qui pourrait me rappeler la chaleur d'une étreinte humaine. » (Lacalamita, Damilano, 2013 : 7)
Texte 28
« Voici publié ton dernier livre, le plus souffert et peut-être le plus aimé. La dernière page tu me l'as dicté en hôpital, deux jours avant de mourir. [...] C'était ta foi, celle d'un grand amour pour la vie. Merci mon amie pour tout le bien que tu m'as donné. » (Hack, 2013 : 121)
Texte 29
« L'Italie que je voudrais ? C'est un pays sentimentalement plus mûr et tolérant, mais

surtout responsable et respectueux de la liberté des autres. » (Hack, 2013 : 119)


Conclusions : réécritures mythanalytiques de la féminité et de la masculinité

L'hybridation du discours autobiographique et scientifique dans la médiatisation de l'expérience personnelle et professionnelle d'une femme de science, l'inscription dans la construction discoursive de l'imaginaire et des représentations sociales engagées par le statut social de Marguerite Hack, devient l'objet d'une réflexion mythanalytique et poétique au sens de création d'une narration autour des valeurs sociales attractives ou répulsives étayées par la sincérité et les valeurs de vérité médiatisées porteuses d'un éthos d'espérance ou de crainte pour le futur de l'humanité. C'est ce processus de réécriture discursive et esthétique qui est à l'oeuvre à repérer une inversion mythique, à la fois sur les valeurs du progrès et de la science et sur la signification des valeurs de féminité et masculinité.
En reprenant et paraphrasant la réflexion mythanalytique d'Hervé Fischer sur le progrès [4], créé et racontée métamorphosant la laïcisation de l'idée du bien, attribut théologique de Dieu qui réside dans l'origine de la création divine, la configuration du progrès se situe de manière antinomique dans un processus à venir, un futur symétrique de l'origine s'inscrivant dans l'histoire. Nous retrouvons cette inversion mythique dans la vision du progrès raconté par les émotions d'une femme de science (Hack, 2004), un progrès corrélé et dépendant de la recherche scientifique, un discours détenteur d'un savoir raisonné, d'un logos, d'une rationalité scientifique en tant que valeur fondante du progrès.
La figure de Marguerite Hack est rapprochée de manière significative, par sa préfaction au roman historique d'Hypatie (Colavito, Petta, 2013), à une autre femme de science qui représente des valeurs attractives similaires : l'amour pour la vérité, la raison et la science. Une figure féminine porteuse aussi de valeurs répulsives : le fondamentalisme religieux, l'opposition à la raison, le mépris pour la science. Le discours médiatisé de Marguerite Hack est ainsi proche de cette pratique de la libre parole, de la sincérité et de la vérité, que les sources contemporaines littéraires (Dzielska, 2010) attribuent à Hypatie, représentée comme un modèle de sincérité, de courage éthique et d'abnégation civique. Ce rapprochement avec la figure d'Hypatie ne fait que reprendre le symbole de l'anéantissement de la femme savante, incarnant le combat de la science libérée de tout fondamentalisme religieux, pour actualiser la réception problématique des savoirs par la reconnaissance de la participation et contribution des femmes de science (Harich-Schwarzbauer, 2012) dans la construction moderne de la représentation sociale de la relation complexe entre science et féminité.
Le discours médiatique se fait ainsi porteur de certaines valeurs symbolisées par le progrès scientifique, dans la confiance et la nécessité d'une globalisation des réalisations porteuses d'espérance accomplies par l'humanité (Hack, Panciera, 2013) : droits humains, État de droit, connaissance scientifique et technologique. Marguerite Hack s'érige ainsi en modèle laïque de la modernité et par cette représentation d'une liberté de la recherche nécessaire au progrès et qui procède de la liberté de pensée, elle est source d'inspiration pour les jeunes générations en tant que femme et scientifique. Un modèle de vérité personnelle et professionnelle parmi les figures des diseurs de vérité (Paveau, 2014) pratiquant la libre parole, marqué par la dimension éthique de l'articulation de son discours au contexte social et culturel de notre époque. Ainsi les valeurs de
vérité dont il est dépositaire son discours, la science et la rationalité scientifique dans lesquelles il faut avoir confiance, ne pourvoient pas pour autant un progrès éthique pour l'humanité.
L'inversion mythique du progrès est en conséquence redoublée par une éthique de la responsabilité des choix opérés et à prendre dans le domaine de la relation entre science et société (Hack, 2012 : Hack, Santerelli 2012), vis-à-vis de notre humanité et de son avenir, et une poétique capables d'accueillir une parole ouverte sur l'autre (Hack, 2013) : la tolérance de l'autre, la responsabilité de l'autre, le respect pour la liberté de l'autre. La femme de science, ainsi que la figure d'Hypatie, font l’objet d’une réinterprétation perpétuelle, d’une sémantisation renouvelée (Jaccottet, 2010), participant au récit des voix signifiantes liées à la condition féminine (Iriarte, 1999), à la pratique de vie et l'exercice de transformation de soi en quête d'un connaissance (Bella, 2017), caractérisant leur rôle éclaireur sur les droits sociaux, civils et politiques. Marguerite Hack, soutenant des valeurs porteuses d'espérance et contestant les valeurs portant atteinte à notre humanité, valeurs poursuivies avec son engagement pour les droits humains (Hack, Panciera, 2013), les droits des femmes et des couples homosexuelles, les droits sexuels et reproductifs, la reconnaissance des unions de fait, devient une figure mythique au même niveau qu'une Cassandre (Wolf, 1994) porteuse d'un discours de relecture d'un progrès scientifique consubstantiel à la condition humaine et à la complexité des rapports entre femmes et hommes. Cassandre, figure féminine édifiante, avec sa fonction oraculaire par le don divin de la prédiction et sa fonction de témoin oculaire, elle prend sur elle la mémoire et la parole des femmes et des hommes, elle est la représentante de ceux qui n'ont pas le droit ou n'ont pas de légitimation à la parole (Léonard-Roques, Mesnard, 2015). La parole de Marguerite Hack n'est pas le discours d'une science aliénée et désengagées, rationalité et progrès scientifique sont alimentés par une vision laïque de la société fondée sur une reconnaissance de la dignité et de la liberté de l'être humain. La femme de science, comme une Cassandre moderne qui explique et prévient en communiant la science, fort de ces droits éclairés, les droits et les libertés fondamentaux de la personne et, subséquemment, le droit d'autodétermination de la personne humaine (Hack, 2014), parle au nom des femmes pour leur l'autodétermination et le libre choix résiliant toute victimisation ou stigmatisation, en passant aussi par des problématiques très controversées au sein de la société : de l'avortement au testament biologique, de l'euthanasie à la liberté de recherche sur les cellules souches embryonnaires.
Comment cette inversion mythique participe ainsi de la reproduction renouvelée de la parité professionnelle par la coprésence de femmes et hommes et la manière de concevoir la féminité et la masculinité et d'envisager les relations entre femmes et hommes ? Cette inversion s'inscrit dans la même lignée d'analyse de l'inversion de la pluralité des mythes de la féminité (De Beauvoir, 2014) produits par les hommes, pour témoigner de l'indépendance de la femme en tant qu'être humain, dédoublée par l'inversion de la fatalité du corps et du genre : ce sont ainsi les corps au travail et le travail des corps à subvertir les rapports sociaux de sexe (Guichard-Claudic, Kergoat, 2007). Le corps n'est plus une fatalité pour la femme, le rôle de la femme n'étant plus complémentaire à celui de l'homme en fonction des nécessitées du fonctionnement social de la famille traditionnelle et de la place des femmes dans une société patriarcale fondée sur la domination masculine : le progrès scientifique nous a situés dans un espace social caractérisé par le troisième âge de la condition féminine (Sullerot, 1965). Une femme de science comme Marguerite Hack se pense comme un être humain, la femme de science ne se pense pas en tant que figure complémentaire, son éthique de la réciprocité dans les relations humaines entre femmes et hommes renverse le mythe résistant de la complémentarité, pour se penser dans la possibilité d'exercer son libre arbitre, dans la responsabilité envers sa propre vie et dans l'accès aux savoirs sans restrictions, pour participer à l'élaboration et la diffusion de connaissances scientifiques et collectives.
Le discours médiatisé de Marguerite Hack participe pleinement d'une sociopoétique de l'imaginaire produisant du sens nouveau. Il nous approche du questionnement d'une rationalité ouverte et
complexe redevable cependant de l'imaginaire mythique (Wunenburger, 2002), sans pour autant le cerner entièrement dans son enchevêtrement, mais nous offre des clés de lecture pour saisir cette inversion mythique en acte dans la vision du progrès scientifique, où la rationalité scientifique n'est pas indépendante des valeurs personnelles et sociales concernant également la problématique du genre (Kerr, Faulkner, 2003). La pratique scientifique, placée sous le signe de la liberté des chercheurs et de leur activité scientifique, ne constitue pas automatiquement un progrès au regard de l'humanité sans relier à cette question la dimension éthique de la société et de la science, récusant de confiner dans une logique partagée de réussite personnelle et sociale la compétitivité et la performance professionnelle poursuivies par les femmes et les hommes au sein d'une science post- académique. C'est pourquoi le discours de Marguerite Hack s'impose, aussi dans sa construction esthétique et poétique, comme un lieu du changement de la féminité et de la masculinité en relation aux choix communs que nous pouvons faire.
En dernière analyse, échappant à une féminisation dans le cadre d'un processus de virilisation professionnelle des femmes sous contrainte d'impératifs de sexuation (Pruvost, 2007), le sens nouveau du discours de Marguerite Hack demeure dans le choix entre l'amour du pouvoir ou le pouvoir de l'amour (Servan-Schreiber, 1994), entre la logique de la puissance et de l'autorité, et le discours de la réciprocité et de l'écoute. Inverser la domination masculine (Bourdieu, 1998), ce pouvoir réservé aux hommes en tant qu'acteurs de la subordination des femmes, ce n'est pas une affaire réservé aux hommes mais nous engage toutes et tous dans notre vie privée et de couple, ainsi que dans l'avancement capital de la recherche féministe (Dagenais, Devreux, 1998), pour vivre différemment les rapports entre les sexes dans le monde scientifique et dans le quotidien.
Dans mon travail de terrain en tant que chercheur indépendant sur l'imaginaire dans l'écriture de soi [5], je retrouve cet enjeux commun aux femmes et aux hommes : solliciter la capacité de se mettre en état d'écoute sensible de soi et de l'autre, pour choisir en toute sincérité et liberté le pouvoir de l'amour dans l'espérance d'embrasser de nouveau la vie avec amour. Ce désir collectif de se mettre en quête de narrations pour retrouver l'amour envers le monde et la vie (Valastro, 2018), transitant du sentiment tragique de la condition humaine à une nouvelle présence à soi-même et au monde pour demeurer dans la joie de vivre, témoigne à plusieurs niveaux d'une errance a-dogmatique contemporaine en mesure de défendre l'exigence vitale d'amour qui nous lie aux autres et sollicite la rencontre avec l'autre, pour réécrire et repenser poétiquement la féminité et la masculinité.

Notes
1] « Marguerite Hack, première femme à diriger un Observatoire astronomique en Italie, elle a contribué au développement de l'astronomie et de l'astrophysique en Italie, par le biais de ses études sur la classification spectrale des étoiles et par son engagement pour l'ouverture des observatoires et des centres de recherche du pays à la confrontation avec la science internationale. Ayant obtenu sa maîtrise à Florence en 1945, elle a travaillée dans les observatoires d'Arcetri et de Merate, et pendant différentes périodes à l'étranger, en Europe et aux États-Unis. De 1964 à 1997, elle a été professeur d'astronomie à l'Université de Trieste et, à partir de 1998, professeur émérite. À Trieste, elle a également dirigé l'Observatoire astronomique de 1964 à 1987. Margherita Hack, depuis longtemps membre de l'Agence spatiale européenne, elle est membre de l'Accademia dei Lincei, de l'Union internationale des astronomes et de la Royal Astronomical Society. Elle a publiée de nombreux articles dans des revues internationales, ainsi que de nombreux livres de divulgation et didactiques. » (Margherita Hack, Lisa Vozza, Idee per diventare astrofisico : osservare le stelle per spiegare l'Universo, Bologna, Zanichelli Editore, 2005, p.5.)
[2] Un corpus de textes sélectionnés et traduits en langue française depuis l'italien, constitué par des extraits de publications sur la vie et l'activité scientifique de Marguerite Hack citées en
bibliographie, pour un total de vingt-neuf textes présentés en annexe aux différentes sections de cette contribution.
[3] La vision laïque de Marguerite Hack ne repose pas dans un acte de foi dans le néant, comme on lui a notamment reproché. Son adhésion à la rationalité scientifique est cependant placée sous le signe de l'espérance vigilante de l'éthique, reliant progrès scientifique et progrès humain. Le scientifique catholique Antonino Zichichi, lors de la rencontre avec Marguerite Hack auprès de l'Archevêché de Siena, il intervenait en disant « ceux qui choisissent l'athéisme font un acte de Foi dans le néant », et Marguerite Hack lui répondait « moi, Marguerite Hack, je préfère l'acte de foi dans le Néant à l'acte de raison me conduisant à croire en Dieu » (Il Giornale, le 30-06-2013).
[4] Hervé Fischer, « Mythanalyse du progrès », Éthiques et mythes de la création, Séminaire de recherche international présenté par Sylvie Dallet, Institut Charles Cros, Paris, 6 février 2015.
[5] L'organisation de volontariat Les étoiles dans la poche, à été crée en 2005 à Catane en Sicile, et depuis cette année, animant un projet dénommée Ateliers de l'imaginaire autobiographique, j'accompagne des groupes de personnes à faire l'expérience de la narration et de l'écriture de soi, avec le soutient de volontaires et la collaboration d'institutions publiques et éducatives, proposant un dispositif autobiographique en mesure de conjuguer un pédagogie de l'imaginaire avec une écoute sensible de soi et de l'autre. Plusieurs ateliers expérientiels sont proposés chaque année (Laboratoire citoyen d'écritures autobiographiques, L'imaginaire dans l'écriture de soi, Chercheurs de mémoires), réalisant aussi des rencontres de lecture des textes réalisés (Nautilus, rencontre d'écoute et lecture de soi et de l'autre). Le prix Thrinakìa (concours international d'écritures autobiographiques, biographiques et poétiques dédiées à la Sicile) et l'Archive de la mémoire et de l'imaginaire sicilien, réalisés ces dernières années, sont aussi partie intégrante du projet des Ateliers de l'imaginaire autobiographique.

Bibliographie
Corpus de textes de l'histoire de vie de Marguerite Hack
Margherita Hack, Pan di stelle : il mondo come io lo vedo, Milano, Sperling & Kupfer, 2014. Margherita Hack, Federico Taddia, Nove vite come i gatti, Milano, Biblioteca Universale Rizzoli, 2013.
Cinzia Lacalamita, Igor Damilano,
Margherita Hack. La stella infinita : l'ultima intervista, Reggio Emilia, Imprimatur Editore, 2013.
Margherita Hack, Nicla Panciera,
In piena libertà e consapevolezza : vivere e morire da laici, Milano, Baldini & Castoldi, 2013.
Margherita Hack,
Italia si, Italia no, Roma, Edizioni dell'Altana, 2013.
Margherita Hack, Marco Santarelli,
Sotto una cupola stellata : dialogo con Marco Santarelli su scienza ed etica, Einaudi, 2012.
Margherita Hack,
La stella più lontana : riflessioni sulla vita, etica e scienza, Massa, Transeuropa Edizioni, 2012.
Margherita Hack,
La mia vita in bicicletta, Portogruaro (VE), Ediciclo, 2011.
Margherita Hack,
Il mio infinito : Dio, la vita e l'universo nelle riflessioni di una scienziata atea, Milano, Dalai Editore, 2011.
Margherita Hack, Simona Cerrato,
L'universo di Margherita : storia e storie di Margherita Hack, Trieste, Editoriale Scienza, 2006.
Margherita Hack, Lisa Vozza,
Idee per diventare astrofisico : osservare le stelle per spiegare l'universo, Bologna, Zanichelli Editore, 2005.
Margherita Hack,
Qualcosa di inaspettato : i miei affetti, i miei valori, le mie passioni, Roma-Bari, Gius. Laterza & Figli, 2004.
Margherita Hack,
L'amica delle stelle : storia di una vita, Milano, Biblioteca Universale Rizzoli, 1998.
Margherita Hack, Una vita tra le stelle, Milano, Di Renzo Editore, 1995.

Références bibliographiques
Andrée Bella, « Ipazia e le scintille astronomiche dell'anima », in Mabel Franzone et Orazio Maria Valastro (sous la direction de), Questions de genre dans les communications scientifiques, M@GM@ Revue internationale en sciences humaines et sociales, vol.15, n.3, 2017.
Bernadette Bensaude-Vincent, « Splendeur et décadence de la vulgarisation scientifique »,
Questions de communication, 17, 2010, pp.19-32.
Marianne Blidon, « Tracer des frontières pour garanti l'ordre sexuel du monde », in Michelle Auzanneau et Luca Greco (sous la direction de), Dessiner les frontières, Lyon, ENS Éditions, 2018. Alain Bouquet, Emmanuel Monnier, Matière sombre et énergie noire : mystères de l'Univers, Paris, Dunod, 2003.
Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raison d'Agir, 2004.
Pierre Bourdieu,
La domination masculine, Paris, Éditions Le Seuil, 1998.
Antonio Colavito, Adriano Petta,
Ipazia : vita e sogni di una scienziata del IV secolo d.c., Roma, La Lepre Edizioni, 2013.
Isabelle Collet,
L'école apprend-elle l'égalité des sexes ? Pour combattre les inégalités à l'école, Paris, Éditions Belin, 2016.
Isabelle Collet,
L'informatique a-t-elle un sexe ? Hackers, mythes et réalités, Paris, Éditions L'Hannattan, 2006.
Huguette Dagenais et Anne-Marie Devreux, « Les hommes, les rapports sociaux de sexe et le féminisme : des avancées sous le signe de l’ambiguïté »,
Recherches féministes, vol.11, n,2, 1998, pp.1-22.
Simone De Beauvoir,
Le deuxième sexe (Tome I) - Les faits et les mythes, Paris, Éditions Gallimard, 2014.
Simone De Beauvoir,
Le deuxième sexe (Tome II) - L'expérience vécue, Paris, Éditions Gallimard, 2014.
Anne-Marie Devreux, « Sociologie contemporaine et re-naturalisation du féminin », in Delphine Gardey et Ilana Löwy (sous la direction de),
L’invention du naturel : les sciences et la fabrication du féminin et du masculin, Paris, Éditions des Archives Contemporaines, 2000, pp. 125-135.
Maria Dzielska,
Hypatie d'Alexandrie, Paris, Éditions des Femmes, 2010.
Hervé Fischer, « Mythanalyse des liens »,
Inter, n.101, 2008-2009, pp.21-22.
Hervé Fischer,
La société sur le divan : éléments de mythanalyse, Montréal (Québec), VLB Éditeur, 2007.
Mabel Franzone, « La modernité, l'université et les chercheurs : la place des femmes (l'Amérique Latine et l'Europe) », in Mabel Franzone et Orazio Maria Valastro (sous la direction de),
Questions de genre dans les communications scientifiques, M@GM@ Revue internationale en sciences humaines et sociales, vol.15, n.3, 2017.
Bernard Fusulier, Maria Del Rio Carral,
Chercheur-e-s sous haute tension ! : vitalité, compétitivité, précarité et (in)compatibilité travail/famille, Bruxelles, Presses Universitaires de Luvain, 2012. Yvonne Guichard-Claudic et Danièle Kergoat, Inversion du genre : corps au travail et travail des corps, Paris, Éditions L'Harmattan, 2007.
Henriette Harich-Schwarzbauer, « Hypatie d’Alexandrie », Écrire au quotidien,
Clio, n.35, Paris, Presses Universitaires du Mirail, 2012, pp.201-214.
Evelyn Fox Keller, « Le/la scientifique : sexe et genre dans la pratique scientifique »,
Les cahiers du CEDREF, n.11, 2003, pp.75-87.
Evelyn Fox Keller, « Histoire d’une trajectoire de recherche : de la problématique “ genre et sciences ” au thème “ langage et science ” », in Delphine Gardey et Ilana Löwy (sous la direction de),
L’invention du naturel : les sciences et la fabrication du féminin et du masculin, Éditions des Archives Contemporaines, 2000, pp.45-57.
Evelyn Fox Keller, Sul genere e la scienza, Milano, Garzanti, 1987.
Ana Iriarte, « Le chant interdit de la clairvoyance », in Marie Goudot (sous la direction de),
Cassandre, Paris, »ditions Autrement, 1999, pp.42-64.
Anne-Françoise Jaccottet, «Hypatie d’Alexandrie entre réalité historique et récupérations idéologiques : réflexions sur la place de l’Antiquité dans l’imaginaire moderne »,
Études de lettres, n.1-2, 2010.
Elisabeth Kerr et Wendy Faulkner, « De la vision des Brockenspectres : sexe et genre dans la science du XXème siècle »,
Les cahiers du CEDREF, n.11, 2003, pp.89-114.
Philippe Lejeune,
Signes de vie : le pacte autobiographique 2, Paris, Éditions du Seuil, 2005. Véronique Léonard-Roques et Philippe Mesnard (sous la direction de), Cassandre, figure du témoignage et de la transmission mémorielle, Paris, Éditions Kimé, 2015.
Christine Levisse-Touzé,
Les femmes dans la résistance en France, Tallandier Éditions, 2003.
Ilana Löwy, « La science ne doit plus se décliner au masculin : entretien avec Evelyn Fox Keller »,
Mouvements, n.17, 2001/4, pp. 117-124.
Alain Montandon,
Sociopoétique de la promenade, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2000.
Marie-Anne Paveau, « Les diseurs de vérité ou de l’éthique énonciative »,
Pratiques, n.163-164, 2014.
Giulia Pelillo, « Il racconto mediatizzato del vita di Margherita Hack tra biografia e autobiografia », in Beatrice Barbalato, L'ethos, mémoire autobiographique e l'homme de science,
Mnemosyne o la costruzione del senso, n.6, Bruxelles, Presses Universitaires de Luvain, 2013, pp. 187-200. Geneviève Pruvost, Profession : policier. Sexe : féminin, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l'homme, Ministère de la Culture, 2007.
Perla Servan-Schreiber,
La féminité : de la liberté au bonheur, Paris, Éditions Stock, 1994.
Évelyne Sullerot,
Demain les femmes : inventaire de l'avenir, Paris, Laffont-Gonthier, 1965.
Orazio Maria Valastro, « L'errance poétique dans l'écriture autobiographique contemporaine »,
Le voyage, Les cahiers européens de l'imaginaire, n.9, Paris, CNRS Éditions, 2018, pp.158-165.
Sylvie Vauclair, Claude-Samuel Lévine,
La nouvelle musique des sphères, Paris, Odile Jacob, 2013. Hélène Vial et Anne De Cremoux (sous la direction de), Figures tragiques du savoir : les dangers de la connaissance dans les tragédies grecques et leur postérité, Villeneuve d'Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2015.
Christa Wolf,
Cassandre : les prémisses et le récit, Paris, Éditions Stock, 1994.
Jean-Jacques Wunenburger, « Imaginaire et rationalité, une tension créatrice ? », in Adreas Dettwiler et Clairette Karakash (sous la direction de),
Mythe & Science, Lausanne, Presses Polytechniques et Universitaires Romandes, 2002.
John Ziman,
La vera scienza : natura e modelli operativi della prassi scientifica, Bari, Edizioni Dedalo, 2000.