(Ce texte est paru dans L’oiseau-chat, roman-enquête sur l’identité québécoise, aux éditions La Presse, Montréal, 1983, qui a fait suite à mon exposition-rétrospective d’art sociologique au Musée d’art contemporain de Montréal en 1981-82. Il en constitue la quatrième partie.)
Apparaît sur la scène la jeune déesse Mythanalyse. Elle n’est sans doute pas la plus belle, mais nous séduit d’emblée. N’est-il pas vrai que les sciences humaines sont parmi les divinités les seules que nous ayons vu naître, et dont nous sachions qu’elles ne sont pas éternelles?
La Mythanalyse s’entretient avec La Sociologie, bientôt rejointe par L’Histoire. Puis La Sociologie s’écarte, au passage de quelques francs-tireurs, et va flirter avec Le Roman. Ils s’asseyent sous un parasol rose.
Tandis que des structuralistes jouent à la marelle, au premier plan arrive le commissaire de police, qui se met au garde-à-vous pour présenter son rapport à un supérieur hiérarchique.
Le commissaire tourné vers le public : « On a trouvé dans la poche de pantalon du cadavre le document photocopié que voici (il lit d’une voix monocorde) :
-Les Théories sont des romans, lyriques ou policiers. La Physique n’est qu’une fiction romanesque : amours fatales entre la matière et l’énergie. La Dialectique doit tout son charme et sa nécessité au mystère de la naissance… des enfants. La Communication fait écho au désir de renouer avec la mère. Le mythe de l’âge d’or (ancré à l’origine et au but ultime de l’Histoire) résonne du souvenir du fœtus dans le sein maternel (espace de quiétude circulaire, hors temps). Le vocabulaire est mythique; les principes sont l’héritage du premier prince; les organisations sont les organes du corps social; seul le maître les maîtrisera en y jetant un peu de lumière pour en élucider les obscurs secrets; si le phallus – géométrie, droit, rectitude, histoire – a dominé l’humanité jusqu’à nos jours, quel sera le vocabulaire du mythe maternel? Et celui de la femme? L’étymologie nous en apprend plus sur notre image du monde que toutes les théologies et les physiques réunies.
Les mots sont des concepts-images. Car « c’est poétiquement que l’homme habite », affirmait Hölderlin à un journaliste du Star Magazine. L’origine du monde est un irrationnel. Le monde est un irrationnel. Sans qu’on puisse esquiver le principe de réalité, ni savoir quelle réalité est réelle.
Il faut classer (tout se classe, même la société) dans le tiroir des rationalisations imaginaires : aussi bien la magie ou les religions que la philosophie et le rationalisme » Il n’y a pas tant de différence qu’on le dit (au sens psychanalytique où la société « rationalise » ses fantasmes et les moyens techniques d’action sur le monde qui leurs sont liés). Certains y ont vu des « âges de l’humanité »; or ils sont souvent simultanés, comme on peut l’observer dans la civilisation occidentale actuelle. Ces trois modes de pensée et d’action semblent sous-tendus par le même mythe originel.
Quand Jean-François Lyotard en appelle aux flux énergétiques, seuls capables de déborder tous les appareils langagiers et institutionnels, toutes les cristallisations qui bloquent la dynamique créative, a-t-il conscience qu’il convoque au retour le « Chaos », le désordre et les ténèbres, ce flot noir, amorphe et ravageur qui régnait à l’origine, selon le mythe, avant que le langage n’instaure l’ordre d’un cosmos apparemment si désiré?
Qu’est-ce que la mythanalyse? Disons simplement qu’elle tend à repérer, déchiffrer et reformuler en un langage critique les mythes collectifs qui déterminent les processus inconscients, individuels et sociaux : ces histoires toutes faites avec lesquels nous pensons, nous vivons.
Par « origine », nous ne désignons pas un point zéro d’une histoire linéaire du monde, mais un lieu mythique de référence explicative, contemporain à chaque individu, à chaque culture, à chaque société. Et cela même si l’exemple crucial de la naissance individuelle suggère l’idée d’une naissance du monde lui-même. C’est par analogie avec la biographie individuelle que nous identifions le plus souvent cette origine au point de départ imaginaire d’une « histoire de l’humanité ». Mais l’origine est toujours contemporaine. Elle est comme le point de fuite de l’espace inventé par le Quattrocento : elle se déplace avec nous. Elle est l’image intense, ici et maintenant, où s’ancrent nos explications imagées du monde. Nous sommes là, ex-istants à chaque instant, sortant de l’origine, venant au monde continuellement. L’origine est un imaginaire. Comme la ligne d’horizon.
Les mythes sont les explications imagées des origines du monde. Ils sont le plus souvent déjà là dans les mots, comme Heidegger nous invite à le découvrir pas à pas. Ils sont largement exprimés dans les contes, légendes et religions, dans les structures de la langue, dans l’imagerie banale et les stéréotypes de la vie quotidienne, dans l’aménagement de l’espace public et privé, dans ce qui s’érige, circule, se live, dans l’échange symbolique, dans les cultures populaire et savante, dans les sciences, dans le positivisme, dans la logique. Partout. Les mythes ne sont pas pour autant explicités comme tels : ils nous déterminent à notre insu. Les mythes ont des transparences auxquelles nous sommes aveugles, même et surtout s’ils fonctionnent comme références explicatives : par la « vertu » des histoires que met en scène le savant ou le politique (quand bien même les histoires sont quantifiées ou systématisées).Car nous ne prêtons pas attention à leur mode de constitution et à leur contenu essentiel. Nous les prenons, quand ils sont étiquetés « mythes », pour des histoires d’enfants, des légendes naïves ou des fables. Dans l’immense majorité des cas, nous sommes inconscients de leur résonance de leur présence actuelle, sous d’autres formes implicites de notre culture contemporaine, fût-elle rationaliste, positiviste ou cybernétique. Ce sont les métamorphoses cachées, camouflées de ces mythes, que la mythanalyse tente d’élucider, de mettre è nu, de révéler, d’expliquer, de comprendre, d’expliciter : autant de variations du vocabulaire courant qui montrent aussitôt que la mythanalyse baigne elle-même dans le mythe, qu’elle ne saurait s’en extraire assez pour le distancer et nous émanciper; qu’elle ne pourra jamais montrer du doigt ses objets de connaissance : le doigt ne se montre pas lui-même.
La mythanalyse ne peut que déstabiliser les clichés de la connaissance, délacer quelques masques, derrière lesquels ne se cache aucun visage nu.
Je rêve d’écrire : la critique de la raison mythique.