tout ce qui est réel est fabulatoire, tout ce qui est fabulatoire est réel, mais il faut savoir choisir ses fabulations et éviter les hallucinations.

vendredi, mai 10, 2013

Mythanalyse et société, 1983 (5)




L'oiseau chat, dessin à l'ordinateur Mac 128K de 1984, avec Macpaint

Mythanalyse et sociologie

La sociologie est une physique de la société. Depuis ses débuts, car elle est née dans le choc des armes et sous le signe des chemins de fer et de la thermodynamique.  Avec un zeste de sciences naturelles. Elle rend compte de la mécanique sociale, idéologique et institutionnelle, de ses leviers et de ses forces. Quand elle a flirté avec la biologie et les analyses organicistes, elle n’a pourtant ni su ni voulu mettre en scène la vie, mais seulement des mécanismes corporels.
Les analogies cybernétiques contemporaines, qui nous proposent l’image d’une société comme système traitant de l’information, ont épousé l’évolution de la physique elle-même des machines, sans mettre davantage le nez dans les fameuses « boîtes noires ».
Quand elle s’est mariée avec le structuralisme, la sociologie a rencontré plus que jamais la mécanique arithmétique et bureaucratique qui domine notre société gestionnaire; voire des « symboles d’allure logico-mathématique qu’on aurait tort de prendre trop au sérieux » (Lévis-Strauss). La gestion : fantasme exorbitant de notre société moderne!
Faut-il donc croire que la vie sociale est comme la boule terrestre qu’Archimède proposait de soulever avec un point d’appui et un bras de levier? Archimède : un fier-à-bras plus calculateur déjà qu’Hercule et Superman. Ce mécanisme et ses mauvais génies Production et Quantité n’ont fait pourtant qu’empirer jusqu’à nos jours. Car la sociologie de Saint-Simon, d’Auguste Comte, de Fourier, de Marx, de Proudhon, de Bakounine, s’animait de souffles révolutionnaires, utopistes et romantiques. Le positivisme lui-même était un élan prométhéen avant-gardiste comme un fantasme, que seule l’application besogneuse, consciencieuse, rationnelle et gestionnaire a transformé en plaie sociale. Évoluant au fil des logiques du capitalisme d’organisation, la sociologie s’est mécanisée et quantifiée pour mieux gérer à la demande les achats et les votes. Triste vie conjugale! Il aura fallu une maîtresse un peu libidineuse pour lui rendre le goût de vivre : la psychanalyse avec laquelle la sociologie prend bouche parfois de 5 à 7. De ces nouveaux rapports encore si clandestins (l’université française n’a encore créé, si je puis dire, aucune chaire de psychanalyste… ) sont nés de beaux enfants naturels : sociologie institutionnelle, socio-analyse entre autres, qui ont du mal à se faire une petite place au soleil. Il est vrai aussi que la psychanalyse avait fait ses premiers (faux) pas vers la sociologie, sous la pulsion du Professeur lui-même analyste des tabous, des religions et des malaises de civilisation.
Mais une redoutable difficulté hypothéquait constamment l’idylle naissante. Car la psychanalyse freudienne travaille des biographies individuelles, traumatismes de naissance et d’enfance, rapports à un père et une mère. Leur biographie intéresse la psychanalyse, mais il ne nait pas de pères ni de mères : la mythanalyse tente d’élucider les structures et les valeurs de la société. Cela résume la différence.
Ce n’est pas la psychanalyse qui expliquera le passage du polythéisme au monothéisme, ni la force inconsciente de ces deux religions dans la société. Ni le fait que l’idéologie avant-gardiste ait été monothéiste. En revanche, la sociologie nous montre la coïncidence entre société indivise (où groupe et famille large sont indistincts) et polythéisme; elle peut suivre l’évolution parallèle de la structure familiale et de la structure religieuse. Car la généralisation du monothéisme coïncide avec le développement de la famille conjugale (père, mère et enfants directs). Même le développement du culte de la Vierge coïncide avec l’émancipation féminine. La dimension sociologique ne peut procéder par simple induction généralisatrice à partir de la psychanalyse. Il faut considérer d’emblée la dimension collective du langage social où s’informe l’expérience individuelle de la naissance au monde; donc les histoires qui circulent nous intéressent plus comme pseudo-explications mythiques et source de nos sentiments, que les biographies individuelles. De mon apprentissage sociologique, j’ai gardé l’habitude d’aller du général au particulier, comme le veut aussi la mythanalyse, et non pas de l’individu au collectif, comme le tentera toujours en vain la psychanalyse sociologisante.
Ce n’est pas une question de méthode dans la collecte des signes, mais d’hypothèse théorique et du regard.
Il me semble que si la mythanalyse quitte les bavardages de salon et travaille sur le terrain, celui de la société contemporaine au mythanalyste, elle a de grandes chances de nous permettre de dépasser les débats freudo-marxistes et de répondre à notre désir actuel d’émancipation. Encore faudra-t-il aussi qu’on cesse de la confondre avec le journalisme ou le moralisme sur les « grandes illusions de notre temps » du genre « le bronzage en 24 h c’est un mythe! »
Si nous en venons maintenant à l’exemple de la société québécoise, telle qu’elle ressort de cette enquête, la mythanalyse nous invite à y considérer le thème de l’origine comme mythe central. Un mythe qui renvoie certes à une chronologie historique précise et fondatrice, mais qui détermine encore les comportements individuels et sociaux contemporains.
Il est vrai que les sociétés du Nouveau Monde offrent des cas d’espèce particulièrement fascinants pour le mythanalyste. Car il existe une origine historique de ces sociétés conquérantes, des premiers fondements et des premiers drames qui résultèrent de la rencontre avec les populations indigènes. Naissances difficiles, armées sanguinaires ou conciliatrices, qui ont laissé dans la mémoire collective les traces de traumatismes aigus. Naissances préparées par de longues traversées sur les flots de la mer et à travers des contrées inconnues et hostiles. L’accouchement manu militari des sociétés américaines et les luttes fraternelles ont marqué l’origine de leur vie. Ces sociétés ont une date de naissance et des pères (et une mère océanienne) statufiés sur les places publiques, dans les légendes et les chansons.
On pourrait en déduire que la mythanalyse sera de ce fait facilitée. Voire.
Nous avons évoqué les diverses variantes selon lesquelles semble s’exprimer si fortement au Québec le mythe de l’origine, qui s’appelle en l’occurrence : mythe du Nouveau Monde. Nostalgie de l’époque des trappeurs, des pionniers, particulièrement forte chez les nouvelles générations, goût du voyage, des langues étrangères (au niveau de l’intention), référence à l’oiseau, à l’île à découvrir, au voyage sidéral vers de nouvelles planètes apparaissent fréquemment dans les réponses reçues. L’île, au milieu de la mer, comme un lieu protégé, isolé du monde extérieur, évoque le sein maternel où l’on pourrait renouer avec le bonheur perdu. Le goût aussi du retour fusionnel à la nature, les signes d’eau et d’air peuvent signifier l’innocence retrouvée et la redécouverte d’une nécessité vitale et fondatrice. Mais le mythe du Nouveau Monde s’exprime encore pour les vacances dans la nostalgie du paradis océanien, nature primitive, chaleureuse des tropiques où le soleil brille sur le bonheur originel.
Le mythe du Nouveau Monde à conquérir et à créer, c’est de même la demande souvent mentionnée de fonder une nouvelle société, plus juste, plus altruiste, pacifique, harmonieuse, égalitaire. Il me semble que c’est encore dans ce même mythe que le féminisme québécois puise aujourd’hui son énergie réformatrice, en vue d’une société où les femmes trouveraient une place plus équitable et harmonieuse dans le partage des pouvoirs avec les hommes : un deuxième mouvement  d’espoir et de libération renouvelant l’élan qui avait conduit les pionniers quittant la vieille Europe à travers la mer vers le Québec.
Naissance/libération : comment ce mouvement vital pourrait-il s’accommoder durablement de se soumettre aux descendants de la vieille Angleterre? Comment pourraient-ils se laisser durablement castrer? Le mouvement indépendantiste québécois puise son énergie encore dans le mythe du Nouveau Monde. Les mythes ont la vie dure et celui-ci, au Québec, est en phase manifestement de réactivation.
La mer. Comme je l’ai suggéré déjà, il me semble important que l’origine du Québec soit liée à un voyage sur la mer. La mer est originelle. Tout en sort, tout y retourne. C’est un lieu de naissance : l’esprit plane sur les eaux de la genèse. Eaux dangereuses, amorphes ou chaotiques, qui précèdent la création du cosmos. La traversée de la mer ressemble à un voyage initiatique : séparation, mort et renaissance. C’est aussi l’espace indéterminé, immense, annonciateur des étendues infinies du Nouveau Monde. C’est de la mer que surgit la côte du Nouveau Monde. Le signe d’eau, l’origine de la vie, est omniprésent dans l’existence et l’imaginaire québécois. Et la mer relie encore au souvenir de la mère patrie.
L’oiseau. L’oiseau est signe d’air, signe d’esprit, de message, de voyage. L’oiseau québécois est souvent maritime. Les oiseaux annoncent la côte, évoquent la création, l’innocence du jardin paradisiaque. L’oiseau signifie l’âme, la religion, la nature primitive.
Le chat. Du chat, on n’est jamais très sûr. C’est un animal ambivalent, libre ou casanier, bénéfique ou maléfique, un ami fidèle ou sournois. Un ami pour l’hiver.
Le couple oiseau-chat. L’oiseau est libre. Il voyage vers de nouveaux espaces, tandis que le chat, animal domestiqué, ne s’écarte ni loin, ni longtemps du foyer. Le couple oiseau-chat marque cette ambivalence du désir conquérant et du désir nostalgique ou attaché. Il marque cette difficulté existentielle d’une attraction et d’un empêchement, du désir du chat auquel l’oiseau échappe sous peine de mort, de l’union impossible ou destructrice de deux faux amis, de deux ennemis qu’on associe volontiers, suivant le regard fasciné du chat vers l’oiseau dévorable. Le couple oiseau-chat signifie cette attitude dangereuse, ce désir irréalisable d’harmonie paradisiaque, cette séduction menaçante, cette identité conflictuelle québécoise et sa réconciliation impossible qui semblent caractériser les idéologies, les individus et les rôles, et que j’ai partagées et vécues aussi à mon corps défendant comme Européen au Québec.
Le chat a la queue en perchoir…
Il a la queue en point d’interrogation.

Mythanalyse et société, 1983 (4)

                                   

KUNST - MYTHOS (ART -MYTHE), intervention à Kassel lors de la Documenta de 1982 (Allemagne)

(Ce texte est paru dans L’oiseau-chat, roman-enquête sur l’identité québécoise, aux éditions La Presse, Montréal, 1983, qui a fait suite à mon exposition-rétrospective d’art sociologique au Musée d’art contemporain de Montréal en 1981-82. Il en constitue la quatrième partie. 

Les signes de l’échange symbolique


Si les images liées du Père et de la Mère, de l’Autre et du corps constituent donc la forme (structure et image) du mythe élémentaire, en tant que pseudo-explication de l’origine de la vie et du monde, ce n’est cependant pas à ce moment initial de la vie que nous pouvons le repérer, l’analyser, le rationaliser ou le démystifier. C’est ici et maintenant, dans la situation d’implication sociale et imaginaire où parle l’« adulte » (mot bizarre, à questionner…).
La plupart du temps la plupart des gens parlent naïvement ou inconsciemment le langage du mythe élémentaire (discours de la quotidienneté, discours politique ou scientifique, discours de l’affectivité).
Le repérage interrogatif ou la mise à nu de mythe élémentaire et de ses variations et effets secondaires dans le discours social (individuel et collectif), relève d’une méthodologie d’observation et d’intervention (mise en place de dispositifs interrogatifs ou analyseurs institutionnels) sur le terrain social réel. Comme souvent, on trouve surtout ce que l’on cherche; la théorie du mythe élémentaire sert de référence à l’intervention pratique, dont l’analyse pourra éventuellement confirmer, infléchir ou réfuter l’hypothèse théorique. L’attention se porte sur le repérage des signes culturels évoquant la présence du mythe. Par exemple l’image paternelle d’un chef d’État, les mots-images du discours écologique, etc.
Quelle que soit l’admiration qu’inspire Mircea Eliade et Lévi-Strauss, et quelle que soit la difficulté de l’entreprise, nous éprouvons un besoin existentiel de travailler sur la société contemporaine où nous sommes impliqués plutôt que dans l’exotisme historique ou ethnologique des religions et des mythes du passé ou d’ailleurs. Encore que l’artiste et le sociologue doivent aussi se faire une méthode du nomadisme, qui leur permet la distanciation, l’étonnement, et même au retour un regard plus aigu sur leur propre tribu, parisienne par exemple. Car le poisson doit sortir de l’aquarium pour voir son eau et sa vitre familières.
L’accomplissement du « désir dans la valeur d’échange », selon l’analyse de Jean Baudrillard, renvoie à un système de signes étroitement codés dans le langage social. Tout parle ou bavarde, même quand on ne l’écoute pas. Tout émetteur de langage (conceptuel, visuel, affectif ou gestionnaire) sélectionne les signes de son discours et les charge d’intentions et de sens socialement codés, explicitement ou à son insu. Aucun objet ni personne ne bavarde pour ne rien dire, ni ne peut s’exprimer hors langage. Et il est clair que nous échangeons plus de signes symboliques que de valeurs d’usage. C’est donc dans « l’échange symbolique » que nous tenterons de repérer les structures et les signes reproducteurs de mythes.