Pourquoi n'avons-nous pas fondé la mythanalyse depuis des générations, alors qu'elle touche à l'essentiel de notre rapport au monde et que son importance et ses concepts nous apparaissent aujourd'hui aussi évidents ?
Nos fabulations collectives ne sont-elles pas aussi déterminantes de nos valeurs et de nos comportements que nos jugements de raison? Voire beaucoup plus, si vous m'accordez que la théologie a été une fabulation et que notre foi dans la Raison est tout aussi fabulatoire que notre croyance en Dieu?
Pourquoi avons-nous dû attendre que Freud et Jung inventent la psychanalyse et qu'ils l'élargissent occasionnellement et diversement à l'analyse des inconscients sociaux pour que la génération qui leur a succédé pense à développer une mythocritique ou la mythanalyse?
La question est ouverte. J'en suis venu à penser que cela tient à notre aveuglement pour ce que nous avons appelé "la modernité". Nous nous sommes crus modernes et avons pensé en corollaire que nous avions passé l'âge des mythes (considérés comme des superstitions, des croyances naïves et fausses d'un passé révolu).
Plusieurs grands esprits modernes ont alors analysé les mythologies selon leurs structures, leurs filiations anthropologiques avec une érudition historique admirable, mais sans prendre conscience que nos sociétés actuelles croient en autant de mythes naïfs que les sociétés anciennes sans en avoir la moindre conscience. Même Gilbert Durand s'est laissé piéger. L'époque le voulait ainsi. Il a en outre repris de Jung une croyance dans les archétypes éternels et universels, asociologiques, qui a détourné son attention de l'exigence d'actualité de la mythanalyse que je revendique avec insistance comme une condition de fondation de la mythanalyse.
Les mythologies relèvent du passé. Les mythes sont actifs et déterminent le présent. C'est là une distinction fondamentale entre Gilbert Durand et moi. Elle est liée au fait que contrairement à Gilbert Durand, je ne crois pas à l'invariance des archétypes. Je suis sociologue avant d'être mythanalyste. La fabulation jungienne n'est ni démontrable, ni justifiable: c'est un reliquat d'idéalisme platonicien qui n'a pas sa place dans une vision biologique de l'inconscient individuel et matérialiste des imaginaires sociaux.
Mais voilà que c'est la modernité elle-même qui appartient aujourd'hui à notre passé. Paradoxalement, elle est révolue. La postmodernité, dont je ne partage pas les valeurs décadentes, a eu le mérite de nous ouvrir les yeux sur notre illusion de modernisme.
Il est fondamental que nous prenions conscience de l'actualité et du rôle déterminant de nos mythes actuels. Mais il nous faut fonder la mythanalyse sans tomber dans un rationalisme obsolète. Nous ne pouvons penser la mythanalyse, comme toute autre théorie, qu'avec des métaphores et des mythes liés au concept d'élucidation. C'est pourquoi d'emblée j'ai affirmé que la mythanalyse est une théorie-fiction, ce qui ne lui enlève rien de sa capacité d'analyse dans nos limythes humaines, ni de son urgence dans un moment de notre aventure humaine où les risques technologiques que nous prenons collectivement deviennent considérables.
C'est notre croyance dans notre modernité occidentale qui a créé le retard que nous avons pris dans l'émergence de la mythanalyse. Mais celle-ci nous est apparue dès sa naissance comme une urgence en tant que démystification et thérapie collective. Il nous faut apprendre sans tarder à distinguer selon les valeurs de notre mythe hyperhumaniste les mythes bienfaisants des mythes toxiques pour notre avenir. Une problématique parfois complexe.