Alors qu’au début
de sa commercialisation, le plastique était réservé aux ustensiles ordinaires
et bon marché, sceaux, cuvettes, balais, éponges synthétiques, et qu’on jugea
nécessaire de lui donner des teintes vives pour séduire les consommateurs (et
pour le bonheur des «marchands de couleur») car il était perçu comme une matière
laide, pauvre, sans texture, sans «vie», il a depuis fait une belle carrière.
Le nylon a galbé les jambes féminines en les colorant de reflets soyeux. Puis
le plastique a été ennobli par de grands artistes comme César, Niki de Saint
Phalle, Dubuffet, Duane Hanson, Claes Oldenburg, etc. Et le design l’a adopté
dans la création de meubles de style haut de gamme.
Les fausses
couleurs d’aujourd’hui sont comme celles des masques indigènes de jadis ou des peintures romanes : vives et codées
pour évoquer les esprits ou les attributs de Dieu. La lumière électronique nous
ouvre la voie vers le cybermonde, comme autrefois la lumière des vitraux nous
appelait vers le monde religieux. Mais la symbolique a bien changé. La couleur
est devenue laïque, certes, mais il ne faudrait pas en sous-estimer la
dynamique énergétique, voire l’émotion, qui correspondent à ce nouvel ailleurs :
le virtuel de nos écrans. Car à l’opposé du réalisme inventé par la Renaissance
italienne, le monde numérique selon lequel nous interprétons, remodelons et
transformons aujourd’hui le réel, relève d’une vision prométhéenne. Nos
couleurs n’évoquent plus le mystère des esprits ou des dieux. Ce ne sont plus,
non plus, les couleurs de la nature classique. Ce sont les couleurs des hommes
qui croient désormais en leur pouvoir créateur et recolorent l’univers à leur
goût, comme ils ont coloré le plastique. L’homme a pris en charge l’artifice de
son environnement et de ses objets. Et il colore de couleurs flashantes ses
vêtements, ses chaussures, voire sa chevelure ou ses ongles comme des desserts
et des crèmes glacées. Toute une industrie des colorants omniprésents nous
entraîne dans un « paradis artificiel » de couleurs acidulées,
désormais plus attirant que le vieux réel du réalisme. Nous aimons cette
bigarrure euphorisante.
Nous renouons
avec la tradition idéaliste et
religieuse qui opposait le monde d’ici-bas, vallée de misères, de souffrance,
d’erreurs et de frustrations à un monde supérieur, jadis divin, vrai,
aujourd’hui artificiel, couleur bonbons, le monde numérique que nous programmons,
où nous nous créons des milliers d’amis, où les ombres, la douleur et l’effort n’existent
plus, où nous pouvons réaliser nos désirs de pouvoir, de statut social, satisfaire
nos petits bonheurs et rencontrer l’amour. Un monde dont même la magie la plus
puissante et la plus sophistiquée n’aurait pas osé rêver autrefois. Un monde intelligent,
comme la lumière de Platon. Mais nous ne lui tournons plus le dos, enchaînés au
fond de la caverne, car ce monde est là, dans la lumière de nos écrans, devant
nos yeux, beaucoup plus riche en informations que le monde réel, beaucoup plus
vrai et instrumental. C’est ici-bas désormais que se situent les erreurs de nos
sens, les ombres et les illusions de nos perceptions. C’est dans le monde de la
technoscience, que nous développons notre utopie actuelle de bonheur et
d’aboutissement de notre aventure humaine. Les écrans cathodiques de tous nos
instruments numériques sont les nouveaux vitraux de nos croyances et de nos
espoirs.
Le mythe biblique
nous dit que Dieu créa l’homme à son image. Mais c’est le mythe grec prométhéen
qui l’emporte aujourd’hui sur le mythe biblique. Nous sommes les fils de
Prométhée et nous créons un nouveau monde à notre image. Comme des dieux, nous
assumons désormais notre pouvoir de création d’un monde humain à la mesure de
notre intelligence artificielle. Nous en célébrons les artéfacts, les
colorisations dynamiques, et nous l’appelons notre «nouvelle nature».
La mythanalyse de
l’artifice dévoile un homme qui ne croit plus à la création de dieux, mais à
celle de notre intelligence artificielle. C’est l’artifice qui devient réel, le
faux qui devient vrai. Et pour faire bonne mesure, souvent nous en rajoutons,
pour consolider notre nouvelle foi dans les simulacres, tant le vieux monde
réel nous colle encore à la peau et à l’esprit. Il est souvent aussi difficile
de croire dans nos illusions humaines créatrices du futur qu’en un dieu
créateur des origines.