Ce
texte a été rédigé en 1979. Il a été publié en 1981 dans L’Histoire de l’art
est terminée, aux éditions Balland, Paris, p 193 à 198.
Bien entendu, c’est une première approche de ce que pourrait être la
mythanalyse, les premières pierres de fondation de la théorie que j’ai tenté de
construire. Le relisant en 2013, j’y vois bien approximations, voire des
contre-sens par rapport au corpus théorique que j’ai établi depuis. La
maturation prend nécessairement du temps. Mais c’est de ces premières
réflexions et intuitions que je suis parti. J’en poursuivrai pendant les
prochains jours la publication sur ce blog. )
Mythanalyse
La
sociologie démasque l'idéologie politique, et la mythanalyse les mythes qui la
sous-tendent. Cela ne signifie aucunement que le mythe est plus réel ou plus
vrai que l'idéologie. En sachant que les parents transmettent la vie, nous ne
savons pas pour autant ce qu'est la vie. Le mythe est ainsi une fausse
explication ou explication imagée et c'est à tort que le mythe est considéré
comme explication des origines et donc comme principe actif ; il est poétique au
sens fort du mot, représentation imaginaire. Mais toute notre connaissance, nos
sciences mêmes manipulent cette
pseudo-explication : force, énergie, matière, dont l'image tient lieu
d'explication et de principe actif. Notre
logique même dépend de nos mythes de référence. Nous voilà dès lors confrontés
à la diversité des théories psychanalytiques de Freud, de Jung et de Lacan en
particulier. La théorie freudienne demande à être déplacée, de l'analyse
biographique individuelle au groupe social et à la culture de l'individu. Il
s'agit peut-être là d'une opération intellectuelle dépassant la simple
généralisation de l'individu au collectif. L'hypothèse freudienne d'un «
matériel phylogénétique » de l'inconscient permettrait de passer à une socioanalyse
: « Le rêve fait surgir un matériel qui n'appartient ni à la vie adulte ni à
l'enfance du rêveur. Il faut donc considérer ce matériel-là comme faisant
partie de l'héritage archaïque, résultat de l'expérience des dieux, que
l'enfant apporte en naissant, avant même d'avoir commencé à vivre. Dans les
légendes les plus anciennes de l'humanité ainsi que dans certaines coutumes
survivantes, nous découvrons des éléments qui correspondent à ce matériel
phylogénétique », écrit Freud dans Moïse
et le monothéisme ; il précise même : « Quand nous parlons
de la persistance, chez un peuple, d'une tradition ancienne, de la formation
d'un caractère national, c'est à une tradition héréditaire que nous pensons, et
non à une tradition oralement transmise. » C'est se rapprocher beaucoup du
concept d'inconscient collectif proposé par Jung et transmettant des archétypes.Certes
ces hypothèses trouvent dans les rêves et dans les mythologies de fréquentes
confirmations. Mais il se peut que d'autres explications soient possibles, sans
recours direct au mythe de l'inconscient collectif hérité génétique--ment par
l'enfant ou de la phylogenèse.
Une
troisième hypothèse nous paraît importante et elle permettrait l'économie des
deux précédentes. Selon Lacan, le lieu de l'inconscient est le langage social
lui-même, où l'enfant apprend, en même temps qu'à penser, à imaginer et
retrouve les images et les mythes nécessaires à sa représentation du monde.L'avantage
de la théorie de Lacan, sans nous laisser séduire par la mode structuraliste
linguistique, c'est que cette hypothèse nous permet de rejoindre l'analyse
sociologique du langage et de la diversité des cultures. De sorte qu'elle ne
contredit pas les différences évidentes d'interprétations du monde, de logiques
et de systèmes de valeurs, par exemple entre les sociétés slaves, latines ou
africaines.Même
si ces différences ne sont - et c'est encore une nouvelle hypothèse - que des métamorphoses des mêmes mythes, ces
différences n'en demeurent pas moins aussi importantes peut-être que les mythes
qu'elles imagent ou travestissent.À
titre d'hypothèse nous retiendrons l'idée que chaque langage social est le
travestissement idéologique de mythes élémentaires. Autrement dit, nous
pensons, faute de mieux, à une topologie à deux niveaux, l'idéologie travestissant le mythe
qui constitue l'explication imagée des origines de la vie.On
notera et cela est implicite dans la théorie freudienne, que les mythes sont
les images collectives de la représentation individuelle. Autrement dit, pour
passer à la mythanalyse, nous passons de l'analyse biographique individuelle
(référent « premier ») à l'analyse des mythes collectifs. Freud a
admis d'emblée cette hypothèse en appelant par exemple complexe d'Oedipe le
traumatisme individuel de l'enfant.Cela
ne signifie aucunement que nous donnions aux mythes une réalité particulière ou
une autonomie.Nous
nous sommes fait un principe d'économie de la pensée, qui incite à ne pas
recourir à plus de concepts, d'idées et de complexité qu'il n'est nécessaire
pour interpréter un phénomène. C'est aussi un principe de pensée matérialiste,
de ne pas chercher ailleurs l'explication ou l'origine de ce qui est
manifestement tout près de nous, si près sans doute que nous y sommes aveugles
comme à l'air.Freud
donne l'exemple de cette attitude matérialiste en ne recherchant ses
explications que dans des situations concrètes élémentaires ou matérielles de
l'individu : le besoin chez l'enfant de retrouver la chaleur du sein
maternel et la vie prénatale, la peur de ce qui n'est pas maternel, en
particulier la peur première du père et des frères et sœurs considérés comme
étrangers et concurrents, autrement dit le désir (libido) et la peur (qui suscite l'instinct de destruction).À
partir de ce vécu, qui fait suite à un supposé bonheur prénatal, toutes les
interprétations du monde, les actes de l'adulte sont déterminés dans leurs
structures et leurs valeurs, selon le mode de la répétition et de ses variations.Telle
est l'hypothèse à partir de laquelle nous nous proposons de réfléchir.Nous
considérons donc ce premier moment de la vie de chacun comme source de la
représentation élémentaire que nous nous faisons de la vie. Au premier stade,
où nous identifions la mère à la vie, succède un deuxième temps où nous
apprenons à compter avec le père, comme coauteur de la vie et comme rival. La
représentation du monde qui se forme à partir de cette première conscience met
déjà en place les valeurs (désir et interdit, unité et manque) et les principes de la vie, l'image parentale
père-mère étant promue au niveau du grand mythe élémentaire ou référentiel de
l'origine de la vie. Ce mythe sera définitivement maintenu, le Père créateur,
la Mère (Nature et vie) étant hypostasiés quand l'homme découvre que les
parents transmettent mais ne créent pas eux-mêmes la vie.Ce
livre même commence avec la mort et finit avec la vie La mort et l'histoire
sont le même langage, celui de l'homme. La vie est le langage de la femme.Les
sciences occidentales reposent sur ce mythe du père et de la mère comme
principe et substance du processus magique, alchimique, chimique, physique,
nucléaire, biologique, structuraliste, etc. Toutes les logiques aussi, celles
de l'identité, de la participation, de la dialectique, du continu ou du
discontinu. Tout
l'idéalisme aussi. Il y a ailleurs un père transcendant qui sait. L'idéalisme
est lié à l'image du père. Le matérialisme -souvent - à celle de la mère, de la
nature.Seules,
les pensées matérialistes développant les notions de hasard, d'aléatoire,
d'indétermination, d'absence de finalité ont tenté d'y échapper, au risque
d'une perte de sens totale et de nihilisme religieux et politique.Car
nous n'avons pas d'image référentielle de substitution qui puisse nous donner
l'illusion d'une explication de la vie autre que le mythe parental. Si nous
l'abandonnons ou le rejetons complètement (y compris dans ses représentations
secondaires de l'origine, de la cause ou de la finalité) nous abandonnons aussi
toute possibilité de sens de la vie
et nous sombrons dans le pessimisme ou le nihilisme. Se dessine alors une crise
très grave de l'humanité, une crise mortelle,
celle de la perte de toute représentation du monde et des valeurs et
structures référentielles. Cette perte de toute représentation du monde que l'idéologie de l'aléatoire révèle mais
ne peut compenser, implique aussi fondamentalement la perte de toute éthique. On peut douter que l'humanité
puisse survivre sans éthique. Le désarroi et la peur d'être seuls au monde ne
peuvent que susciter un déchaînement extrême de l'instinct de mort, de la
violence sociale, du terrorisme et finalement de la guerre nucléaire.Les
exemples modernes ne manquent malheureusement pas qui apportent tous les jours
des arguments à ceux qui nous annoncent la fin du monde. Il suffit d'imaginer
la catastrophe mondiale qui aurait pu éclater il y a quarante ans si Hitler
avait disposé des armes nucléaires actuelles. Or rien n'exclut pour l'avenir
une telle situation quelque part dans le monde -et nous le savons. C'est en ce
sens que le monde est devenu tragique.La
question qui se pose alors est la suivante : pouvons-nous espérer vivre
sans donner un sens imaginaire au monde, je veux dire en étant seuls au monde et en inventant un modus
vivendi pacifique n'ayant d'autre justification que notre survie et notre
bonheur matériel quotidien ? Avec éventuellement la volonté d'assurer la
possibilité de ce bonheur quotidien et matériel pour tous les peuples de la
terre, ce qui à soi seul suffirait largement à nous occuper (et à justifier
aussi les pires excès d'un paternalisme impérialiste!).Ou
bien devons-nous inventer une nouvelle métamorphose du mythe référentiel
parental, qui puisse réassurer une modernité religieuse, scientifique,
culturelle, capable de nous redonner l'illusion d'un sens du monde et les
fondements culturels d'une éthique ? C'est sans doute ce qui se fera instinctivement
ici et là et que beaucoup d'hommes espèrent impatiemment. En ce sens on
pourrait dire que les temps sont mûrs pour une nouvelle religion ou une
nouvelle philosophie.Devons-nous
tenter de conserver la représentation traditionnelle du monde, islamique ou
judéo-chrétienne ? Cela se fera, mais ne suffira sans doute pas.Si
nous réfléchissons à la valeur du marxisme, ce qui apparaît peut-être le plus
important, le plus mobilisateur, ce n'est pas son pseudo-scientisme économique
et sociologique, c'est sa motivation éthique et l'espoir qui lui est lié. Mais
l'exploitation sociale dénoncée par Marx au XIXe siècle se répète aujourd'hui
de façon évidente et généralisée dans les rapports entre les nations, comme
l'avait annoncé Marx lui-même. Il y a donc de fortes chances pour que l'éthique
qui a fondé le marxisme trouve quelque jour un nouveau disciple, capable de
théoriser la révolution des nations du tiers-monde, à moins que les pays riches
renoncent à leur impérialisme politique, économique et culturel (entraînant l'aliénation des nations pauvres) et,
renonçant à la mondialisation de la
planète, restaurent la séparation politique, économique, culturelle entre les
régions du monde, ce qui va contre toute logique du système actuel et
supposerait une représentation du monde radicalement différente de la nôtre.