Vous vous déclarez
"mythologue". Y-a-t-il une différence, selon vous entre un mythologue
et un mythanalyste?
Question
piège, venant du « pape » de la mythanalyse. Pour moi, je me
contenterai de me dire « mythologue », ce qui, déjà, dans le monde
actuel qui se veut tourné vers l’avenir et la construction d’un « âge
numérique » prête souvent au sourire. En annonçant le « grand
retour » du mythe, disons que je me situe, le plus modestement possible,
dans les pas des C. Levi-Strauss, JP.Vernant, R. Barthes, J.Campbell… de ceux
qui ont considéré qu’il existe des invariants qui structurent la pensée humaine
depuis la nuit des temps. Un mythologue est donc quelqu’un qui regarde le monde
avec les yeux de la continuité alors qu’on n’entend partout que le mot « rupture ». Certes on
ne peut nier les ruptures technologiques mais on ne peut nier la continuité des
représentations.
Dans votre livre "Les Nouveaux
Bovary. Génération Facebook, l'illusion de vivre autrement" (Pearson,
2012), vous actualisez le "bovarisme". Pensez-vous que Gustave
Flaubert a ainsi, en tant qu'écrivain, inventé un mythe? Le mythe de l’illusion?
Ou bien quel en serait l'expression plus ancienne, qu'on trouverait déjà dans
des mythologies antiques?
Le
« Bovarysme » est la propension de l’être humain à « se croire
autre qu’il n’est ». C’est la définition même du rêve et sans doute de
l’humain. Sans rêve de dépassement, sans rêve d’aller au-delà, de métamorphose
et finalement …de progrès. Flaubert focalise au travers de l’histoire de cette
« petite bourgeoise », féministe avant la lettre, l’aspiration
féminine à soulever les chaines, à dénoncer la lâcheté des hommes, à se
« prendre pour un mec », à se croire autre qu’elle n’est. Elle échoue
mais crée un mythe, celui de la liberté au féminin, capable de mourir pour
revendiquer cette égalité. Son illustre « modèle mythologique » est
Pandore, la première femme selon la mythologie grecque, qu’épouse le frère de
Prométhée, le sauveur de l’humanité. Elle ouvre la jarre interdite et laisse
échapper tous les maux mais conserve pour l’humanité l’espoir. Elle offre
l’espérance aux hommes, folle espérance d’Emma Bovary, de Christophe
Colomb, ou sage espérance du chercheur
en biologie qui va trouver la parade à un virus mortel. Sans vouloir de parallèle
inutile, tant cette « fable » est forte, Eve dans la Bible offre à
l’humanité la même perspective en allant chercher le « fruit de la
connaissance du bien et du mal », de l’interdit et de la possibilité de
transgression… Flaubert a mis en notes
musicales du XIXe siècle le mythe de la « sortie du cadre » et
de l’espoir du mieux, de l’extraordinaire au-delà…
Pouvez-vous préciser pourquoi et
comment la génération Facebook a-t-elle actualisé ce mythe, et quelles sont,
selon vous, les éventuelles différences de cette actualisation avec le mythe de
Madame Bovary (ennui, frustration, irréalisme, aspiration à un autre statut
social) ? D'ailleurs, que pensez-vous de Facebook?
Emma
Bovary est morte de solitude. Devant ses appels au secours, personne ne s’est
déplacé. Elle avait connu l’ennui, le pire des maux selon Baudelaire et
l’aspiration à une vie trépidante que ne lui permettait pas sa condition de
femme de médecin de campagne. Facebook est la réponse, trop facile, mercantile à cette espérance légitime d’avoir
des amis, d’éviter l’ennui. Les réseaux sociaux et Facebook en particulier
peuvent apporter en plus une dose de voyeurisme (dès l’origine au sein du
campus d’Harvard), ce qui pimente le tout. Mais comme cette angoisse d’être
seul est immense, insondable, même une approche partielle, comble déjà une
partie de cette frustration majeure. Facebook surfe sur le mythe de la
rencontre, de l’autre, indispensable, « qui enfin nous
comprendrait », ce mythe qui liait aussi Montaigne et La Boétie. Comme
notre époque est assez quantitativiste, les réseaux sociaux en jouent et nous
« scorent » selon le nombre d’amis, de fans, qui nous suivent et nous
« aiment ».
Ce mythe vous paraît suffisamment
actuel pour que vous ayez poursuivi son déchiffrage avec Bovary21 (François
Bourin éditions, 2013), qui est aussi votre premier roman. Vous vous lancez à
cette occasion dans une "écriture transmedia". Qu'entendez-vous par
là?
La
forme romanesque permet infiniment plus de liberté dans l’explication d’un
concept que la forme traditionnelle de l’essai. Une héroïne de roman est une
singularité qui peut (veut) prétendre à l’universel. Mon héroïne, Bovary21, est
une bloggeuse qui dénonce les tendances et cependant travaille dans l’univers
du marketing. Dans ma vie professionnelle, j’ai rencontré de nombreuses jeunes
femmes assez schizophrènes qui font « admirablement leur job » et
vivent en a-marketing absolu. Expliquer cela dans un essai nécessite d’aller
étayer le raisonnement par des pourcentages qui n’existent nulle part. Le personnage
de roman prend, quant à lui, un relief digne du symbole. Bovary21 fait du
marketing, le dénonce et rêve, pour
elle-même d’un monde d’innocence. Cette histoire extraordinaire, celle de nos
contradictions, mérite d’être traitée sous toutes les formes narratives possibles,
ce qu’on nomme le transmédia. Il y un essai sur cette génération, un blog
Bovary21, il y aura une pièce de théâtre…Le mythe m’habite.
Dans Bovary21, vous semblez très
critique par rapport au marketing qui semble avoir imposé sa loi dans la société
actuelle? Pourquoi?
A dire vrai, j’aime beaucoup le
marketing, du moins son essence : offrir au consommateur des produits et
des services qui lui conviennent plutôt que des produits mal adaptés mais que l’entreprise
a l’habitude « faire comme ça ». Ce qui ne va pas, c’est le passage
du produit adapté au «produit qu’il faut avoir », c’est-à-dire du
marketing d’étude au marketing dit opérationnel, celui de la publicité et de la
promotion à outrance. Le passage du marketing aux techniques de marketing,
c’est-à-dire à l’usage répété de recettes qui « marchent bien », est
une pollution visuelle, auditive et intellectuelle.
J’ai
une grande bienveillance pour les gens qui travaillent dans le marketing, en
entreprises, car ils sont soumis à d’énormes contraintes et la plupart du
temps, telle ma Bovary21, ils essayent de trouver une voie acceptable entre
l’objectif financier de l’entreprise et leur propre éthique.
Ces deux livres successifs donnent
le sentiment d'un profond pessimisme par rapport à notre époque. Votre Bovary21
(21 pour XXIe siècle) se termine aussi mal que le roman de Flaubert.
Est-ce votre position personnelle? Seriez-vous postmoderne pessimiste et
pourtant bon vivant, comme vos amis vous perçoivent? Que faudrait-il entendre
par là?
Je
ne suis pas du tout pessimiste. Comme auteur, il m’a semblé que ma Bovary21 ne
pouvait pas « bien finir ». Le mythe est trop pesant. Dans l’essai,
« les Nouveaux Bovary » sur la génération des réseaux sociaux, ma « prédiction » est que cette
génération va s’en sortir. Grâce à l’amitié, en particulier. Elle est en train
de construire, une société à côté, une société en rhizomes qui nous surprend
sans cesse.
Quel sera votre prochain livre?
Dans
le monde professionnel du « branding » (le mien), en septembre un
ouvrage sur le storytelling qui s’appuie dans la méthode sur les
« mythèmes » évoqués par C. Lévi-Strauss. Je travaille, par ailleurs
sur un roman sur le mythe du leader. Mais chut ! Il est vraiment difficile
à écrire, celui-là !
*Georges Lewi est mythologue, spécialiste des marques.
Directeur de la collection « Le Mythologue » chez François Bourin Editeur.
Derniers ouvrages de Georges Lewi :
Roman « Bovary21 » (François
Bourin éditeur). Septembre 2013.
E-branding :
Stratégies de marques sur internet . Novembre 2013.
Europe, bon mythe, mauvaise marque. Mai
2014. (F. Bourin)