Nous avons le sentiment d'être dans le monde comme des poissons qu'on mettrait dans un aquarium. Autrement dit: pourquoi nous a-t-on mis là, dans ce monde extérieur auquel nous n'appartenons pas. Nous sommes d'une autre nature, et donc étrangers dans ce monde qui nous est imposé, on ne sait par qui ni pourquoi. Pas de racines, comme un arbre, dans cette terre, pas d'osmose, comme l'oiseau dans cet air; pas de lien de nature, alors que le papillon va à la fleur et que la fleur va au papillon, comme deux êtres de la même nature.
La schizophrénie du christianisme suffit-elle à expliquer cette distanciation insurmontable entre la nature et nous? Entre notre corps et nous? Entre la matière et l'esprit? L'univers et l'homme étrangers l'un à l'autre. Cela a-t-il du sens? Cela est-il une erreur de l'esprit? Une dérive idéaliste de tradition monothéiste? Les religions animistes nous font plutôt imaginer une unité fondamentale entre l'humain et l'univers.
C'est là qu'intervient la sociologie dans la théorie de la mythanalyse.
Dans des sociétés indivises, fondées sur l'unité sociale organique, la famille tribale, où le groupe est plus fort que l'individu, nous avons des religions qui célèbrent aussi l'unité entre l'homme et la nature. L'un ne va pas sans l'autre. A l'opposé, dans des sociétés individualistes, où domine la famille conjugale, chaque individu a une conscience distanciatrice de lui-même par rapport à la société, ainsi que par rapport à la nature. Il se sent dans la société et dans l'univers comme dans un aquarium ou un container, d'une autre nature que lui-même.
Du point de vue de la théorie mythanalytique, il est intéressant d'en aborder les conséquences. Nous avons souligné que lors de l'accouchement, c'est le monde qui naît au fœtus, en même temps que le fœtus vient au monde. Il y a, dans la conscience de l'enfant qui naît, accouchement du monde - le monde vient à l'enfant -, autant qu'il y a dans la conscience adulte accouchement du fœtus, qui vient au monde. Co-accouchement, donc, de l'enfant et du monde qui naissent simultanément. Et dans une première étape de vie, la conscience que le nouveau-né a de son corps et du monde extérieur demeure sans doute indistincte ou confuse. Il va cependant apprendre (sociogenèse) à construire cette distinction que lui impose l'autre (la cosmogonie monothéiste de la société dans laquelle il vit, et qui oppose l'homme à la nature). C'est dans ce type de société que Rémi Sussan peut écrire: Si on devait définir l'humain, on pourrait presque dire: c'est une créature de fiction. Pas un être dépourvu d'existence, mais un organisme qui ne s'épanouit vraiment que dans les productions de son propre esprit, et qui se trouve projeté dans le monde réel par hasard ou par malchance. "Un étranger sur la Terre", comme le notait déjà la Bible.*
On peut supposer que dans une société indivise (première, comme on dit aujourd'hui), où "l'autre" véhicule une cosmogonie de l'unité fusionnelle entre l'individu et la société et l'univers, ce sentiment d'étrangeté de l'individu face au monde et à son groupe social n'existe pas. Il ne s'y voit pas comme un être de différence irréductible dans un contenant. Il garde pour la vie entière cette conscience de l'indistinction entre son corps, la famille et l'univers, qu'il développe à partir de l'accouchement.
C'est cette schizophrénie créée par le monothéisme chrétien, qui fait que nous sommes des hommes de projets, obsédés par nos fictions, et que nous voulons changer le monde. L'animal n'éprouve manifestement pas ce désir. Il n'imagine pas être dans le monde autrement, ou être dans un autre monde. Dans les sociétés dites premières, la fiction est d'imaginer des esprits qui nous lient au monde, qui animent l'univers. Et non pas de transformer le monde. Le mythe grec prométhéen célèbre la création humaine. Le mythe biblique ne nous demande aucunement de changer le monde, si ce n'est pour le rendre conforme à la religion. Comme le monothéisme musulman, qui se veut lui-aussi de conquête religieuse, alors que le monothéisme juif n'impose que la distinction entre les croyants et les goyim. Mais en prenant le relais de l'idéalisme platonicien, il nous invite à faire prévaloir la lumière de l'esprit sur l'obscurantisme de la matière. Il crée donc la fiction, la volonté de libérer nos esprits de nos chaînes. Il rejoint ainsi le mythe prométhéen par l'insatisfaction qu'il déclare vis-à-vis du monde présent, mais situe ses projets dans un autre monde après la mort - ce qui dévalorise le monde réel, sans inviter à le transformer.
Il demeure que dans la civilisation occidentale, la coexistence, voire la conjugaison des mythes grec et biblique a fait de nous, comme le dit Rémy Sussan, des êtres de fiction, qui survalorisent la fiction des projets religieux ou prométhéen par rapport au monde réel jugé insuffisant, toxique ou inachevé.
Le mythe humain, tel qu'on peut le penser aujourd'hui en Occident, est celui d'un être inachevé qui se projette dans la fiction (devenir un saint, ou un dieu, comme je le propose, ou un cyborg, comme le proposent les gourous du posthumanisme).
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*Rémi Sussan, Frontière grise. Nouveaux savoirs, nouvelles croyances et stupidités sur le cerveau (François Bourin éditions, 2013)