Les nanotechnologies explorent la matière à une échelle infinitésimale (le milliardième de mètre) et renvoient à la mécanique quantique. Elles détectent, modélisent, exploitent des objets qu’on pourrait appeler techno-phénoménaux, parce qu’ils sont produits par des technologies dont on observe ou plus exactement dont on interprète les procédures. Celles-ci résultent directement de nos outils. Leurs caractéristiques sont inséparables de celles de nos instruments, principalement des instruments de spectroscopie, tels que le microscope à effet tunnel, le STM ou
Scanning Tunneling Microscope ou le microspoce à force atomique AFM, décrit comme un
nano-palpeur. On sait que toute matière, même apparemment la plus solide et dense, est parcourue par des tourbillons d’atomes en constante réorganisation, qui comportent donc aussi des
trous, ou
lacunes, surtout en surface. Dans le cas du STM, on parvient à induire avec sa pointe, de la taille d’un atome, un courant qui traverse cette soupe atomique (effet tunnel) et dont on déduit qu’une nanoparticule a pénétré. Ne devrait-on pas se limiter à dire que ces effets résultent de l’impact de nos nano-instruments dans la matière? Est-ce que ce sont des objets technologiques imaginaires ? En tout cas des objets fantômes, peut-être seulement des traces. Ils ne sont pas analogiques; nous ne pouvons pas les voir à l’œil nu, ni même avec de puissants microscopes, puisqu’ils sont plus petits que la longueur d’onde de la lumière. Ce sont des images numériques, construites, modélisées, procédurières.
Lorsque nous créons par lithographie des nano-électrodes en or pour capter une nanoparticule invisible et en observer le comportement, nous sommes dans l’artifice et le flou, presque dans un récit fabuleux. L’invisibilité de ces nano-effets donne lieu à de nombreuses métaphores pseudo-descriptives, dont la confusion, la diversité et les contradictions métaphysiques sont significatives de notre difficulté même à les conceptualiser, à les imaginer, et encore plus à les représenter. On construit des images indicielles, c’est-à-dire des images qui visualisent une mesure. On parle aussi d’interactions, d’images conceptuelles, d'expériences de pensée, d’occurrences (traces événementielles), de dispositifs, d’imag’actions, d’objets transmodaux, d’un mélange d’images expérimentales (réelles) et d’images de synthèse (imaginaires), auxquelles on reconnaît un pouvoir d’évocation. Plus l’horizon de la matière recule devant nos instruments, moins nous voyons, plus nous conceptualisons et imaginons. Nous observons qu’à cette
limythe la théorie de la lumière qui repose sur la dualité onde-corpuscule et qui a inspiré la théorie de la mécanique quantique, semble devenir universelle et que selon les cas, nous penchons pour des représentations de particules ou d’ondes. Elles sont « à mi-chemin entre le voir et le savoir » soulignent la sociologue de la connaissance Anne Sauvageot et les physiciens Xavier Bouju et Xavier Marie dans la préface des actes consacrés à un colloque sur le sujet
Images & mirages @ nanosciences (Hermann, 2011)*, sauf que nous ne voyons pas ces particules et ne savons pas ce qu’elles sont, puisqu’elles « transgressent les frontières entre le réel et le fictif », comme ils le rappellent aussi. Nous atteignons manifestement avec les nanotechnologies un
far west scientifique, en ce sens que ces territoires d’une nouvelle frontière de la matière-énergie que nous explorons, ne sont plus soumis à aucune des lois que nous connaissons, telles que les trois dimensions. La science rejoint l’affabulation. C’est cela qui l’intéresse et en même temps c’est la
limythe avec laquelle elle doit composer, comme lorsqu’elle aborde les questions de l’éternité ou des particules plus rapides que la lumière.
Ce qui donne de la crédibilité à ces images-signes, c’est évidemment notre connaissance de l’échelle infinitésimale de la matière, qu’elle soit vivante ou non. Nous savons que l’échelle atomique n’est qu’un horizon qui reculera indéfiniment dans la lunette de nos microscopes électroniques et spectroscopiques. Nous avons besoin de les visualiser pour les imaginer, pour y croire, pour les penser, même scientifiquement. Et nous devons inventer des formes et des couleurs pour l’invisible, comme si nous étions capables d’accommoder notre vision jusqu’à percevoir ces objets nanotechnologiques. Nous tentons de nous représenter ces particules avec des images d’artistes en fausses couleurs, en les grossissant. Même s’ils sont en mouvement incessant, nous les imaginons à une échelle de visibilité, en décidant d’arrêts sur images, que nous plaçons dans un espace qui semble dynamique, en utilisant les codes visuels stéréotypés des graphes quantitatifs. Nous jonglons avec l’irreprésentable. Nous adoptons des contrastes de couleur qui assurent leur lisibilité sans enlever à leur mystère. Bref, même s’ils relèvent de paramètres indiciels, nous les iconisons dans l’espace visible comme des nano-objets, selon les codes symboliques de notre culture. Plus ils sont invisibles, plus nous fabriquons de fausses images qui prétendent à la crédibilité, inévitablement arrangées selon nos codes culturels d’imagerie scientifique.
Il faut souligner ici, de façon plus générale, que l’imagerie scientifique, qui prétend à l’objectivité d'une" interprétation a-culturelle, a-historique et non subjective, est inévitablement soumise à notre culture, à notre idéologie, à notre époque, à notre subjectivité, et généralement revêt un aspect kitsch bonbon. D’ailleurs, la preuve en est que rien ne vieillit plus vite que l’imagerie scientifique.
Les nano-images ne sont pas des mirages, car les mirages semblent très réels, à moins qu’il ne s’agisse de « mirages quantiques », donc imperceptibles! Ce sont des imaginaires technologiques auxquels nous attribuons une puissance d’autant plus grande qu’elle est invisible et mystérieuse. Si nous persistons dans ces recherches incertaines, ce n’est pas seulement par désir de connaissance. Nous en espérons de nouveaux pouvoirs. Et cette hypothèse inquiète autant qu’elle promet. Les nanotechnologies, aussi scientifiques qu’elles prétendent objectivement être, tendent inévitablement à la magie. Elles ont comparables à notre imaginaire alchimique, qui croyait aux affinités entre les esprits de la matière. Et les alchimistes pensaient pouvoir ainsi produire de l’or.
Ainsi, selon les relevés industriels, on utilise déjà des nanoparticules de dioxyde de titane et d’oxyde de zinc dans des crèmes solaires et dans des cosmétiques, dans des enduits extérieurs, des peintures et des vernis d’ameublement. Il semblerait aussi qu’on ajoute des nanoparticules d’oxyde de cérium (une terre rare qui accélère l’oxydation) comme un catalyseur du carburant pour les automobiles. Et nous commençons à concevoir des nanomoteurs, capables de pénétrer dans les tissus les plus subtils de nos organes vivants pour y déposer des médicaments nanométriques. Nous pensons aussi pouvoir modifier des structures atomiques, y introduire des particules retraçables ou capables de durcir un métal, ou de le fragiliser, et ces possibilités encore difficiles à contrôler sont sujettes à des débats de société qui pourraient être aussi importants que ceux qui concernent les OGM. Plusieurs associations militent déjà activement contre l’utilisation des nanoparticules. Elles déclarent craindre que les nanomatériaux se révèlent toxiques pour les tissus humains. Elles diffusent des études qui mentionnent le risque de causer des mutations de l’ADN et d'induire des changements de la structure cellulaire pouvant conduire à la mort de la cellule, comme un empoisonnement au mercure. Nous élaborons une nanotoxicologie qui étudie, suivant l’exemple des enquêtes sur le danger de cancer qui serait relié à la saturation de notre environnement par les ondes courtes, notamment du fait de l’utilisation grandissante des téléphones portables, les risques potentiels d’une dissémination à large échelle de nanoparticules dans l'environnement. La revue
Nanotoxicology a été créée en 2007. Et même dès 1986 Eric Drexler, dans son livre sur les nanotechnologies,
Engines of Creation, après avoir insisté sur les possibilités extraordinaires que nous pouvons espérer des nanoparticules, se fait dramatique. Il redoute que ces particules, si on les introduit dans des tissus vivants, ne les corrompent et ne créent des cellules dangereuses autoreproductibles, entraînant des catastrophes biologiques. On peut craindre aussi que ces nanomanipulations de la matière et de l’énergie permettent un jour de créer des armes de destruction massive, telles que des bombes au graphite nanochargées, qui seraient capables de détruire les ondes courtes des réseaux de communication, voire de déstabiliser les structures atomiques du métal ou du béton. On évoque même une « gelée grise », qui serait un amas de nanoparticules susceptible de se répandre et de détruire tous les objets solides inertes ou vivants, et jusqu’à la croute terrestre elle-même.
Pourtant, le portail français officiel des nanosciences et des nanotechnologies le souligne : « les scientifiques ne sont pas unanimes quant à la définition de nanoscience et de nanotechnologie ». Et en France une commission créée par le CNRS en 2004 a renoncé en 2007 à poursuivre ses enquêtes sur les dangers possibles des nanoparticules, faute de pouvoir se mettre d’accord sur la définition de celles-ci, ni davantage sur la détection de leurs effets potentiels. Il est donc permis de se demander comment des particules invisibles dont l’existence est si insaisissable qu’elles relèvent encore de la spéculation, peuvent être ainsi manipulées et traitées industriellement en grande quantité pour être ajoutées à des crèmes, des peintures ou des médicaments. Il y a dans cette conviction, que ce soit celle de groupes militants, de manufacturiers ou d’agences de publicité, de la pensée magique, qu’elle soit pour ou contre. Ces grands espoirs ou ces grandes peurs, qui évoquent des pouvoirs gigantesques, extraordinaires ou épouvantables de ces particules fantomatiques, font penser aux esprits bienfaisants et malfaisants du Moyen-âge. On les conjure ou on prétend les asservir, on a pour cela des procédures, des formules, des discours. Et tant qu’on n’aura pas démontré l’existence bien réelle de ces esprits de la matière, tant qu’on ne sera pas capable de les observer et de les mesurer, il sera permis de n’y voir que des affabulations comparables à celles de la vieille magie. Cela fait penser au breuvage mêlé de poudre d’or que buvait la duchesse d’Angoulême quotidiennement pour augmenter l’éclat de son teint, qui était naturellement fort beau; mais elle fut gravement intoxiquée par cette mixture précieuse. On ne doutera pas que ces fabricants de crèmes et de peintures tentent d’ajouter des molécules d’oxyde de zinc ou de titane dans leurs mélanges, mais il ne s’agit que de micromolécules, et en aucun cas de nanoparticules. Cet abus de déclarations faisant référence aux nanosciences et aux vertus de l’infiniment petit donne un air de surpouvoir scientifique à ces produits et donc permet d’en justifier les prix de vente élevés, ce qui est courant notamment en cosmétique. Mais ce ne sont que des invocations à des pouvoirs magiques. En fait d’innovation, un retour à la vieille alchimie. Et beaucoup de gens y croient.
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* Cette publication fait suite à un remarquable colloque organisé en 2010 à l'Université de Toulouse Le Mirail. Un cederom accompagne le livre et montre un choix d'images scientifiques et de nanoart qui illustrent les propos des intervenants.