tout ce qui est réel est fabulatoire, tout ce qui est fabulatoire est réel, mais il faut savoir choisir ses fabulations et éviter les hallucinations.
dimanche, mai 25, 2014
Réécrire les mythes: Sisyphe escaladant la Tour de Babel
Voilà deux mythes qui disent le malheur des hommes.
Le biblique évoque l'arrogance humaine à la conquête du ciel, punie par Dieu qui leur lance la malédiction de l'incommunicabilité en remplaçant la langue universelle adamique par la diversité linguistique. Incapables désormais de s'entendre, les hommes sont ainsi condamnés à renoncer à leur projet commun et à demeurer ici-bas dans leur s disputes et leur misère.
Le mythe grec décrit la persévérance vaine de Sisyphe qui reprend chaque matin sa lourde charge pour la remonter vers le sommet, d'où il sait d'avance qu'elle retombera le soir-même, lui échappant des mains, en bas de la montagne. Sisyphe allie l'espoir toujours déçu et la volonté acharnée de réussir quand même. C'est sa souffrance, car il n'y a pas d'espoir sans souffrance.
Mais les mythes n'expriment que les fatalités auxquelles les hommes consentent. Ce sont les hommes qui inventent les mythes, et leurs raffinements de douleurs ou leurs espoirs naïfs. Pourquoi devrions-nous nous résigner à tant de malheur ? Il n'existe pas de dieu pour nous condamner et ce sont les hommes eux-mêmes qui déclarent ainsi se punir. Se punir de quoi? Se condamner a priori pourquoi?
Pourquoi ne pourrions-nous pas réaffirmer l'espoir d'un monde meilleur et, associant les deux mythes dans un récit nouveau, cette fois porteur de nos espérances, voir Sisyphe s'attaquer à l'escalade de la Tour de Babel pour monter à son sommet les pierres nouvelles de sa construction poursuivie envers et contre tout? Pour qu'à la fin triomphe la diversité humaine comme une valeur nouvelle que nous célébrons et avec l'espoir de reprendre l'édification d'une humanité qui progresse vers son accomplissement.
Il existe de bons mythes et de mauvais, de bonnes et de mauvaises interprétations de nos récits imaginaires dans lesquels se condensent nos inconscients collectifs. Il faut oser rejeter les mythes toxiques, les réécrire, en inventer de nouveaux qui nous conduisent vers un futur meilleur.
jeudi, mai 22, 2014
Nous devenons des dieux
Nous interprétons
désormais le monde non plus à partir du couple matière/énergie, mais selon des
algorithmes, comme si l’univers et la vie étaient d’immenses hypertextes dont
nous explorons les liens qui configurent des phénomènes, des lois, des
dynamiques et des inerties.
Et dans cet ensemble qui
nous englobe, tout est devenu information : des informations que nous
déchiffrons, des informations que nous constituons et des informations que nous
associons de façon inédite.
Pourquoi alors nous
étonner encore des fleurs naturelles colorées artificiellement comme des
cornets de crème glacée, des maquillages en tous genres, des lèvres noires ou
violettes, des faux ongles, des faux cils, des perruques ou des faux seins. Nous
fabriquons aussi bien du sérum et du sang artificiels, des os et de la peau de
synthèse, des aortes et des cœurs en plastique, que des textiles en fibre de
lait pour les gilets pare-balles, des alliages ultralégers et performants pour
l’aéronautique. Nous manipulons les gènes, les chromosomes et les cellules
souches. Avec la chirurgie esthétique un énorme marché est apparu, tant sont
nombreuses les femmes qui se font remodeler le corps selon les critères
esthétiques à la mode. Les opérations de cataracte consistent désormais à
implanter des cristallins de plastique dans les yeux. Nous prétendons ajouter dans les crèmes de
beauté des nano particules de tout ce qui peut séduire les consommatrices, et
que les prospectus publicitaires déclarent rajeunissants, bioénergétiques, en
quelque sorte «magiques».
Le vivant, le réel et
l’artificiel se déclinent désormais sans discontinuité, sans frontière discernable, selon tous les
algorithmes des industries militaires, agroalimentaires, manufacturières et
culturelles que nous décidons de programmer. C’est ce que j’ai appelé le
«nouveau naturalisme». Nous travaillons même dans les laboratoires à
synthétiser la vie. Les mutations les plus emblématiques de cette hybridation
entre ce que nous nommions il y a encore peu de temps «le réel» et opposions à «l’artificiel»
sont certainement celles qui transforment le vivant. Elles transgressent des
conceptions et des valeurs qui relevaient de croyances religieuses. Elles
s’imposent rapidement, même s’il existe encore des sectes archaïsantes, telles
que les Amish qui s’en tiennent à «la vielle nature» et interdisent même les
bicyclettes, voire qui refusent les vaccinations et les médicaments
industrialisés.
Nous pouvons alors
qualifier de «nouvelle nature» cet arrimage étroit dans lequel les éléments
dits artificiels, interventions, implants, ajouts, hybridations et synthèses prétendent
s’intégrer en douceur à la nature dite originelle, comme une valeur ajoutée et
non comme une négation.
Il existe aussi dans
l’utopie technoscientifique actuelle une tendance à déclarer obsolète l’écosystème
dit naturel, pour lui substituer une combinaison nouvelle, qui relèverait non
plus du carbone, mais du silicium et de l’intelligence artificielle. Le cyborg
en est la figure cinématographique. Mi chair mi artifice, ce successeur
anthropologique de l’homme actuel, doté de nouveaux pouvoirs, nous ferait
passer dans une ère totalement artificielle, où la valeur de l’authentique
perdrait tout sens et toute réalité, si non pour désigner une lointaine période
archaïque de l’évolution humaine.
Nous serions alors des
êtres de synthèse dans un univers de synthèse. La «vieille nature» aurait
disparu, ou serait classée «réserve
naturelle», comme dans «Le meilleur des
mondes» d’Aldous Huxley, et peut-être gardée secrète, comme dans le film
«Soleil vert» de Richard Fleischer, inspiré du roman éponyme de Harry Harrison
(1974). Nous ne serions même plus «biodégradables», comme l’imagine encore le
film éponyme du réalisateur de République dominicaine Juan Basanta (2013).Nous devenons des dieux, ni meilleurs, ni pires que ceux de l'Olympe. Et c'est là une étape qu'il nous faudra dépasser, au niveau de l'éthique.
mercredi, mai 21, 2014
Le vertige de l'illogisme
«Si ce n’est pas vrai,
c’est donc faux» affirmait Socrate. Et il obligeait son esclave de service à
l’admettre impérativement. Pourtant, les écrivains ont toujours ignoré la
rigueur conceptuelle socratique et fait appel à l’imagination, qui est
foisonnante et prend le risque de nous tromper pour nous ouvrir l’esprit. A
commencer par Platon lui-même, le disciple de Socrate, pourfendeur des «tromperies»
des poètes et des peintres, mais qui s’est lui-même rendu célèbre par la métaphore
de la caverne. Les poètes ne craignent pas d’évoquer une «présence absence», un
«clair-obscur» ou une «obscure clarté», une «pesante légèreté», un «vrai
mensonge», sans oublier les «morts-vivants», etc. Même un sociologue comme
Michel Maffesoli nous propose le concept de «raison sensible». L’association directe
de deux mots contradictoires semble créatrice de sens et évoquer des sensations.
Car la réalité et la vérité ne sont pas binaires, quoiqu’en ait pu dire
Socrate. Les bons écrivains en jouent savamment. Ils ne craignent
pas d’enchaîner deux contradictions et d’en tirer un bel effet. Les cuisiniers
aussi, qui nous préparent des sauces «aigres-douces». Dans un domaine aussi
tranché que l’opposition sociale des sexes, nous admettons maintenant que la
biologie des trans-genres n’est plus contestable et devra donc être socialement
admise. Et plus anecdotiquement, nous savons qu’il faut se protéger des
«chauds-froids» pour ne pas s’enrhumer, ou que la glace peut brûler la peau.
C’est même une thérapie couramment utilisée par les dermatologues.
Si nous poussons
l’exercice à sa limite en annonçant une «ontologie du faux plastique», la machine à raisonner résonne creux : l’esprit
perd pied, si je puis dire, et nous tombons dans le vertige de l’illogisme. Nous
sommes nous laissés prendre par un faux concept ? Nous pourrions bien sûr en fabriquer en
quantité, parler de «glace chaude», d’«eau sèche», de «dictature démocratique» et
en faire un jeu de société. Le «faux plastique» a cette vertu supplémentaire
que le plastique étant associé à l’idée d’imitation, il nous choque moins immédiatement
qu’une «vitesse lente» ou une «beauté laide». Le surréalisme et la
pataphysique sont passés maîtres dans ce
genre de confusion créatrice. Est-il donc possible de se jouer ainsi du
vrai et du réel avec les mots qu’ils prétendent désigner? Est-il
prudent de bafouer la logique sur un ton si anodin? Tout pourrait-il alors être
faux, du moins dans les associations de mots pour en parler? Ou faut-il
dénoncer des erreurs de l’esprit, un galimatias, qui ne sauraient remettre en
questions les vertus de la logique ? Nous savons que dans la pensée
magique une chose peut en être une autre, tandis que la logique binaire du
rationalisme classique fonde précisément sa vertu sur le principe d’exclusion
de telles confusions.
En fait, l’opposition
entre le vrai et le faux, le naturel et l’artificiel, l’authentique et
l’imitation est de moins en moins évidente, de moins en moins légitime et
encore moins instrumentale. Nous sommes demeurés trop longtemps soumis à la
pensée binaire et réductrice de Socrate. Elle a eu le mérite en son temps de
nous libérer de la pensée magique et des superstitions qui dominaient
l’Occident. Mais elle est insuffisante, voire trompeuse aujourd’hui.
La science contemporaine
elle-même nous invite par son exemple à sortir de la citadelle du rationalisme
classique et à oser recourir à des logiques floues pour mieux embrasser une
réalité complexe que le principe simpliste de la non contradiction ne saurait suffire
à interpréter. La postmodernité nous a conduit à un postrationalisme qui ne
permet plus de nous en tenir à des oppositions ingénues entre le vrai et le
faux, le réel et l’artificiel. Et c’est ainsi l’épistémologie elle-même qui est
en mutation, non seulement au niveau de la logique réductrice qui la fondait,
mais de la science elle-même.
samedi, mai 17, 2014
Le yoyo cosmique
Nous voici dans l'âge du numérique. L'opposition entre le monde d’ici-bas que nous dévalorisons une fois de plus et celui d’en haut que nous survalorisons
plus que jamais nous replonge dans le mouvement de balancier cyclique de nos
interprétations de l’univers. Dans un premier temps, qu’on a appelé
« primitif », le monde animiste était d’une seule pièce. Les hommes
faisaient partie de la nature dont ils célébraient les esprits. Puis cette
unité a été déchirée par Platon, qui nous voyait ici-bas dans la pénombre d’une
caverne, enchaînés par des simulacres et des ombres trompeuses, sans pouvoir
nous retourner vers la pure lumière de la vraie réalité qui resplendissait
là-haut, dans le ciel des idées, et que seul le sage voyait. Le christianisme a
renforcé cette opposition, qualifiant de vallée des douleurs et de péché la
Terre d’ici-bas et glorifiant la lumière pure et l’infinie sagesse et
connaissance de Dieu pour nous inviter à sacrifier nos vies terrestres et
mériter le ciel.
Puis,
cette curieuse topologie a été inversée par les hommes de la Renaissance qui
ont substitué la trilogie de l’humanisme, du rationalisme et du réalisme
d’ici-bas à celle du Dieu du ciel incarnant le vrai, le bien et le beau. Revalorisant la vie terrestre et contestant
la théologie sacrificielle de l’Église, on a dénoncé de plus en plus
l’obscurantisme du Moyen-âge. La science expérimentale nous libérés de la
superstition et s’est affairée à représenter, explorer et transformer la
réalité matérielle d’ici-bas. Nous étions enfin des hommes à part entière, les
pieds sur Terre.
Mais
après avoir bâti pendant cinq siècles, un réalisme qui semblait répondre à nos
exigences rationalistes et humanistes, c’est la science elle-même qui a
décrédibilisé ce réalisme si difficilement conquis. Elle n’y croit plus. Elle a
abandonné l’observation expérimentale et opté pour la modélisation numérique.
Elle s’est rapprochée de l’imaginaire de la science fiction et explore des
hypothèses instrumentales de plus en plus idéelles. Elle s’est dématérialisée.
Elle flirte avec les chimères.
Cette
perte de substance du réalisme, que nous devons donc paradoxalement à la
science contemporaine, s’est conjuguée en un moment historique fort avec la
mort de Dieu tant clamée depuis Nietzsche. Et cette disparition simultanée de
la foi dans le réel et en Dieu a ouvert un grand vide dans notre imaginaire et
dans notre besoin de croyance, laissant le champ libre au «numérisme», qui s’y
est engouffré, tout la fois comme une
nouvelle réalité, plus intelligente et plus instrumentale, donc supérieure, et
comme un nouvel ailleurs plus prometteur, plus spirituel, et inclusif comme une
nouvelle Église. L’effacement concomitant
de la réalité et de la figure divine a créé le momentum d’un nouvel essor de l’imaginaire collectif. Avec
l’émergence de l’âge du numérique, notre cosmogonie s’inverse donc encore une
fois. Nous revenons à une sorte
d’idéalisme platonicien. Nous déprécions
à nouveau la réalité d’ici-bas, ce monde trivial de nos sens, pauvre en
informations, qui n’intéresse plus la science, tournée désormais vers
l’exploration des complexités invisibles qu’elle modélise numériquement. Nous
le quittons aussi parce qu’il nous résiste, nous déçoit et nous frustre dans
nos désirs, en comparaison de l’ailleurs numérique qui nous attire, qui nous
fascine, qui nous hypnotise, parce qu’il nous promet l’intelligence et la
puissance d’une nouvelle étape de notre évolution humaine, et
qu’individuellement nous avons le sentiment d’y accéder à une existence plus
gratifiante et plus réelle.
jeudi, mai 15, 2014
Ontologie du faux plastique
L'énoncé même de ce titre sonne
faux. Par définition doublement faux. Les philosophes, en successeurs imbus des
théologiens, nous ont enseigné qu’il ne peut exister d’ontologie du faux, mais
seulement de l’être réel. Quant au plastique, conçu comme une pseudo matière, il
ne saurait être déclaré faux, puisqu’il se veut tel. Artificiel, il ne peut
être imité par des matières naturelles, ni s’imiter lui-même. Je peux voir du
faux bois ou du faux marbre, les produire et les décrire : ils existent.
Mais le concept de «faux plastique» est si contradictoire qu’il ne peut être
pensé, ni même imaginé. Il suffit de s’essayer pour en convenir. Mais est-ce si
sûr ? La nature a beaucoup changé ces derniers temps. L’ontologie aussi. Et
elle va devoir se renier pour s’accommoder du faux et de l’imaginaire qui
constituent de plus en plus notre environnement réel, notre nouvelle nature.
Elle va même devoir céder la place à la mythanalyse qui déchiffre les mythes
actuels.
samedi, mai 10, 2014
Europe,bon mythe,mauvaise marque, un blog de Georges Lewi
Un blog de Georges Lewi sur son livre qui sort très opportunément à la veille des élections européennes:
Décryptage du mythologue. Europe, bon mythe, mauvaise marque !
Décryptage du mythologue. Europe, bon mythe, mauvaise marque !
Affolement, une fois de plus, à propos de l’Europe. Pourquoi ça ne marche plus ? Lorsque les journalistes, décodeurs avisés, ne comprennent pas ce qui se passe, c’est que les clés de lecture « classiques », la politique, les nations, la crise…ne sont pas les bonnes.
Un mythe est une histoire que les gens croient vraie, une marque est une histoire que les gens achètent. Or les Européens ont cru à l’Europe, passionnément pour certains mais désormais ils n’achètent pas « la marque » qui reste sur les étagères…
Europe, un bon mythe
Les Européens ont vécu, il y a 60 ans, un conte de fée. Aucune génération depuis la nuit des temps n’avait vu cette partie occidentale du continent en paix. Et voici qu’avec la paix, déjà incroyable, était annoncé le retour de l’âge d’or : le mythe des mythes, le plus universel qui soit. Car avec la paix, les « pères de l’Europe », au caractère initialement économique ont promis le bien-être et avec l’intégration progressive des pays, l’équité entre les gens, du nord, du sud, de l’ouest, de l’est…C’était sans doute trop promettre mais comme toujours, lorsque l’histoire est belle, les citoyens ont tendance à croire à ce « storytelling ». Victor Hugo en avait rêvé.Monnet l’a fait ! Mais un mythe, si beau soit-il, a besoin d’être nourri pour rester crédible.
Europe mauvaise marque
Or depuis 2005, rien ne va plus. Les élites, comme on dit, sont obligées de « passer en force » pour que la machine ne soit pas bloquée. Les dernières intégrations se sont faites, quasiment, de façon clandestine. Les élections s’annoncent comme un referendum pour un »contre l’Europe », comme si l’élection à la présidence de la république était une élection pour ou contre la France. Inouï ! C’est que le beau mythe a été saccagé par une gestion catastrophique de la marque. Or, Europe est une marque de «groupe », une marque « corporate » qui a pour vocation « puissance et culture ». Les règles de gestion de ce type de marque sont simples : parler d’une seule voix, assurer la puissance du groupe, veiller à éviter une concurrence interne entre les « marques-filles », assurer l’équité et veiller à ce que chacun travaille dans un certain bien-être.
Or en Europe, aucune de ces règles n’est observée. A commencer par l’absence d’émetteur. On ne sait pas qui est Europe : la commission, le conseil des ministres, le parlement, les différentes instances juridiques…Il manque une visibilité à défaut d’un leader charismatique et visionnaire. La concurrence (en particulier fiscale) interne entre les marques filles est incompréhensible. Au lieu de se battre contre les puissances hors du groupe, Europe veille à ce qu’il n’y ait pas de « marques puissantes » au sein du groupe. Ainsi s’en vont des pans de l’économie, et les emplois avec…Europe, la peur d’être leader ?
Les citoyens-consommateurs rêvent du « masstige », (le prestige de masse) : une belle marque pour tous, avec des flagships dont les Européens puissent être fiers .Or Europe est laide et absente. Ses signes sont anciens, elle n’a toujours que 12 étoiles au drapeau et il est bien difficile de « rencontrer » Europe quand on le souhaite. Europe ressemble désormais à ces « vieilles marques» qui ne font rêver que ceux qui n’ont pas les moyens de se les offrir mais dont ses consommateurs ne veulent plus. Heureusement, on sait qu’en branding, aucune cause n’est définitivement désespérée
Georges Lewi, http://www.mythologicorp.com/
___________________
*G. Lewi. Europe, bon mythe, mauvaise marque. François Bourin. Editeur. 150 pages. 14 €
vendredi, mai 09, 2014
Fiction versus réalité
Nous avons le sentiment d'être dans le monde comme des poissons qu'on mettrait dans un aquarium. Autrement dit: pourquoi nous a-t-on mis là, dans ce monde extérieur auquel nous n'appartenons pas. Nous sommes d'une autre nature, et donc étrangers dans ce monde qui nous est imposé, on ne sait par qui ni pourquoi. Pas de racines, comme un arbre, dans cette terre, pas d'osmose, comme l'oiseau dans cet air; pas de lien de nature, alors que le papillon va à la fleur et que la fleur va au papillon, comme deux êtres de la même nature.
La schizophrénie du christianisme suffit-elle à expliquer cette distanciation insurmontable entre la nature et nous? Entre notre corps et nous? Entre la matière et l'esprit? L'univers et l'homme étrangers l'un à l'autre. Cela a-t-il du sens? Cela est-il une erreur de l'esprit? Une dérive idéaliste de tradition monothéiste? Les religions animistes nous font plutôt imaginer une unité fondamentale entre l'humain et l'univers.
C'est là qu'intervient la sociologie dans la théorie de la mythanalyse.
Dans des sociétés indivises, fondées sur l'unité sociale organique, la famille tribale, où le groupe est plus fort que l'individu, nous avons des religions qui célèbrent aussi l'unité entre l'homme et la nature. L'un ne va pas sans l'autre. A l'opposé, dans des sociétés individualistes, où domine la famille conjugale, chaque individu a une conscience distanciatrice de lui-même par rapport à la société, ainsi que par rapport à la nature. Il se sent dans la société et dans l'univers comme dans un aquarium ou un container, d'une autre nature que lui-même.
Du point de vue de la théorie mythanalytique, il est intéressant d'en aborder les conséquences. Nous avons souligné que lors de l'accouchement, c'est le monde qui naît au fœtus, en même temps que le fœtus vient au monde. Il y a, dans la conscience de l'enfant qui naît, accouchement du monde - le monde vient à l'enfant -, autant qu'il y a dans la conscience adulte accouchement du fœtus, qui vient au monde. Co-accouchement, donc, de l'enfant et du monde qui naissent simultanément. Et dans une première étape de vie, la conscience que le nouveau-né a de son corps et du monde extérieur demeure sans doute indistincte ou confuse. Il va cependant apprendre (sociogenèse) à construire cette distinction que lui impose l'autre (la cosmogonie monothéiste de la société dans laquelle il vit, et qui oppose l'homme à la nature). C'est dans ce type de société que Rémi Sussan peut écrire: Si on devait définir l'humain, on pourrait presque dire: c'est une créature de fiction. Pas un être dépourvu d'existence, mais un organisme qui ne s'épanouit vraiment que dans les productions de son propre esprit, et qui se trouve projeté dans le monde réel par hasard ou par malchance. "Un étranger sur la Terre", comme le notait déjà la Bible.*
On peut supposer que dans une société indivise (première, comme on dit aujourd'hui), où "l'autre" véhicule une cosmogonie de l'unité fusionnelle entre l'individu et la société et l'univers, ce sentiment d'étrangeté de l'individu face au monde et à son groupe social n'existe pas. Il ne s'y voit pas comme un être de différence irréductible dans un contenant. Il garde pour la vie entière cette conscience de l'indistinction entre son corps, la famille et l'univers, qu'il développe à partir de l'accouchement.
C'est cette schizophrénie créée par le monothéisme chrétien, qui fait que nous sommes des hommes de projets, obsédés par nos fictions, et que nous voulons changer le monde. L'animal n'éprouve manifestement pas ce désir. Il n'imagine pas être dans le monde autrement, ou être dans un autre monde. Dans les sociétés dites premières, la fiction est d'imaginer des esprits qui nous lient au monde, qui animent l'univers. Et non pas de transformer le monde. Le mythe grec prométhéen célèbre la création humaine. Le mythe biblique ne nous demande aucunement de changer le monde, si ce n'est pour le rendre conforme à la religion. Comme le monothéisme musulman, qui se veut lui-aussi de conquête religieuse, alors que le monothéisme juif n'impose que la distinction entre les croyants et les goyim. Mais en prenant le relais de l'idéalisme platonicien, il nous invite à faire prévaloir la lumière de l'esprit sur l'obscurantisme de la matière. Il crée donc la fiction, la volonté de libérer nos esprits de nos chaînes. Il rejoint ainsi le mythe prométhéen par l'insatisfaction qu'il déclare vis-à-vis du monde présent, mais situe ses projets dans un autre monde après la mort - ce qui dévalorise le monde réel, sans inviter à le transformer.
Il demeure que dans la civilisation occidentale, la coexistence, voire la conjugaison des mythes grec et biblique a fait de nous, comme le dit Rémy Sussan, des êtres de fiction, qui survalorisent la fiction des projets religieux ou prométhéen par rapport au monde réel jugé insuffisant, toxique ou inachevé.
Le mythe humain, tel qu'on peut le penser aujourd'hui en Occident, est celui d'un être inachevé qui se projette dans la fiction (devenir un saint, ou un dieu, comme je le propose, ou un cyborg, comme le proposent les gourous du posthumanisme).
___________________________________
*Rémi Sussan, Frontière grise. Nouveaux savoirs, nouvelles croyances et stupidités sur le cerveau (François Bourin éditions, 2013)
La schizophrénie du christianisme suffit-elle à expliquer cette distanciation insurmontable entre la nature et nous? Entre notre corps et nous? Entre la matière et l'esprit? L'univers et l'homme étrangers l'un à l'autre. Cela a-t-il du sens? Cela est-il une erreur de l'esprit? Une dérive idéaliste de tradition monothéiste? Les religions animistes nous font plutôt imaginer une unité fondamentale entre l'humain et l'univers.
C'est là qu'intervient la sociologie dans la théorie de la mythanalyse.
Dans des sociétés indivises, fondées sur l'unité sociale organique, la famille tribale, où le groupe est plus fort que l'individu, nous avons des religions qui célèbrent aussi l'unité entre l'homme et la nature. L'un ne va pas sans l'autre. A l'opposé, dans des sociétés individualistes, où domine la famille conjugale, chaque individu a une conscience distanciatrice de lui-même par rapport à la société, ainsi que par rapport à la nature. Il se sent dans la société et dans l'univers comme dans un aquarium ou un container, d'une autre nature que lui-même.
Du point de vue de la théorie mythanalytique, il est intéressant d'en aborder les conséquences. Nous avons souligné que lors de l'accouchement, c'est le monde qui naît au fœtus, en même temps que le fœtus vient au monde. Il y a, dans la conscience de l'enfant qui naît, accouchement du monde - le monde vient à l'enfant -, autant qu'il y a dans la conscience adulte accouchement du fœtus, qui vient au monde. Co-accouchement, donc, de l'enfant et du monde qui naissent simultanément. Et dans une première étape de vie, la conscience que le nouveau-né a de son corps et du monde extérieur demeure sans doute indistincte ou confuse. Il va cependant apprendre (sociogenèse) à construire cette distinction que lui impose l'autre (la cosmogonie monothéiste de la société dans laquelle il vit, et qui oppose l'homme à la nature). C'est dans ce type de société que Rémi Sussan peut écrire: Si on devait définir l'humain, on pourrait presque dire: c'est une créature de fiction. Pas un être dépourvu d'existence, mais un organisme qui ne s'épanouit vraiment que dans les productions de son propre esprit, et qui se trouve projeté dans le monde réel par hasard ou par malchance. "Un étranger sur la Terre", comme le notait déjà la Bible.*
On peut supposer que dans une société indivise (première, comme on dit aujourd'hui), où "l'autre" véhicule une cosmogonie de l'unité fusionnelle entre l'individu et la société et l'univers, ce sentiment d'étrangeté de l'individu face au monde et à son groupe social n'existe pas. Il ne s'y voit pas comme un être de différence irréductible dans un contenant. Il garde pour la vie entière cette conscience de l'indistinction entre son corps, la famille et l'univers, qu'il développe à partir de l'accouchement.
C'est cette schizophrénie créée par le monothéisme chrétien, qui fait que nous sommes des hommes de projets, obsédés par nos fictions, et que nous voulons changer le monde. L'animal n'éprouve manifestement pas ce désir. Il n'imagine pas être dans le monde autrement, ou être dans un autre monde. Dans les sociétés dites premières, la fiction est d'imaginer des esprits qui nous lient au monde, qui animent l'univers. Et non pas de transformer le monde. Le mythe grec prométhéen célèbre la création humaine. Le mythe biblique ne nous demande aucunement de changer le monde, si ce n'est pour le rendre conforme à la religion. Comme le monothéisme musulman, qui se veut lui-aussi de conquête religieuse, alors que le monothéisme juif n'impose que la distinction entre les croyants et les goyim. Mais en prenant le relais de l'idéalisme platonicien, il nous invite à faire prévaloir la lumière de l'esprit sur l'obscurantisme de la matière. Il crée donc la fiction, la volonté de libérer nos esprits de nos chaînes. Il rejoint ainsi le mythe prométhéen par l'insatisfaction qu'il déclare vis-à-vis du monde présent, mais situe ses projets dans un autre monde après la mort - ce qui dévalorise le monde réel, sans inviter à le transformer.
Il demeure que dans la civilisation occidentale, la coexistence, voire la conjugaison des mythes grec et biblique a fait de nous, comme le dit Rémy Sussan, des êtres de fiction, qui survalorisent la fiction des projets religieux ou prométhéen par rapport au monde réel jugé insuffisant, toxique ou inachevé.
Le mythe humain, tel qu'on peut le penser aujourd'hui en Occident, est celui d'un être inachevé qui se projette dans la fiction (devenir un saint, ou un dieu, comme je le propose, ou un cyborg, comme le proposent les gourous du posthumanisme).
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*Rémi Sussan, Frontière grise. Nouveaux savoirs, nouvelles croyances et stupidités sur le cerveau (François Bourin éditions, 2013)
Libellés :
étrangeté du monde,
Rémi Sussan,
sociologie et myythanalyse
lundi, mai 05, 2014
Qui crée les mythes?
Nous l'avons maintes fois souligné: les matrices des grandes figures mythiques - celles dont Jung a fait des archétypes - s'animent au sein du carré parental dans la psyché individuelle du nouveau-né qui assiste/participe à la naissance du monde.Ce sont les figures centrales de la scène mythique originelle, celle du carré parental. Elles sont activées par les émotions, désirs et peurs de l'in-fans.
Mais comment ces grandes figures prennent-elles forme plus précise et de façon générale s'incarnent-elles dans les récits mythiques très élaborés des sociétés. La psychanalyse souligne le rôle de la sublimation, qui les fait migrer de leur statut émotionnel et instinctif originel vers les imaginaires sociaux. La symbolisation prend alors le relais dans leur configuration collective plus précise et plus stable au sein de la sphère culturelle.
Car l'origine biologique de la puissance des mythes ne saurait suffire à établir leur institutionnalisation sociale.L'étape suivante, c'est la sociogenèse des mythes. En effet, ce sont toujours des prophètes, conteurs, chamans, rois ou chefs militaires, écrivains, poètes, chanteurs, chorégraphes qui créent le récit des faits marquants la trajectoire de ces figures. Ce sont eux qui inventent des détails inspirants dans leur représentation, qui décrivent leurs vêtements et objets symboliques, qui amplifient leurs gestes marquants, conflits, amours, jalousies, et leurs rapports avec les hommes. Moïse, Hésiode, Homère, Platon sont des créateurs exceptionnels, mais l'époque même de l'antiquité n'est pas une exception dans la création de nos grands mythes. La genèse des mythes se poursuit aujourd’hui encore. En Occident, Cervantès, Shakespeare, Dante, Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, Lamartine, Condorcet, Michelet, Hugo, Stendhal, Flaubert, Hegel, Goethe, Schiller, Heine, Marx, Freud, Jung, Wagner, etc. inventent et mettent en scène nos mythes fondateurs de la modernité, le Progrès, l'Histoire, la Raison, le Peuple, le Travail, le Prolétariat, etc. Mary Shelley, Jules Verne, Charlie Chaplin, Lovecraft, Asimov, Frank Hebert, Ray Bradbury, ArthurC. Clark, George Lucas, etc. mettent en scène le futur, la guerre des étoiles, les robots, etc. Les mythes sont œuvres de culture. Et comme on sait, la culture est mémoire, mais aussi création, l'une et l'autre animées par la société qui célèbre la Res Publica, la Nature romantique, les archétypes,la naissance de l'Europe, les grandes peurs, les grands accomplissements et la science-fiction.
La mythanalyse, lorsqu'elle étudie l'oeuvre d'un grand créateur,ne s'intéresse pas à ses traumatismes infantiles (comme le fait Freud à propos de Leonard de Vinci), mais aux figures mythiques que leur oeuvre met en scène et qui ont eu une résonance sociale exceptionnelle. Et dans le cas de Leonard de Vinci, ce n'est même pas la Joconde, mais lui-même qui est devenu un mythe emblématique de l'esprit de la Renaissance: réalisme, rationalisme, humanisme, science et technologie.
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