Le numérique est une technologie
prodigieuse, mais il ne faut pas en faire une religion et une Église ! Et
c’est pourtant ce que nous faisons de plus en plus. Pourquoi ?
L’efficacité ne suffit pas à l’expliquer. Nous croyons au numérique comme à une
nouvelle promesse, comme à un mythe salvateur. Et c’est cet imaginaire
qu’exalte le numérique que nous devons
tenter de déchiffrer. Non seulement pour en comprendre le succès, mais aussi
pour nous comprendre nous-mêmes. Et c’est ce que nous tentons ici. Car le
mirage du numérique est un révélateur étonnant de notre évolution, tant de la
pérennité de nos archaïsmes que de la divergence radicale du futur que nous
inventons.
Nous
allons donc explorer les imaginaires sociaux de cet âge du numérique émergent.
Nous pensions qu’il s’agissait d’une révolution technologique et scientifique,
mais nous y découvrons paradoxalement des croyances, des
espoirs, des peurs et des émotions des vieux mythes des origines et du futur que nous pensions dépassés, mais que réactive spectaculairement le code binaire : la lumière, l'unité universelle,
la puissance créatrice humaine (CyberProméthée,
vlb, 2003), et ceux, futuristes et spirituels, de la noosphère teilhardienne et
de son point Omega d'achèvement de notre évolution. La mythanalyse se distingue
de la mythocritique que Gilbert
Durand a développée dans Les structures
anthropologiques de l’imaginaire (1960), qui désigne l’histoire érudite et
l’analyse des mythologies anciennes. La mythanalyse, telle que je la conçois (L’Histoire de l’art est terminée
(1980), Mythanalyse du futur (2000) et La
société sur le divan. Éléments de mythanalyse (2006), travaille sur les
sociétés contemporaines. Elle consiste
dans le repérage et le déchiffrement de nos mythes actuels. Elle souligne que
c’est le monde qui vient au nouveau-né et non pas le contraire, comme l’affirme
le langage courant. Le nouveau-né construit imaginairement son interprétation
de ce monde qui l’enserre selon les quatre figures du carré parental : la
mère, le père, lui et l’autre (au sens lacanien : le langage et la culture
de la société qui va formater sa psyché, sa structure mentale et ses valeurs).
C’est dans le carré parental, dans l’état d’impuissance et d’émotion prolongées
auquel il est réduit, les pattes en l’air, sur le dos, que le nouveau-né va
fabuler, former ses désirs et ses peurs,
et les incarner dans les figures mythiques de la société qu’il habite.
C’est dans le carré parental que chaque nouveau-né répète, sous l’influence familiale
déterminante de l’autre (la société), la
gestation des mythes interprétatifs du monde étrange qui vient à lui, et qu’il y adhère psychiquement. Ce sont
les grandes figures du carré familial : la mère, le père, l’autre, et les
principaux événements de sa vie fœtale et postnatale qui s’inscriront et
s’incarneront dans l’imaginaire mythique qu’il partagera avec sa société de
naissance. C’est la structure familiale du carré parental qui formate durablement
sinon pour toujours les principaux circuits synaptiques de son cerveau encore
plastique, au point que cette logique familière lui deviendra naturelle, et qu’il en oubliera la gestation sociobiologique
même On le voit bien : la
mythanalyse embrasse bien plus que le numérique. Mais le numérique s'offre à
nous comme un champ d'analyse étonnamment significatif et démonstratif de notre
conception de la mythanalyse. Il constitue notre nouvel Olympe et nous y
retrouvons les figures mythiques centrales de la fabulation du nouveau-né dans
le carré parental. Nous pensons que le rationalisme nous a permis de nous
« démytifier ». C’est notre plus grande illusion que de nous croire
libérés des superstitions et autres mythes infantiles. Nous adhérons aujourd’hui encore, à l’âge du
numérique, de l’exploration de l’espace et des nanotechnologies, à autant de
mythes que les Égyptiens ou les Vikings. Et nous sommes confrontés pour une large
part à ces mêmes croyances archaïques, même lorsqu’elles se personnifient
autrement. Ces mythes demeurent d'origine bio-familiale, quelles qu’en soient
les actualisations sociales. Pas plus que les Grecs ou les Incas nous ne savons
que nos croyances actuelles sont mythiques, sans doute parce qu'elles s'expriment
autrement, moins selon les figures anthropomorphiques des mythologies anciennes
(des dieux et des déesses), mais davantage en concepts abstraits, tels que le
Progrès, l’Histoire, la Raison, le Travail, le Futur qui nous ont dominés
depuis le XIXe siècle, puis dans les grands acteurs sociaux de notre imaginaire
contemporain ; la Technoscience, l’Économie, l’Écologie, et plus
précisément aujourd’hui le Numérique et ses prodiges vis-à-vis desquels nous
développons une immense dépendance et dont nous célébrons la pensée magique, les rituels, les
malins génies et les démons, qui semblent réveiller des sorcelleries
primitives.