Milliards d’humains, d’informations, d’oiseaux, de bactéries, d’étoiles, milliards de milliards de gènes, d’électrons, d’éclats brillants et invisibles d’univers agités et de mouvements browniens. Chaos où nous dessinons des liens aléatoires, de la pensée linéaire et des arabesques vertigineuses aux limites de l’impensable, de l’inimaginable. Singularités infranchissables dont nous sommes. Instabilités où nous tentons d’esquisser des mythes et des cosmos dans les fragments de nos consciences impressionnistes : voilà le monde auquel nous voulons donner un sens!
Depuis des millions d’années, nous apprenons à lire, nous, les humains analphabètes de ce monde qui ne semble pas illisible. En attendant, nous en parlons sans cesse, nous inventons sans répit des dieux et des raisons, et nous leur attribuons des milliards d’histoires disparates. Et aujourd’hui, la vitesse a pris la relève de l’espace temps géométrique dans lequel nous nous étions installés. La vitesse est-elle destructrice ou fondatrice et partie prenante d'un ordre?Comment pourrions-nous échapper à la métaphysique, ses illusions et ses limythes, lorsque nous essayons de formuler une interprétation du monde?
Nous sommes des fabulateurs de mythes.
Nous tentons de surimposer l'ordre d'un cosmos au sentiment d'un chaos cosmogonique. Mais il n'est pas sûr que l'univers soit un chaos.
Hervé Fischer
tout ce qui est réel est fabulatoire, tout ce qui est fabulatoire est réel, mais il faut savoir choisir ses fabulations et éviter les hallucinations.
vendredi, décembre 31, 2010
jeudi, décembre 30, 2010
Mythanalyse du corps humain
Il est difficile de dire ce qu’est l’être humain en dehors des représentations visuelles successives qu’il s’est fait de lui-même. Et celles-ci, essentiellement culturelles, se sont étrangement transformées au fil des siècles. Les images paléolithiques nous montrent plus d’animaux que d’hominidés. Et les dessins des animaux des grottes préhistoriques sont très réalistes et précis, tandis que l’homme se représentait seulement sous forme symbolique : sculptures magiques de la fécondité (Venus de Willendorf 23000 ans avant notre ère) ou pictogrammes de silhouettes humaines en quelques traits schématisés. Dans l’art premier, notamment africain, il en est de même : c’est plus l’esprit que le corps qui est évoqué, son statut social et ses pouvoirs animistes. La civilisation égyptienne ancienne a magnifié le corps humain, mais elle aussi selon des conventions symboliques, religieuses et politiques abstraites, et en l’hybridant souvent aux animaux sacrés.
Les Grecs anciens ont été les premiers à célébrer dans leurs temples la beauté plastique du corps humain et son anatomie musculaire précise et réaliste, plutôt que de multiplier les sculptures animistes de serpents, dragons, singes, chats, oiseaux ou végétaux des autres civilisations. Pour en glorifier l’image, ils ont recouru à la noblesse lumineuse du marbre blanc. Puis nous observons, selon les époques, les sociétés et les cultures, des tendances tantôt très réalistes, tantôt abstraites, religieuses et symboliques. Dans l’islam et le protestantisme, c’est même l’interdiction de toute représentation visuelle de dieu et de création, y compris l’homme qui s’est imposée.
La représentation de l’humain, spirituelle ou corporelle, est iconique de chaque culture ; elle synthétise les rapports que l’homme construit entre lui et l’univers, donc sa propre image dans celle du monde, selon la cosmogonie et les interprétations idéologiques qu’il adopte. Qu’en est-il alors de l’homme de la modernité occidentale. Il était nécessaire de faire ce rappel historique pour mieux comprendre la signification des mutations actuelles.
La sculpture et la peinture européennes ont transformé nos représentations classiques de l’humain, principalement du point de vue perceptif de la réalité visible : convention réaliste, impressionnisme, naturalisme, fauvisme, cubisme, surréalisme, hyperréalisme, etc. Le sentimentalisme romantique, puis le symbolisme (qui a eu un fort impact dans la sculpture qui a suivi), ont maintenu une tradition plus spirituelle. Le futurisme et le réalisme socialiste, mais aussi un Fernand Léger, ont tous célébré, quoique de façon très différente, la nouvelle puissance de la technologie et de l’homme prométhéen, constructeur d’un monde nouveau.
Les artistes qui ont rapporté des dessins des camps de concentration, et les postmodernes deepuis, comme Christian Boltanski, Arnulf Rainer, mais aussi des sculpteurs comme Giacometti, Eva Hesse, Louise Bourgeois, Betty Goodwin, ont exprimé le malaise, la souffrance, la fragilité, l’éphémérité, la destruction de l’homme, cédant souvent à une grande morbidité. Mais ce sont les artistes de la performance et de l’art corporel des années 1960 et 1970, des artistes comme Hermann Nitsch, Gina Pane, Michel Journiac, Vito Acconci, Chris Burden, qui ont exprimé de la façon la plus extrême la douleur, le désenchantement, le catastrophisme, voire le nihilisme de notre époque. Ces représentations doloristes, masochistes évoquent nettement la tradition chrétienne biblique de flagellation, de la punition du corps. Certes, l’intention n’en était nullement exprimée clairement par ces artistes, mais les références nombreuses et explicites que faisaient Michel Journiac et les actionnistes viennois à la religion en témoignent clairement.
Il est d’autant plus étrange qu’en 40 ans nous soyons passés d’un extrême à l’autre : nous optons aujourd’hui pour une attitude extrêmement optimiste, mais selon deux directions étonnamment contradictoires, du moins en apparence.
D’un côté nous valorisons le corps naturel, nous l’icônisons dans la publicité, qui promeut et vend les produits d’une industrie florissante de la beauté du corps – naturisme, nudité, gymnastique, body building, maquillage qui rehausse le naturel, chirurgie plastique qui permet de lutter contre le vieillissement, santé par les produits naturels, etc.
D’autre part, des gourous nous proposent une nouvelle représentation du corps grâce aux technologies numériques. Cette utopie technoscientifique posthumaniste correspond à un nouvel espoir cosmogonique et nous annonce une superpuissance humaine arrimée aux technologies informatiques. Des représentants majeurs des arts scientifiques, tels Stelarc, Eduardo Kac, le mouvement australien Symbiotica usent de prothèses, manipulent l’ADN, rêvent de nanotechnologies, conçoivent l’espoir d’un être humain chimérique, qui cèderait son pouvoir cérébral à l’informatique pour une nouvelle ère de notre évolution humaine, jusqu’à un dépassement radical de l’humain par le silicium intelligent.
Quelle que soit l’opposition de ces démarches, l’une naturaliste, l’autre numérique, c’est dans les deux cas par l’artifice que nous tendons à doter notre corps de beauté et de force supérieures. Dans les deux cas, il s’agit d’un rejet de l’idéologie biblique et d’un retour à la pensée et à la sensibilité grecques, celles de la beauté du corps humain à célébrer, et à renforcer selon notre instinct prométhéen, celui de l’homme créateur de lui-même. Un rêve de puissance. Nous voulons devenir à notre tour des dieux, beaux comme des dieux, puissants comme des dieux*.
Hervé Fischer
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*"Nous serons des dieux", éditions vlb, Montréal, 2007
Les Grecs anciens ont été les premiers à célébrer dans leurs temples la beauté plastique du corps humain et son anatomie musculaire précise et réaliste, plutôt que de multiplier les sculptures animistes de serpents, dragons, singes, chats, oiseaux ou végétaux des autres civilisations. Pour en glorifier l’image, ils ont recouru à la noblesse lumineuse du marbre blanc. Puis nous observons, selon les époques, les sociétés et les cultures, des tendances tantôt très réalistes, tantôt abstraites, religieuses et symboliques. Dans l’islam et le protestantisme, c’est même l’interdiction de toute représentation visuelle de dieu et de création, y compris l’homme qui s’est imposée.
La représentation de l’humain, spirituelle ou corporelle, est iconique de chaque culture ; elle synthétise les rapports que l’homme construit entre lui et l’univers, donc sa propre image dans celle du monde, selon la cosmogonie et les interprétations idéologiques qu’il adopte. Qu’en est-il alors de l’homme de la modernité occidentale. Il était nécessaire de faire ce rappel historique pour mieux comprendre la signification des mutations actuelles.
La sculpture et la peinture européennes ont transformé nos représentations classiques de l’humain, principalement du point de vue perceptif de la réalité visible : convention réaliste, impressionnisme, naturalisme, fauvisme, cubisme, surréalisme, hyperréalisme, etc. Le sentimentalisme romantique, puis le symbolisme (qui a eu un fort impact dans la sculpture qui a suivi), ont maintenu une tradition plus spirituelle. Le futurisme et le réalisme socialiste, mais aussi un Fernand Léger, ont tous célébré, quoique de façon très différente, la nouvelle puissance de la technologie et de l’homme prométhéen, constructeur d’un monde nouveau.
Les artistes qui ont rapporté des dessins des camps de concentration, et les postmodernes deepuis, comme Christian Boltanski, Arnulf Rainer, mais aussi des sculpteurs comme Giacometti, Eva Hesse, Louise Bourgeois, Betty Goodwin, ont exprimé le malaise, la souffrance, la fragilité, l’éphémérité, la destruction de l’homme, cédant souvent à une grande morbidité. Mais ce sont les artistes de la performance et de l’art corporel des années 1960 et 1970, des artistes comme Hermann Nitsch, Gina Pane, Michel Journiac, Vito Acconci, Chris Burden, qui ont exprimé de la façon la plus extrême la douleur, le désenchantement, le catastrophisme, voire le nihilisme de notre époque. Ces représentations doloristes, masochistes évoquent nettement la tradition chrétienne biblique de flagellation, de la punition du corps. Certes, l’intention n’en était nullement exprimée clairement par ces artistes, mais les références nombreuses et explicites que faisaient Michel Journiac et les actionnistes viennois à la religion en témoignent clairement.
Il est d’autant plus étrange qu’en 40 ans nous soyons passés d’un extrême à l’autre : nous optons aujourd’hui pour une attitude extrêmement optimiste, mais selon deux directions étonnamment contradictoires, du moins en apparence.
D’un côté nous valorisons le corps naturel, nous l’icônisons dans la publicité, qui promeut et vend les produits d’une industrie florissante de la beauté du corps – naturisme, nudité, gymnastique, body building, maquillage qui rehausse le naturel, chirurgie plastique qui permet de lutter contre le vieillissement, santé par les produits naturels, etc.
D’autre part, des gourous nous proposent une nouvelle représentation du corps grâce aux technologies numériques. Cette utopie technoscientifique posthumaniste correspond à un nouvel espoir cosmogonique et nous annonce une superpuissance humaine arrimée aux technologies informatiques. Des représentants majeurs des arts scientifiques, tels Stelarc, Eduardo Kac, le mouvement australien Symbiotica usent de prothèses, manipulent l’ADN, rêvent de nanotechnologies, conçoivent l’espoir d’un être humain chimérique, qui cèderait son pouvoir cérébral à l’informatique pour une nouvelle ère de notre évolution humaine, jusqu’à un dépassement radical de l’humain par le silicium intelligent.
Quelle que soit l’opposition de ces démarches, l’une naturaliste, l’autre numérique, c’est dans les deux cas par l’artifice que nous tendons à doter notre corps de beauté et de force supérieures. Dans les deux cas, il s’agit d’un rejet de l’idéologie biblique et d’un retour à la pensée et à la sensibilité grecques, celles de la beauté du corps humain à célébrer, et à renforcer selon notre instinct prométhéen, celui de l’homme créateur de lui-même. Un rêve de puissance. Nous voulons devenir à notre tour des dieux, beaux comme des dieux, puissants comme des dieux*.
Hervé Fischer
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*"Nous serons des dieux", éditions vlb, Montréal, 2007
mardi, décembre 28, 2010
Mythanalyse du numérique
Depuis l’émergence de l’âge du numérique, nous voilà replongés dans l’obscurité de la caverne de Platon. Le réel est dévalorisé et passe pour un jeu de simulacres et d’ombres, dont nous nous échappons en nous tournant vers la lumière bleutée de nos écrans d’ordinateurs, où nous apparaissent les « eidos » numériques, beaucoup plus vrais et riches en informations scientifiques et instrumentales que les perceptions de nos cinq sens en basse résolution. L’intelligence dite « collective » se répand dans la noosphère qui entoure désormais la planète Terre, et nous pouvons connaître et concevoir grâce au numérique le monde virtuel auquel nous aspirons. Oublions le réalisme trivial, la science d’observation et d’expérimentation : la vérité se situe dans la pensée d’un irréel invisible. C’est cette attitude mentale, quasi spirituelle, que j’appelle « le numérisme », et qui est une nouvelle déclinaison technologique de l’idéalisme platonicien.
Il n’y manque plus que Dieu. Le numérisme n’a pas manqué de créer une sorte de religion, avec ses communautés virtuelles, telles les églises Apple, Microsoft, Google, Facebook, ou les paroisses Myspace, Youtube, Twitters, Skype, leurs fidèles et leurs infidèles, des codex pour les initiés, une discrimination entre ceux qui sont connectés, sans cesse connectés à ce monde supérieur - les intelligents -, et ceux qui ne le sont pas - les païens, les obscurantistes. Et le posthumanisme nous annonce une sorte de paradis intelligent à venir sous le règne du numérique.
Il est étonnant de constater que le réalisme, né avec la Renaissance, pourtant si instrumental de notre puissance occidentale, n’aura guère duré plus de cinq siècles, un instant en comparaison des milliers d’années d’évolution de notre espèce. Nous n’aimons pas les païens, ni les athées, ni les démystificateurs. Nous voulons des dieux, des intelligences supérieures – aujourd’hui celle du Grand Ordinateur* -, nous avons besoin d’excommunications, de dépendance, de soumission. Nous nous berçons encore d’illusions et de chimères, un doux mélange d’idéalisme platonicien, de magie numérique, avec ses rites, ses initiations, ses célébrations, ses marchands du temple, ses prêtres, ses gourous, ses chamans et les formules de sorcellerie de ses algorithmes. Et dire que nous nous croyons modernes ! Et même postmodernes ! Posthistoriques !
Paradoxalement, seuls les philosophes nous invitent quasiment tous à nous détourner de ce nouvel idéalisme. Ils n’en ont pas encore perçu le pouvoir intellectuel et spirituel. Ils se gargarisent encore de Platon, de ses leurres et de ses fantasmes, sans avoir compris que nous y sommes revenus, étonnamment par le biais de la technologie, comme avait su le comprendre McLuhan. Au nom d’un humanisme vieillot, au nom de la philosophie, ils veulent nier l’importance radicale de la révolution informatique et son impact sur notre civilisation et précisément sur nos idées. Ils se sont trompés d’adversaire. Ils devraient plonger dans le numérisme avec ferveur.
Nous voilà donc confrontés à de grands malentendus, comme il est arrivé si souvent dans l’histoire des idées. Les philosophes ont raison de se méfier du numérisme, mais ils ne le critiquent pas pour les bonnes raisons ; d’ailleurs ils le méconnaissent presque tous. Nous avons un besoin urgent de cyberphilosophie face à la révolution numérique, pour la comprendre, la démystifier, mais aussi en reconnaître les valeurs, la puissance créatrice, mais aussi l’immensité des responsabilités qu’elle nous impose et la solidarité qu’elle éveille. Au-delà de l‘utopie technoscientifique et de ses excès, c’est notre liberté et notre lucidité qu’elle exige à un niveau inédit dans notre histoire humaine.
Lorsqu’on prend conscience de l’influence immense de l’idéalisme platonicien sur l’évolution de l’Occident, alors que ce n’était qu’un phantasme philosophique, à quoi ne devons nous pas nous attendre avec le numérisme, qui est, quant à lui, technoscientifique et donc porteur d’un pouvoir instrumental exorbitant !
Ce sera sans doute, la puissance technologique même de cette révolution numérique, qui nous imposera, par un de ces paradoxes dont l’histoire a le secret, le « supplément d’âme » dont nous avons le plus urgent besoin pour assurer la survie de notre espèce, beaucoup plus encore que des progrès de la science et de la technologie : un profond consensus humain pour nous soumettre aux exigences d’une éthique planétaire.
Hervé Fischer
---------------------------------------------
* C'est Jacques Perret, professeur de philologie latine à la Sorbonne, qui a proposé en 1955 de traduire le mot américain "computer" par "ordinateur", un mot emprunté au vocabulaire théologique. « C’est un mot correctement formé, écrit-il, qui se trouve même dans le Littré comme adjectif désignant Dieu qui met de l’ordre dans le monde. »
Il n’y manque plus que Dieu. Le numérisme n’a pas manqué de créer une sorte de religion, avec ses communautés virtuelles, telles les églises Apple, Microsoft, Google, Facebook, ou les paroisses Myspace, Youtube, Twitters, Skype, leurs fidèles et leurs infidèles, des codex pour les initiés, une discrimination entre ceux qui sont connectés, sans cesse connectés à ce monde supérieur - les intelligents -, et ceux qui ne le sont pas - les païens, les obscurantistes. Et le posthumanisme nous annonce une sorte de paradis intelligent à venir sous le règne du numérique.
Il est étonnant de constater que le réalisme, né avec la Renaissance, pourtant si instrumental de notre puissance occidentale, n’aura guère duré plus de cinq siècles, un instant en comparaison des milliers d’années d’évolution de notre espèce. Nous n’aimons pas les païens, ni les athées, ni les démystificateurs. Nous voulons des dieux, des intelligences supérieures – aujourd’hui celle du Grand Ordinateur* -, nous avons besoin d’excommunications, de dépendance, de soumission. Nous nous berçons encore d’illusions et de chimères, un doux mélange d’idéalisme platonicien, de magie numérique, avec ses rites, ses initiations, ses célébrations, ses marchands du temple, ses prêtres, ses gourous, ses chamans et les formules de sorcellerie de ses algorithmes. Et dire que nous nous croyons modernes ! Et même postmodernes ! Posthistoriques !
Paradoxalement, seuls les philosophes nous invitent quasiment tous à nous détourner de ce nouvel idéalisme. Ils n’en ont pas encore perçu le pouvoir intellectuel et spirituel. Ils se gargarisent encore de Platon, de ses leurres et de ses fantasmes, sans avoir compris que nous y sommes revenus, étonnamment par le biais de la technologie, comme avait su le comprendre McLuhan. Au nom d’un humanisme vieillot, au nom de la philosophie, ils veulent nier l’importance radicale de la révolution informatique et son impact sur notre civilisation et précisément sur nos idées. Ils se sont trompés d’adversaire. Ils devraient plonger dans le numérisme avec ferveur.
Nous voilà donc confrontés à de grands malentendus, comme il est arrivé si souvent dans l’histoire des idées. Les philosophes ont raison de se méfier du numérisme, mais ils ne le critiquent pas pour les bonnes raisons ; d’ailleurs ils le méconnaissent presque tous. Nous avons un besoin urgent de cyberphilosophie face à la révolution numérique, pour la comprendre, la démystifier, mais aussi en reconnaître les valeurs, la puissance créatrice, mais aussi l’immensité des responsabilités qu’elle nous impose et la solidarité qu’elle éveille. Au-delà de l‘utopie technoscientifique et de ses excès, c’est notre liberté et notre lucidité qu’elle exige à un niveau inédit dans notre histoire humaine.
Lorsqu’on prend conscience de l’influence immense de l’idéalisme platonicien sur l’évolution de l’Occident, alors que ce n’était qu’un phantasme philosophique, à quoi ne devons nous pas nous attendre avec le numérisme, qui est, quant à lui, technoscientifique et donc porteur d’un pouvoir instrumental exorbitant !
Ce sera sans doute, la puissance technologique même de cette révolution numérique, qui nous imposera, par un de ces paradoxes dont l’histoire a le secret, le « supplément d’âme » dont nous avons le plus urgent besoin pour assurer la survie de notre espèce, beaucoup plus encore que des progrès de la science et de la technologie : un profond consensus humain pour nous soumettre aux exigences d’une éthique planétaire.
Hervé Fischer
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* C'est Jacques Perret, professeur de philologie latine à la Sorbonne, qui a proposé en 1955 de traduire le mot américain "computer" par "ordinateur", un mot emprunté au vocabulaire théologique. « C’est un mot correctement formé, écrit-il, qui se trouve même dans le Littré comme adjectif désignant Dieu qui met de l’ordre dans le monde. »
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vendredi, décembre 17, 2010
Babel mon amour - mythanalyse des masses
Un monde paradoxal émerge entre les deux pôles de la mondialisation et de la diversité. La Terre est devenue une galaxie de planètes. Nos sociétés ont beaucoup changé ; et nous aussi. Nos vies se jouent entre le culte de l’individu et le pouvoir des masses, entre le sentiment irréductible de l’existence intime et la conscience de l’autre que nous sommes aussi. On me pense, protestait déjà Arthur Rimbaud. Sur le rivage de soi-même, chacun explore ce monde bigarré de l’humain, tout à la fois proche et lointain, éclaté et englobant, à l’image de peintures impressionnistes constituées de petites touches de couleur autonomes juxtaposées, dont les énergies s’unifient à distance.
Les masses sont-elles les nouveaux dieux d’un univers de particules en incessante agitation ? Nos cosmogonies pulsent avec les flux et les reflux des forces de fragmentation et d’unification. Confrontés à des vitesses inédites et aux accélérations du changement, nous construisons, déconstruisons, transformons des liens, des divergences et des projets selon nos instincts de plaisir, de mort et de puissance, mais aussi selon notre désir supérieur d’humanité. Nos solitudes se conjuguent avec nos solidarités. Notre conscience planétaire se fonde sur des abîmes sociaux.
Des masses individualistes
Pour élucider ces paradoxes, il faut évoquer l’histoire. Depuis la rupture mythique de 1789, l’Occident est passé de l’ordre aristocratique à celui de la bourgeoisie, bientôt dominée par les aspirations des classes moyennes. Après la montée des fascismes, les désastres des guerres et des génocides, nous avons connu l’imaginaire libérateur de Mai 68, dont on se demande encore s’il a brillé comme un feu de paille ou fondé des espérances durables.
Nous pensons vivre aujourd’hui dans des sociétés de masse individualistes. Mais existent-elles vraiment ? N’observons-nous pas le recul des collectivismes? Les masses sont-elles des mégaféodalités économiques ou le volant d’inertie de nos inclusions sociales ? Des agrégats déstructurés qui flottent au gré de courants chaotiques, ou le ballet aussi précis qu’imprévisible des bancs de poissons et des volées de perroquets ? Le ventre mou du social ou des représentations créées par la société de l’information dans lesquelles nous projetons nos peurs et nos espoirs ? Réelles ou imaginaires, elles n’en sont pas moins déterminantes. Nées du choc démographique, elles se conjuguent avec la nouvelle puissance des technologies numériques, dont le pouvoir intégrateur et l’apparente apesanteur sociologique ne sauraient nous dissimuler l’atomisation de nos consciences et les fractures sociales.
Existe-t-il une idéologie des masses ?
Les impérialismes et les colonialismes ont fait leurs temps. Destructeurs, ils sont devenus illégitimes. La manipulation des masses et le colonialisme des individus en auraient-ils pris la relève ? Au-delà de ce qu’on pourrait penser comme une fatalité quantitative, sommes-nous dominés par une idéologie des masses ? Quelles seraient ses structures, ses valeurs, ses symboles ? Serait-elle posthistorique ou prétendrait-elle encore invoquer le progrès? De quels mythes fondateurs tiendrait-elle alors sa légitimité ? Du triomphe final du monothéisme universaliste sur les diversités polythéistes, de Dieu sur Prométhée ? Le monde s’occidentalise-t-il ? L’Occident se banalise-il ? Nous pensons les synchronicités comme des écosystèmes.
Les yeux tournés vers les vitraux cathodiques de nos sociétés écraniques, nous situons imaginairement les serveurs informatiques dans les nuages du cloud computing, comme un nouveau dieu du ciel et nous en remettons à l’intelligence artificielle comme jadis à la providence. Comment concilier le vieil idéalisme de l’unité avec le nouveau mythe de la diversité sur terre ? Et celui-ci avec l’égalitarisme démocratique, incompatible avec la loi du plus fort qu’implique la biodiversité de la nature ? Mieux vaut réécrire le mythe de la Tour de Babel comme le drame des hommes aux prises avec eux seuls. Mais peut-on composer une sonate à deux, à trois, à mille pianos ?
La nature elle-même a beaucoup changé en deux siècles. De romantique et intimiste, elle est devenue aujourd’hui politique et scientifique. Célébrée en raison tout à la fois de sa puissance et de sa fragilité, elle cède pourtant aux espoirs de l’artifice.
Le narcissisme n’a plus guère cours. Le sujet semble se banaliser dans un monde d’objets qui s’annoncent intelligents et connectés. Le corps est-il désormais obsolète, comme l’affirment les posthumanistes, alors que nous en célébrons tant les icônes ? L’homme devient-il le grand absent de ce monde technoscientifique, ou est-il le seul centre pensable d’un univers infini? Le culte des idoles médiatiques érigées en demi-dieux vise-t-il à compenser les frustrations de nos anonymats individuels?
Nos structures mentales sont déstabilisées. Nous délaissons le mythe de la profondeur de la pensée et de l’inconscient individuels pour celui de la surface et de la navigation numérique. Nous avons abandonné la causalité linéaire pour l’arabesque heuristique des liens. Nous explorons les lois du chaos, les logiques floues, et admettons le principe d’incertitude. Nous avons renoncé aux utopies politiques du XIXe siècle pour proclamer celle de la technoscience, devenue le moteur de notre évolution. Nous célébrons l’interactivité et le web 2.0, qui semblent symboliser la créativité humaine dans l’uniformisation des masses.
Nous vivons de plus en plus dangereusement
Le mythe de la diversité et la multiplication des rationalités qu’il consacre nous annoncent-t-ils le retour des barbares et de l’obscurantisme ? Ou serons-nous capables de nous les approprier ? Les libertés individuelles seront-elles laminées par les logiques des mégastructures et les menaces des terrorismes ? La puissance des masses sera-t-elle battue en brèche par les nationalismes identitaires, les multiculturalismes et les nouveaux tribalismes ? Les égalitarismes résisteront-ils au néo-libéralisme darwinien? La montée des intégrismes et la multiplication des sectes auront-elles raison de la généralisation de l’athéisme ? L’émotivité des flux de cultures de plus en plus liquides bannira-t-elle l’arrêt sur image et le temps de la pensée critique?
Le futur se dilue dans les arabesques de l’événementiel. La mémoire du passé est orpheline. La déréliction semble se répandre comme une tâche d’huile. Confrontés à notre nouvelle puissance instrumentale, nous vivons de plus en plus dangereusement. Le désenchantement postmoderne cèdera-il face au retour du désir de progrès ? Le nihilisme face aux promesses du numérique ? Ou le cynisme, la violence et l’exploitation humaine l’emporteront-ils sur les exigences d’une éthique planétaire ?
Le choc soudain et extensif de la diversité, et son culte en contradiction avec la dynamique uniformisatrice des masses, ont provoqué une réactivation du mythe de l’unité, la montée des intégrismes, et cette étrange dépendance aux médias sociaux que nous observons. Nous sommes de moins en moins modernes. Quels mythes saurons-nous identifier, réactiver, transformer ou inventer pour reprendre le contrôle de notre destinée ? Entre l’ombre et la lumière de l’humanité, l’avenir est en suspens.
Hervé Fischer
dimanche, février 28, 2010
Les théories sont des fictions
Le romancier évoque sans insistance, il dit moins pour suggérer plus, il use de l’ambiguïté, du non dit, se contredit, cultive le flou, étale sa mauvaise foi, ment comme un arracheur de dents, pour donner à son récit l’épaisseur, l’obscurité, la puissance de la vie. Il mystifie pour être vrai. Tout à l’opposé, l’essayiste tente de tout dire, de mettre à nu, d’expliciter ce que cache l’obscurité d’un cliché, il met en lumière l’incertitude de l’évidence, il articule les raisons implicites, il cherche la cohérence, il démystifie, pour mettre la vérité à plat et convaincre son lecteur de la pertinence aigue de ses affirmations. Voilà donc deux écritures opposées, la romanesque et la théorique, qui adoptent deux stratégies inconciliables. Ce qui fait généralement du romancier un mauvais théoricien, et de l’essayiste un mauvais romancier. Il y a pourtant de grandes exceptions. Certainement pas Sartre, même si sa célébrité lui a valu une attribution de Prix Nobel, mais Camus, Umberto Eco. Peut-être le degré zéro de l’écriture de L’étranger s’y prêtait. Peut-être les intérêts intellectuels d’Eco pour la langue et la sémiologie aussi. Mais poussons le questionnement un peu plus loin. Lorsque j’affirme que les théories sont des fictions – ou des romans -, je souligne évidemment plusieurs aspects importants de l’écriture théorique. Essayons de les décliner ici :
-Toute théorie est un récit, qui met en scène des acteurs, des objets, un contexte, des buts, une conjugaison des verbes qui introduit le temps de l’action. Ce récit a une structure familiale, qui met en jeu le père, la mère, le fils, la fille, et rend ainsi l’explication familière, c’est-à-dire semblable à une structure que nous admettons parce qu’elle nous est co-existentielle.
- Tout concept, même le plus abstrait, est un concept-image, dont le sens trouve ses racines dans l’évocation qu’il recèle. Ainsi, «s’orienter», c’est se tourner vers la lumière qui se lève et fend l’obscurité. Le sens est une direction ; comprendre, c’est lier, etc. Cette cause là est entendue, c’est-à-dire vraie parce que souvent redite.
-Toute pensée, même la plus théorique, est métaphorique. Nous pensons par images que nous agrégeons selon des liens familiers : cela rejoint nos structures mentales biologiques, celles que nous avons développées dans nos rapports familiaux avec le père et la mère, ceux qui savaient. Je l’ai écrit dans Mythanalyse du futur, il y a déjà dix ans (*), toute théorie est un roman des origines, que chaque penseur réécrit dans son style et selon ses motivations contextuelles.
- Toute élaboration théorique est une tentative de prise de pouvoir : sur l’autre, sur nos angoisses, sur nous-mêmes. Elle nous libère ou nous donne un avantage social. Elle comporte donc un investissement psychique personnel. Cette motivation intime est-elle étrangère aux exigences d’objectivité ou de neutralité de la connaissance ? On l’a dit à satiété. Mais en fait, elle est dans la nature même de notre désir de connaissance, dans notre exigence de dévoilement (encore une image qui ne laisse pas de doute sur notre désir). Les batailles d’arguments auxquels se livrent les théoriciens, qu’ils soient physiciens, historiens, économistes, écrivains ou peintres avant-gardistes, nous confirment la présence de ces enjeux constants de pouvoir. Il faut avoir raison de l’autre !
Aucune théorie n’échappe à ces déterminants que la mythanalyse essaie de mettre en lumière. La mythanalyse n’y fait, bien sûr, pas exception. Elle est une démarche obsessive de lumière et de libération. Elle veut enfanter, mettre au jour, c’est-à-dire à la lumière et nous apporter la délivrance, au sens même de l’accouchement, qui est aussi l’é-ducation sociale (la voie de sortie) de l’in-fans (celui qui n’a pas encore la parole et donc n’est pas encore un adulte). On n’en finirait pas de rappeler toutes les étymologies significatives de notre cheminement sur la voie de la connaissance. Quel récit ! Que de promiscuité ! La scène familiale de la naissance demeure le mythe élémentaire, biologique, sur lequel se fonde la mythanalyse. Ce que la mythanalyse recherche, c’est l’analyse du récit de notre origine, capable de révéler le sens de nos métaphores et finalement de nos imaginaires, à la fois individuels et collectifs – individuels parce que collectifs. Dire que toute théorie est une fiction, un roman, c’est seulement rappeler ce que nous tenons tellement à oublier, qui est l’origine familiale et biologique de nos efforts théoriques, ceux que nous déclarons les plus objectifs.
Hervé Fischer
(*) Mythanalyse du futur, www.hervefischer.net (2000).
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