tout ce qui est réel est fabulatoire, tout ce qui est fabulatoire est réel, mais il faut savoir choisir ses fabulations et éviter les hallucinations.

lundi, juillet 30, 2018

MYTHANALYSE ET SOCIÉTÉ,1983


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Signalisation imaginaire dans une rue lors de l'enquête sur l'identité québécoise (réelle, imaginaire, surhumaine) que j'ai menée dans le cadre d'une exposition rétrospective sur ma pratique d'art sociologique au Musée d'art contemporain de Montréal, 1981-1982.



MYTANALYSE ET SOCIÉTÉ

(Ce texte a été publié dans L’oiseau-chat, roman enquête sur l’identité québécoise, éditions La Presse, Montréal, 1983. Épuisé. Le texte qui suit en constituait la quatrième et dernière partie, p. 271 à 281.)

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Apparaît sur la scène la jeune déesse Mythanayse. Elle n’est sans doute pas la plus belle, mais nous séduit d’emblée. N’est-il pas vrai que les sciences humaines sont parmi les divinités les seules que nous ayons vu naître, et dont nous sachions déjà qu’elles ne sont pas éternelles ?
            La Mythanalyse s’entretient avec la Sociologie, bientôt rejointe par l’Histoire. Puis la Sociologie s’écarte, au passage de quelques francs-tireurs, et va flirter avec le Roman. Ils s’asseyent sous un parasol rose.
            Tandis que les structuralistes jouent à la marelle, au premier plan arrive le commissaire de police, qui se met au garde-à-vue pour présenter son rapport à un supérieur hiérarchique.
            Le commissaire tourné vers le public : « On a trouvé dans la poche de pantalon du cadavre le document photocopié que voici (il lit d’une voix monocorde) :
« Les théories sont des romans, lyriques ou policiers. La Physique n’est qu’une fiction romanesque : amours fatales entre la matière et l’énergie. La Dialectique doit tout son charme et sa nécessité au mystère de la naissance… des enfants. La Communication fait écho au désir de renouer avec la mère. Le mythe de l’âge d’or (ancré à ; »origine et au but ultime de l’Histoire) résonne du souvenir du fœtus dans le sein maternel (espace de quiétude circulaire, hors temps). Le vocabulaire est mythique : les principes sont l’héritage du premier prince ; les organisations sont les organes du corps social ; seul le maître les maîtrisera en y jetant un peu de lumière pour en élucider les obscurs secrets ; si le phallus – géométrie, droit, rectitude, histoire – a dominé l’humanité jusqu’à nos jours, quel sera le vocabulaire du mythe maternel ? Et celui de la femme ? L’étymologie nous en apprend plus sur notre image du monde, que toutes les théologies et les physiques réunies. – Les mots sont des concepts-images. Car « c’est poétiquement que l’homme habite » affirmait Hölderlin à un journaliste du « Star Magazine ». L’origine du monde est un irrationnel. Le monde est un irrationnel. Sans qu’on puisse esquiver le principe de réalité, ni savoir quelle réalité est réelle.

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- Il faut classer (tout se classe, même la société) dans le tiroir des rationalités imaginaires : aussi bien la magie ou les religions que la philosophie et le rationalisme. Il n’y a pas tant de différence qu’on le dit (au sens psychanalytique où la société « rationalise » ses fantasmes et les moyens techniques d’action sur le monde qui leur sont liés). Certains y ont vu des « âges de l’humanité » ; or ils sont souvent simultanés, comme on peut l’observer dans la civilisation occidentale actuelle. Ces trois modes de pensée et d’action semblent sous-tendus par le même mythe originel.
- Quand Jean-François Lyotard en appelle aux flux énergétiques, seuls capables de déborder tous les appareils langagiers et institutionnels, toutes les cristallisations qui bloquent la dynamique créative, a-t-il conscience qu’il convoque au retour le « Chaos », le désordre et les ténèbres, ce flot noir amorphe et ravageur qui régnait à l’origine, selon le mythe, avant que le langage n’instaure l’ordre d’un cosmos apparemment si désiré ?
- Qu’est-ce que la mythanalyse ? Disons simplement qu’elle tend à repérer, déchiffrer et reformuler en un langage critique les mythes collectifs qui déterminent les processus inconscients, individuels et sociaux : ces histoires toutes faites avec lesquelles nous pensons, nous vivons.
- Par « origine », nous ne désignons pas un point zéro d’une histoire linéaire du monde, mais un lieu mythique de référence explicative, contemporain à chaque individu, à chaque culture, à chaque société. Et cela même si l’exemple crucial de la naissance individuelle suggère la naissance du monde lui-même. C’est par analogie avec la biographie individuelle, que nous identifions le plus souvent cette origine au point de départ imaginaire d’une « histoire de l’humanité ». Mais l’origine est toujours contemporaine. Elle est comme le point de fuite de l’espace pictural inventé par le Quattrocento : elle se déplace avec nous. Elle est l’image intense, ici et maintenant, où s’ancrent nos explications imagées du monde. Nous sommes là, ex-istants à chaque instant, sortant de l’origine, venant au monde continuellement. L’origine est un imaginaire. Comme la ligne d’horizon.
- Les mythes sont des explications imagées des origines du monde. Ils sont le plus souvent déjà là dans les mots, comme Heidegger nous invite à le découvrir pas à pas.  Ils sont largement exprimés dans les contes, légendes et religions, dans les structures de la langue, dans l’imagerie banale et les stéréotypes de la vie quotidienne, dans l’aménagement de l’espace public et privé, dans ce qui s’érige, circule, se love, dans l’échange symbolique, dans les cultures populaire et savante, dans les sciences,

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dans le positivisme, dans la logique. Partout. Les mythes ne sont pas pour autant explicités comme tels : ils nous déterminent à notre insu. Les mythes ont des transparences auxquelles nous sommes aveugles, même et surtout s’ils fonctionnent comme références explicatives : « par la vertu » des histoires que met en scène le savant ou le politique (quand bien même les histoires sont quantifiées ou systématisées). Car nous ne prêtons pas attention à leur mode de constitution et à leur contenu essentiel. Nous les prenons, quand ils sont étiquetés « mythes », pour des histoires d’enfants, des légendes naïves ou des fables. Dans l’immense majorité des cas, nous sommes inconscients de leur résonance, de leur présence actuelle, sous d’autres formes implicites de notre culture contemporaine, fût-elle rationaliste, positiviste ou cybernétique. Ce sont

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les métamorphoses cachées, camouflées de ces mythes, que la mythanalyse tente d’élucider, de mettre à nu, de révéler, d’expliquer, de comprendre, d’expliciter : autant de variations du vocabulaire courant, qui montrent aussitôt que la mythanalyse baigne elle-même dans le mythe, qu’elle ne saurait s’en extraire assez pour le distancer et nous émanciper : qu’elle ne pourra jamais montrer du doigt ses objets de connaissance : le doigt ne se montre pas lui-même.
- La mythanalyse ne peut que déstabiliser les clichés de la connaissance, délacer quelques masques, derrière lesquels ne se cache aucun visage nu.
- Je rêve d’écrire la critique de la raison mythique.
- Le mythe élémentaire
- Si la question est ambitieuse, la réponse, en revanche, sera très modeste. Le mythe se constitue par implication réelle de chaque individu, qui lors de sa « venue au monde » attribue au père et à la mère toutes les vertus explicatives et agissantes pour sa satisfaction ou sa douleur (son bien ou son mal, son plaisir ou sa frustration, pour le plein ou le vide, pour l’accomplissement de sa vie ou son manque, etc.). Telle est la situation concrète vécue par chacun de nous, avec son intensité extrême et sa force inéluctable de constitution de l’image du monde (de son origine, de son existence et de sa finalité), qui sera à jamais pour chacun de nous la référence « originelle » définitive. La conscience de son rapport au monde et aux forces positives, négatives ou conflictuelles, que se fabrique alors chaque « nouveau-né », est à la fois image originelle du monde, explication originelle du monde et structure originelle de son rapport au monde, au masculin, au féminin, à l’autre, au chaud, au froid, au dur, au mou, etc.
- C’est le mythe élémentaire (image, explication, structure), dont tous les autres mythes paraissent n’être que des effets secondaires. Mais quel mythe nous incite-t-il à insister sur l’élémentaire et à lui soumettre des effets seconds ? Quelle structure parentale induit-elle cette logique ?
- Ce mythe élémentaire est plus encore structure (orientée par le désir et le rejet) qu’image. Car il n’est pas vécu comme image à regarder « objectivement » ou extérieurement à soi, mais comme situation relationnelle au père, à la mère, à son propre corps, à l’étranger, à l’espace-temps, etc., avec des modes d’action de type magique, polythéiste, monothéiste, ou technico-rationnel selon les situations et les moments.
- Ce vécu n’est pas explicité avant que la société ne lui prête ses formulations langagières et culturelles, les histoires qui circulent partout.
- L’éducation sociale et familiale se chargera de donner aux

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souvenirs de ce vécu originel les formes dominantes de sa civilisation et de son idéologie.
-Tous nos mythes, toutes nos rationalisations, tous nos rapports au monde se sont constitués en référence originelle à ce moment exceptionnel de la « venue au monde » et des premiers temps de la vie, même si, bien évidemment, la suite de la biographie individuelle et des imprégnations culturelles viennent modifier, brouiller ou refouler cette « conscience originelle » dans le subconscient de l’adulte. Mémoire originelle qui remonte à la surface quand vient la vieillesse de l’adulte et que se relâchent les filtres de l’autocensure. Moment si exceptionnel que le souvenir en resurgit quand sur le tard l’adulte perd la mémoire !
- pour le nouveau-né, père, mère, tierce personne sont TOUT ce qui existe, tout ce qui crée, tout ce qui donne ou prend, tout ce qui aime ou rejette. Monothéisme ou polythéisme, par exemple, en découlent comme une conséquence de la structure familiale où apparaît le nouveau-né.
- Cette pseudo image/structure explicative de l’origine de tout connaîtra aussitôt des variations individuelles (génétiques ou culturelles). Mais elle constitue notre référence « absolue ». Chaque être humain l’a connue/vécue. Son interprétation culturelle explicite constituera une « formation mythique » ; mais son effet inconscient sur les individus et les groupes demeure le plus souvent implicite ou  cachée. Elle a une sorte d’universalité : celle de la venue au monde de chaque être humain, avec sa conscience (relativement) vierge – dans un rapport parental au monde (relativement) universel. (Cela étant admis, on pourra d’ailleurs apporter toutes les nuances relativistes souhaitables.)
- De façon générale, nous ferons remarquer que cette interprétation de la formation mythique originelle est modeste, psychogénétique, matérialiste et simple au point que les esprits sophistiqués pourront la compliquer à loisir pour tenir compte de tous les effets secondaires, perturbateurs, relativistes, et l’enrichir aussi pour mieux rendre compte de la diversité humaine et culturelle, sans que cela nuise – au contraire – à cette interprétation fondamentale. Toutes ces recherches complémentaires, c’est précisément ce qui pourra constituer le corps déchiffré et le regard perçant de la mythanalyse.

- L’Histoire et la répétition. La mort de Prométhée
- Qu’on en finisse donc avec la conscience historique, hégélienne ou prométhéenne. Prométhée est mort enfin. Revient le temps vertical de la répétition, toujours pareille et différente comme la vie. Qu’on en finisse avec l’aliénation de l’Histoire.

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L’Histoire sacrificielle. Pour retrouver la plénitude accomplie de l’instant, de l’homme contemporain à lui-même, centre de lui-même, centre du monde, doué de mémoire, dans un temps événementiel, un monde anecdotique, une structure répétitive. Discours de la méthode : il faut nier l’Histoire pour sauver l’Homme. Le concept d’Histoire est un concept d’État et de pouvoir manipulateur. La répétition est aussi pareille et changeante que la vie. Bien plus vivable que l’Histoire. L’Histoire n’a pas de mémoire, ni de dimension contemporaine : c’est son paradoxe, elle existe et s’écrit en fonction du seul futur. L’Histoire est la grande effaceuse, mangeuse d’être et de temps, obsédée de son propre avenir. L’Histoire est une chimère qui nous enchaîne et qu’il faut fusiller.
- Prométhée mort, enfin après un si long supplice, délivré des aigles qui lui dévoraient le foi, délivré de ses angoisses, délivré par un surhomme et demi-dieu. Il a pu jouir d’une longue retraite au vert, dans la paix de l’âme et du corps. Baroudeur d’occasion, toujours prêt sans doute à renaître…

- Les signes de l’échange symbolique
- Si les images liée du père et de la mère, de l’autre et du corps constituent donc la forme (structure et image) du mythe élémentaire, en tant que pseudo-explication de l’origine de la vie et du monde, ce n’est cependant pas à ce moment initial de la vie que nous pouvons le repérer, l’analyser, le rationaliser ou le démystifier. C’est ici et maintenant, dans la situation d’implication sociale et imaginaire, où parle l’adulte (mot bizarre, à questionner…).
- La plupart du temps la plupart des gens parlent naïvement ou inconsciemment le langage du mythe élémentaire (discours de la quotidienneté, discours politique ou scientifique, discours de l’affectivité).
- Le repérage interrogatif ou la mise à nu du mythe élémentaire et de ses variations et effets secondaires dans le discours social (individuel et collectif), relève d’une méthodologie d’observation et d’intervention (mise en place de dispositifs interrogatifs ou analyseurs institutionnels) sur le terrain social réel. Comme souvent, on trouve ce que l’on cherche ; la théorie du mythe élémentaire sert de référence à l’intervention pratique, dont l’analyse pourra éventuellement confirmer, infléchir ou réfuter l’hypothèse théorique. L’attention se porte sur le repérage des signes culturels évoquant la présence du mythe. Par exemple l’image paternelle d’un chef d’État, les mots-images du discours écologique, etc.
- Quelle que soit l’admiration qu’inspirent Mircea Eliade et Lévi-Strauss, et quelle que soit la difficulté de l’entreprise, nous éprouvons un besoin existentiel de travailler sur la

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société contemporaine où nous sommes impliqués, plutôt que dans l’exotisme historique ou ethnologique des religions et des mythes du passé ou d’ailleurs. Encore que l’artiste et le sociologue doivent aussi se faire une méthode du nomadisme, qui leur permet la distanciation, l’étonnement, et même au retour un regard plus aigu sur leur propre tribu, parisienne par exemple. Car le poisson doit sortir de l’aquarium pour voir son eau et sa vitre familières.
- L’accomplissement du « désir dans la valeur d’échange » selon l’analyse de Jean Baudrillard, renvoie à un système symbolique de signes étroitement codés dans le langage social. Tout parle ou bavarde, même quand on ne l’écoute pas. Tout émetteur de langage (conceptuel, visuel, affectif ou gestionnaire) sélectionne les signes de son discours et les charge d’intentions et de sens socialement codés, explicitement ou à son insu. Aucun objet ni personne ne bavarde pour ne rien dire, ni ne peut s’exprimer hors langage. Et il est clair que nous échangeons plus de signes symboliques que de valeurs d’usage. C’est donc dans « l’échange symbolique » que nous tenterons de repérer les structures et les signes reproducteurs des mythes.

- Mythanalyse et sociologie

La sociologie est une physique de la société. Depuis ses débuts, car elle est née dans le choc des armes et sous le signe du chemin de fer et de la thermodynamique. Avec un zeste de sciences naturelles. Elle rend compte de la mécanique sociale, idéologique et institutionnelle, de ses leviers et de ses forces. Quand elle a flirté avec la biologie et les analyses organicistes, elle n’a pourtant ni su ni voulu mettre en scène la vie, mais seulement des mécanismes corporels.
- Les analogies cybernétiques contemporaines, qui nous proposent l’image d’une société comme système traitant de l’information, ont épousé l’évolution de la physique elle-même des machines, sans mettre davantage le nez dans la fameuse « boîte noire ».
- Quand elle s’est mariée avec le structuralisme la sociologie a rencontré plus que jamais la mécanique arithmétique et bureaucratique qui domine notre société gestionnaire ; voire « des symboles d’allure logico-mathématique qu’on aurait tort de prendre trop au sérieux » (Lévi-Strauss). La gestion : fantasme exorbitant de notre société moderne !
- Faut-il donc croire que la vie sociale est comme la boule terrestre qu’Archimède proposait de soulever avec un point d’appui et un bras de levier ? Archimède : un fier-à-bras plus calculateur qu’Hercule et Superman. Ce mécanisme

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et ses mauvais génies Production et Quantité n’ont fait pourtant qu’empirer jusqu’à nos jours. Car la sociologie de Saint-Simon, d’Auguste Comte, de Fourier, de Marx, de Proudhon, de Bakounine s’animait de souffles révolutionnaires, utopistes et romantiques. Le positivisme lui-même était un élan prométhéen avant-gardisme comme un fantasme, que seule l’application besogneuse, consciencieuse, rationnelle et gestionnaire a transformé en plaie sociale. Évoluant au fil des logiques du capitalisme d’organisation, la sociologie s’est mécanisée, quantifiée pour mieux gérer à la demande les achats et les votes. Triste vie conjugale ! Il aura fallu une maîtresse un peu libidineuse pour lui rendre le goût de vivre : la psychanalyse avec laquelle la sociologie prend bouche parfois de 5 à 7. De ces nouveaux rapports encore si clandestins (l’université française n’a encore créé, si je puis dire, aucune chaire de psychanalyse… ) sont nés de beaux enfants naturels : sociologie institutionnelle, socio-analyse entre autres, qui ont du mal à se faire une petite place au soleil. Il est vrai aussi que la psychanalyse avait fait les premiers (faux) pas vers la sociologie, sous la pression du Professeur lui-même, analyste des tabous, des religions et des malaises de civilisation.
- Mais une redoutable difficulté hypothéquait constamment l’idylle naissante. Car la psychanalyse freudienne travaille des biographies individuelles, traumatismes de naissance et d’enfance, rapports à un père et une mère. La société quant à elle n’a pas de biographie, pas de naissance, quoiqu’en ait dit l’évolutionnisme du XIXe siècle : de père et de mère inconnus, et sans enfance. Les enfants ont un père et une mère. Leur biographie intéresse la psychanalyse, mais il ne naît pas de père ni de mère : la mythanalyse tente d’élucider les structures et les valeurs de la société. Cela résume la différence.
- Ce n’est pas la psychanalyse qui expliquera le passage du polythéisme au monothéisme, ni la force inconsciente de ces deux religions dans la société. Ni le fait que l’idéologie avant-gardiste ait été monothéiste. En revanche, la sociologie nous montre la coïncidence entre société indivise (où groupe et famille large sont indistincts) et polythéisme ; elle peut suivre l’évolution parallèle de la structure familiale et de la structure religieuse. Car la généralisation du monothéisme coïncide avec le développement de la famille conjugale (père, mère et enfants directs). Même le développement du culte de la Vierge coïncide avec l’émancipation féminine. La dimension sociologique ne peut procéder par simple induction généralisatrice à partir de la psychanalyse. Il faut considérer d’emblée la dimension collective du langage social où s’informe l’expérience individuelle de la naissance au monde ; donc les histoires qui circulent nous intéressent plus comme pseudo-explications

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mythiques et source de nos sentiments, que les biographies individuelles. De mon apprentissage sociologique, j’ai gardé l’habitude d’aller du général au particulier, comme le veut aussi la mythanalyse, et non pas de l’individu au collectif, comme le tentera toujours en vain la psychanalyse sociologisante.
- Ce n’est pas une question de méthode dans la collecte des signes, mais d’hypothèse théorique et de regard.
- Il me semble que si la mythanalyse quitte les bavardages de salon et travaille sur le terrain, celui de la société contemporaine au mythanalyste, elle a de grandes chances de nous permettre de dépasser les débats freudo-marxistes et de répondre à notre désir actuel d’émancipation. Encore faudra-t-il aussi qu’on dépasse cesse de la confondre avecle journalisme ou le moralisme sur « les grandes illusions de notre temps » du genre « le bronzage en 24 h. c’est un mythe ! »
- Si nous en venons maintenant à l’exemple de la société québécoise, telle qu’elle ressort de cette enquête, la mythanalyse nous invite à y considérer le thème de l’origine comme mythe central. Un mythe qui renvoie certes à une chronologie précise et fondatrice, mais qui détermine encore les comportements individuels et sociaux contemporains.
- Il est vrai que les sociétés du Nouveau Monde offrent des cas d’espèces particulièrement fascinants pour le mythanalyste. Car aussi bien il existe une origine historique de ces sociétés conquérantes, des premiers fondements et des drames qui résultèrent de la rencontre avec les populations indigènes. Naissances difficiles, armées et sanguinaires ou conciliatrices, qui ont laissé dans la mémoire collective les traces de traumatismes aigus. Naissances préparées par de longues traversées sur les flots de la mer et à travers des contrées inconnues et hostiles. L’accouchement manu militari des sociétés américaines et les luttes fraternelles ont marqué l’origine de leur vie. Ces sociétés ont une date de naissance et des pères (et une mère océanienne) statufiés sur les places publiques, dans les légendes et les chansons.
- On pourrait en déduire que la mythanalyse sera de ce fait facilitée. Voire,
- (Dans ce livre) nous avons évoqué les diverses variantes selon lesquelles semblent s’exprimer si fortement au Québec le mythe de l’origine, qui s’appelle en l’occurrence : mythe du Nouveau Monde. Nostalgie de l’époque des trappeurs, des pionniers, particulièrement forte chez les nouvelles générations, goût du voyage, des langues étrangères (au niveau de l’intention), référence à l’oiseau, à l’île à découvrir, au voyage sidéral vers de nouvelles planètes apparaissent fréquemment dans les réponses reçues. L’île, au milieu de la mère, comme un lieu protégé, isolé du monde extérieur évoque le sein maternel où l’on pourrait renouer avec le bonheur perdu. Le goût aussi du retour fusionnel à la nature, les signes d’eau et d’air peuvent signifier l’innocence retrouvée et la redécouverte d’une nécessité vitale et fondatrice. Mais le mythe du Nouveau Monde s’exprime encore pour les vacances dans la nostalgie contemporaine du paradis océanien, nature primitive et chaleureuse des tropiques où le soleil brille sur le bonheur originel.
            Le mythe du Nouveau Monde à conquérir et à créer, c’est de même la demande souvent mentionnée de fonder une nouvelle société, plus juste, plus altruiste, plus pacifique, harmonieuse, égalitaire. Il me semble que c’est encore dans ce même mythe que le féminisme québécois puise aujourd’hui son énergie réformatrice en vue d’une société où les femmes trouveraient une place plus équitable et harmonieuse dans le partage des pouvoirs avec les hommes : un deuxième mouvement d’espoir et de libération renouvelant l’élan qui avait conduit les pionniers quittant la vieille Europe à travers la mer vers le Québec.
- Naissance/libération : comment ce mouvement vital pourrait-il s’accommoder durablement de se soumettre aux descendants de la vieille Angleterre ? Comment pourrait-il se laisser durablement castrer ? Le mouvement indépendantiste québécois puise son énergie encore dans le mythe du Nouveau Monde. Les mythes ont la vie dure et celui-ci, au Québec, est en phase manifeste de réactivation.

- La mer. Comme je l’ai suggéré déjà, il me semble important que l’origine du Québec soit liée à un voyage sur la mer. La mer est originelle. Tout en sort, tout y retourne. C’est un lieu de naissance : l’esprit plane sur les eaux de la genèse. Eaux dangereuses, amorphes ou chaotiques, qui précèdent la création du cosmos. La traversée de la mer ressemble à un voyage initiatique : séparation, mort et renaissance. C’est aussi l’espace indéterminé, immense, annonciateur des étendues infinies du Nouveau Monde. Le signe d’eau, origine de la vie, est omniprésent dans l’existence et l’imaginaire québécois. Et la mer relie encore au souvenir de la mer patrie.

- L’oiseau. L’oiseau est signe d’air, signe d’esprit, de message, de voyage. L’oiseau québécois est souvent maritime. Les oiseaux annoncent la côte, évoquent la création, l’innocence du jardin paradisiaque. L’oiseau signifie l’âme et la religion, la nature primitive.

- Le chat. Du chat, on n’est jamais très sûr. C’est un animal ambivalent, libre ou casanier, bénéfique ou maléfique, un ami fidèle ou sournois. Un ami pour l’hiver.

- Le couple oiseau-chat. L’oiseau est libre. Il voyage vers de nouveaux espaces, tandis que le chat, animal domestiqué, ne s’écarte ni loin, ni longtemps du foyer. Le couple oiseau-chat marque cette ambivalence du désir conquérant et du désir nostalgique ou attaché. Il marque cette difficulté existentielle d’une attraction et d’un empêchement, du désir du chat auquel l’oiseau échappe sous peine de mort, de l’union impossible ou destructrice de deux faux amis, de deux ennemis qu’on associe volontiers, suivant le regard fasciné du chat vers l’oiseau dévorable. Le couple oiseau-chat signifie cette attirance dangereuse, ce désir irréalisable d’harmonie paradisiaque, cette séduction menaçante, cette identité conflictuelle québécoise et sa réconciliation impossible qui semblent caractériser les idéologies, les individus et les rôles, et que j’ai partagées et vécues aussi à mon corps défendant comme Européen au Québec.

Le chat a la queue en perchoir…
Il a la queue en point d’interrogation…

samedi, juillet 28, 2018

Penser, c'est métaphorer


Imaginer, c'est construire et assembler des images en fonction d'émotions. Penser, c'est métaphorer, c'est-à-dire assembler des mots-images et des métaphores usées (concepts opératoires) dans un récit langagier, une petite ou une grande histoire, selon une structure familiale (syntaxe et logique familières, socialement instituées) pour négocier activement notre rapport au monde. Ce sont les images dont nous usons consciemment ou inconsciemment qui donnent évidence et donc sens à la pensée.

vendredi, juillet 27, 2018

Le langage est métaphorique et ne met en scène que notre image du monde


Paul Ricoeur, l'un de nos philosophes phénoménologistes reconnus, distingue les mots identitaires qui désignent les objets de notre monde et les mots métaphoriques (les mots-images). Ainsi, un chat serait le mot signe codé qui désigne le chat. Ricoeur s'appuie sur la Rhétorique d'Aristote et base ses distinctions sur l'écart entre entre ces deux catégories de langage, reprenant donc à son compte l'opposition classique entre le logos, qui dirait les vraies choses et le mythos qui est une fabulation.
Cette distinction est fondamentale dans la tradition philosophique occidentale. Elle constitue une condition sine qua non de la pensée philosophique. Platon le souligne: les philosophes sont le contraire des poètes. Il s'agirait donc en philosophie de s'en tenir au langage conceptuel descriptif et à la logique stricte, alors que la rhétorique pécherait par ses stratégies de persuasion, ses effets langagiers visant le pouvoir plutôt que la description de ce qui est vrai. Ricoeur note qu'on oppose donc ainsi la légitimité des  mots qui assurent la force du discours "d'identité sémantique" et que "c'est cette identité que la métaphore altère". (*)
Du point de vue de la mythanalyse, cette distinction est d'une grande illusion. La métaphore naît avant le mot, contrairement à ce qu'écrit Paul Ricoeur: "La métaphore est quelque chose qui arrive au nom." (**) Pourtant Ricoeur écrit, comme nous le postulons nous-mêmes, qu'"il n'y a pas de lieu non métaphorique d'où l'on pourrait considérer la métaphore..." (***) Cette affirmation contredit sa propre idée selon laquelle la métaphore n'est "qu'une extension du mot"et qu'on peut donc philosopher sémantiquement avec des mots sur les métaphores. Il est vrai que les analyses de Paul Ricoeur à partir d'Aristote, de Jakobson, de Benvéiste, de Derrida et de cent autres ressemblent à un effort inextinguible de métaphysique linguistique dans lequel il est permis de se perdre et qui raisonne dans le vide. Je n'y vois qu'une fabulation théorique obsessionnelle qui se répand bien loin de la critique phénoménologiste que nous sommes en droit d'attendre de lui.
Reprenons donc nos esprits après ce moment de vertige d'érudition scolastique:  pour le mythanalyste que je suis, le mot n'est qu'une réduction de la métaphore, de plus en plus abstrait au fur et à mesure que la métaphore devenue opérationnelle s'use et se réduit à "un signe dans le code lexical". Tous les mots ont une origine idéographique et imaginaire, même lorsqu'ils semblent zippés dans une stricte fonction opératoire loin de toute ressemblance avec la réalité qu'ils désignent. Leur étymologie nous le révèle souvent. Et lorsqu'elle semble perdue, "morte", comme dans l'exemple du mot chat, notre ignorance ne saurait garantir que ce mot nous ait été révélé ou imposé par un dieu ou ait son origine pure d'essence de chat dans la lumière idéaliste platonicienne. 
Contrairement à la tradition idéaliste, la mythanalyse ne fait aucune distinction de nature entre logos et mythos: le logos origine toujours du mythos, c'est-à-dire du récit fabulatoire de notre rapport au monde. Paradoxalement, les métaphysiques qui prétendent désigner les vrais attributs de Dieu en sont un exemple particulièrement significatif! Kant l'a souligné en les récusant toutes. 
La prétention métaphysique de la philosophie est extraordinairement intéressante aux yeux de la mythanalyse comme exemple de fabulation de premier degré, dont l'illusion extrême démontre notre besoin humain de croire à nos fabulations, faute de mieux certes, mais sans même avoir conscience de notre naïveté philosophique., en ayant perdu tout sens critique. Et c'est alors que nous argumentons le plus sérieusement du monde sur le sexe des anges. C'est alors que les sectes religieuses s'entretuent.
Nous ne saurions interpréter le monde avec d'autres mots que métaphoriques, des mots-images. Nous n'avons pas d'autre langage qui serait plus vrai, plus directement ressemblant dans une identité essentielle entre le mot et la chose qu'il désigne (mimesis). Mais nous ne savons rien de cet écart, de cette distorsion ou de son degré d'adéquation.
Il y a une sorte de buée trouble, rose ou grise entre le monde réel et ce que nous en savons. Cette buée qui zoome, qui cache, qui change les apparences de l'espace et du temps, qui dépend de nos intentions, de nos émotions face au réel, c'est ce qui intéresse la phénoménologie. C'est d'elle que nous parlent Husserl, Ricoeur, Merleau-Ponty, dont nous ne savons pas si elle est translucide, déformante ou discriminante ou aussi artificielle que les algorithmes avec lesquels nous créons les effets spéciaux et les illusions réalistes des mondes virtuels de nos ordinateurs. Cette buée, c'est le langage que nous avons créé, qu'il soit visuel, comme nous le montre l'histoire de la peinture ou langagier. Sonore, tactile ou olfactif, il devient la conscience informative d'un de nos cinq sens, essentiel chez l'animal, aiguisé chez un aveugle, dominant chez l'animal. 



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(*) Paul Ricoeur, La métaphore vive, p. 8-9, Seuil-Points, Paris, 1975.
(**) Ibid. p. 23.
(***). Ibid. p. 25.

jeudi, juillet 26, 2018

Mythanalyse et neurosciences II: le vieillissement de l'inconscient



Les experts en neurosciences soulignent tous que à la naissance l'in-fans dispose déjà de son capital biologique d'une centaine de milliards de neurones, dont les réseaux - ce qu'ils appellent "la circuiterie nerveuse" est encore immature, donc plastique, tandis qu'en vieillissant le cerveau s'architecture, se stabilise, puis se rigidifie. Ce vieillissement normal comporte une perte de neurones (notamment ceux qui ne sont jamais ou rarement utilisés), qui peut d'ailleurs évoluer en pathologies, en sénilités mentales, voire des dégénérescences telles que l'Alzheimer, la maladie de Parkinson ou  la chorée de Huntington.  
Un cerveau adulte nous montre des réseaux synaptiques matures et clairement identifiables selon des regroupements fonctionnels stabilisées. Marc Peschanski décrit des ensembles de neurones, des noyaux "caractérisés par l'association de plusieurs familles de neurones suivant une architecture très précise. (...) Chaque noyau est en fait organisé comme une étape dans le transfert et l'intégration des messages nerveux, une plate-forme dans l'ascension de ces messages depuis la périphérie jusqu'aux centres cérébraux réalisant les opérations les plus sophistiquées; puis en sens inverse, par l'intermédiaire d'autres noyaux, jusqu'aux effecteurs périphériques du système nerveux." (*) 
Le cerveau adulte n'est plus en construction, mais structuré en circuits fonctionnels correspondant aux modes de vie, de pensée, d'opération usuels dans le rapport au monde familier de chaque individu. Les experts ne disent pas que la plasticité du cerveau a disparu. Elle se manifeste encore dans des "autoréparations" lentes mais possibles du cerveau par lui-même à la suite par exemple d'un accident cardiovasculaire ou psychique;  mais elle diminue fortement. Elle se réduit principalement à l'utilisation de neurones disponibles pour prendre le relais de fonctions nerveusement compromises, mais déjà établies, beaucoup plus que par des modifications substantielles d'architectures neuronales.
Jean Costentin, l'un des experts les plus reconnus dans ce domaine, note: : "Le vieillissement cérébral normal réalise une perte de neurones alors que les neurones survivants ont de moins en moins la capacité de suppléer ceux qui disparaissent. Le cerveau voit se réduire son extraordinaire plasticité. (...) Rançon sans doute de leur extrême perfectionnement, les neurones n'ont pas la faculté de se multiplier. Ils suppléent cette incapacité de diverses façons, qui constituent autant d'attributs de ce qu'on convient d'appeler la plasticité neuronale. Ils peuvent ramifier davantage leur axone. C'est le sprouting, qui permet d'accroître le nombre de leurs contacts synaptiques avec les neurones du voisinage, remplaçant les contacts que n'assurent évidemment plus les neurones disparus. Ils peuvent encore accroître au niveau de ces jonctions synaptiques l'intensité de la transmission."(**)
Cette perte de plasticité neuronale ne favorise pas, mais n'exclut pas non plus, des changements d'idées, de comportements, de valeurs, d'interprétations de notre rapport au monde. Mais elle rend plus difficiles les thérapies psychanalytiques ou mythanalytiques. Faire changer d'idée un patient devient plus improbable. L'inciter efficacement à substituer un mythe nouveau à un ancien, un mythe bienfaisant à un mythe toxique, prend plus de temps ou demeure incertain. En cure psychanalytique, lui faire prendre conscience d'un traumatisme d'enfance et l'amener à en maîtriser les effets pervers demeurés inscrits dans ses réseaux synaptiques précoces, devient une entreprise de longue haleine, exigeant éventuellement des années de cure, sans garantie de succès, comme on l'observe fréquemment.
Il faut alors que le mythanalyste dispose dans sa boîte à outils de mythes suffisamment puissants et convaincants pour négocier avec son patient de nouvelles croyances qui pourront prendre l'avantage sur les anciennes et déclasser ou marginaliser les circuits neuronaux qui y correspondaient, pour en construire de  nouveaux. Cela est possible, mais c'est un long travail (comme on en parle dans l'accouchement). On observe que c'est le plus souvent dans leurs jeunes années que les chercheurs et les créateurs font leurs plus grandes découvertes, conçoivent leurs plus grandes inventions. Plus tard, les routines du cerveau et de la vie seront plus difficiles à modifier. L'énergie vitale qui serait capable de déstabiliser et bousculer des équilibres inscrits durablement dans les réseaux neuronaux pour se lancer dans de nouvelles aventures à risque, diminue avec l'âge, au profit d'un besoin de sécurité psychique, dans le cadre de l'idéologie et des institutions dominantes de la société dans laquelle on vit.
Autrement dit, l'horizon des fabulations créatrices se rétrécit. L'inscription sociale, idéologique, culturelle, familiale, fonctionnelle, professionnelle prend la relève des inscriptions neuronales fabulatoires de l'enfance. Et elle tend elle aussi, comme la structure neuronale du cerveau, à se rigidifier avec l'âge. On craint davantage les ruptures, les divergences, en un mot les changements. L'esprit devient plus conservateur, comme le cerveau.
Il ne faut surtout pas croire comme la psychanalyse le fait implicitement - inconsciemment? - que l'inconscient demeure en nous comme une grosse valise dans la cave, qui ne change plus et dont on peut seulement ouvrir le couvercle et consulter les papiers. Il se constitue dans nos années précoces et il évolue avec les stades du développement fabulatoire. Au stade de la conscience augmentée, il a accumulé bien des feuillets, construit et stabilisé ses références, ses circuits neuronaux, il en dispose tranquillement au lieu de s'affairer à les développer. Il prend éventuellement du recul, éventuellement se questionne sur la vie, son accomplissement, son sens, la mort qui se rapproche. Il analyse davantage les multiples informations planétaires qu'il capte en temps réel; il modifie conséquemment son rapport fabulatoire au monde. Mais il n'est plus capable de changer radicalement ses références, ses croyances, ses valeurs. Il est plutôt en phase de maturité de sa vie.
Nous évoquons ici la majorité des évolutions, aussi bien sociales qu'humaines, institutionnelles et idéologiques que neuronales. On le sait, c'est la divergence qui fait évoluer la nature, l'histoire sociale, la création culturelle. C'est la divergence qui inspire les créateurs. Et il faut espérer qu'elle demeure toujours possible, dans la nature comme dans la société comme chez l'individu, à tout moment de son évolution, de son histoire, de sa vie. 

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(*) Marc Peschanski, Le cerveau réparé? p. 283-284, Plon, Paris, 1989.
(**) Jean Costentin, Les médicaments du cerveau, p. 95-97, éditions Odile Jacob, Paris, 1993.

mardi, juillet 17, 2018

Mythanalyse et neurosciences I: la plasticité du cerveau et de l'inconscient



Alain Prochiantz, assurément l'un des plus remarquables et prudents neurobiologistes de notre temps écrit: 
"Je ne suis pas compétent pour vous dire ce que c'est que l'inconscient." Mais il ajoute: "Je suis convaincu qu'il y a dans la construction du système nerveux quelque chose qui est de l'ordre de l'"empreinte" de l'histoire des individus." (*)
Pour la mythanalyse telle que je la théorise, cette "empreinte", c'est celle des stades fabulatoires de l'être humain dès la stade foetal, avant même qu'il puisse nommer ses fabulations (il est in-fans), puis au fil des stades successifs. 
Alain Prochiantz le rappelle, "les synapses se font, se défont, les neurones meurent, repoussent..." "À sa naissance, le système nerveux n'est en effet pas encore totalement développé. Si la quasi-totalité des neurones est née et à déjà migré, la différentiation dendritique et la croissance axonale commencent à peine. (...) La construction est en cours." (**) Cette plasticité du cerveau, nous le savons maintenant, est totale chez le nouveau-né et demeure active toute notre vie.
Alain Prochiantz résume ainsi l'état des connaissances: "La structure même du cerveau est donc largement le produit de notre éducation au sens large d'environnement social et culturel. C'est pourquoi deux individus, aussi identiques soient-ils sur le plan génétique, seront des individus différents avec des cerveaux différents." (***) Cet environnement comprend évidemment l'histoire émotive, affective de chaque individu, selon les modifications de son rapport imaginaire au monde à chaque phase successive de son développement fabulatoire.
Philippe Boulu (****) écrit de même: "Se souvenir, c'est faire resurgir, le moment venu, des informations passées acquises depuis plus ou moins longtemps. Cela implique qu'elles aient été stockées d'une façon stable, en d'autres termes que des transformations durables de la matière cérébrale soient intervenues. Ce phénomène fait appel à deux mécanismes non exclusifs: la création de nouveaux circuits par la naissance de nouvelles connexions neuronales, et la modification des propriétés intrinsèques surtout membranaires des cellules cérébrales."
Il ajoute: "Tous les neurones peuvent apprendre et adapter leur activité en fonction des événements passés. Ils sont capables d'emmagasiner des informations visuelles, auditives, motrices, par transformation de l'influx électrique qui leur parvient des traces mnésiques codées sous forme de protéines. Les messages chimiques ainsi fabriqués pourront, au moment voulu, être délivrés et donner naissance à la restitution du souvenir. Des neuromédiateurs comme l'acétylcholine et l'acide glutamique, des protéines spécifiques sont indispensables à l'élaboration de ce processus."
Il souligne le rôle clé de l'hippocampe dans cet enregistrement et insiste: "Les acquis chargés d'affectivité, d'émotions sont ceux qui seront le mieux et le plus longtemps retenus." Cela confirme l'hypothèse de la mythanalyse selon laquelle ce sont des affects, des émotions, des sensations physiologiques qui inscrivent dans les réseaux synaptiques immatures le plus durablement les interprétations fabulatoires de l'in-fans dans son rapport au monde. Et cette inscription neuronale est d'autant plus forte que le nouveau-né dort beaucoup: "Pour passer de la mémoire des faits à la mémoire à long terme, le sommeil joue un rôle important. La consolidation des traces mnésiques est le fait d'un stade précis du sommeil, appelé paradoxal, qui survient vingt minutes en moyenne toutes les heures et demie." Cette plasticité neuronale d'un cerveau encore vierge est la clé de l'architecture cérébrale qui constituera des matrices de fabulation persistantes chez l'adulte, réactivées émotionnellement. 
Ces données neuroscientifiques ont été établies et développées depuis maintenant 30 et 40 ans. Elles sont solides. La mythanalyse peut s'y référer et y confirmer ses propres hypothèses.
Alain Prochiantz a aussi le grand mérite de rappeler qu'avant d'être une accumulation de résultats de recherches expérimentales, "une science est avant tout une théorie", donc une construction abstraite. Celle-ci est selon nous aussi imaginaire que conceptuelle, c'est-à-dire, selon nous, entièrement fabulatoire, les expériences n'étant constituées qu'en fonction d'hypothèses imaginées et formulées strictement en fonction de la théorie, en fonction de ce que l'on cherche, c'est-à-dire en fonction d'une intentionnalité, d'une finalité, d'une affirmation théorique.
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(*) Alain Prochiantz, La forme des neurones, p. 129-138, in Le cerveau dans tous ses étatsEntretiens avec Monique Sicard, Presses du CNRS, Paris, 1991.
(**) Alain Prochiantz, Le cerveau réparé? p. 183, Plon, Paris 1989.
(***) Alain Prochiantz, Le développement du système nerveux, in La fabrique de la pensée, p. 266, édition de La Cité des sciences de La Villette, Paris, 1990.
(****) Philippe Boulu, La dynamique du cerveau, p. 62-66, Payot, Paris, 1991.

samedi, juillet 14, 2018

L'inconscient est un concept d'inspiration typiquement romantique


Avec le recul du temps, la psychanalyse se présente à nous comme un chef d'oeuvre du romantisme européen. Freud n'est pas l'héritier du Siècle des lumières, de Voltaire, Diderot, Rousseau, Condorcet. Il est l'héritier des "Souffrances du jeune Werther", et du "Faust" de Goethe, de l'onirisme de Novalis, du mythologisme grec de Hölderlin, des nuits de clair de lune et des mélancolies de Lamartine et Lord Byron, du mal d'être de Musset, des  grottes, cavernes et forêts sombres de tant d'autres romantiques émotifs et malheureux. Il est nourri par la "philosophie de la nature" de nombreux auteurs allemands du XIXe, qui croyaient à une réalité spirituelle invisible liant notre psychisme à la nature, à commencer par Schelling ("La Nature, c'est l'Esprit invisible; l'Esprit, c'est la Nature invisible"). L'inconscient a tous les traits d'une quête romantique: l'archaïsme, le flou ténébreux des Elfes et autres forces secrètes, parfois maléfiques, le côté maladif, les malédictions mystérieuses qui s'emparent de l'esprit, voire la possession. Il exige les exorcismes du magicien analyste.




La psychanalyse se nourrit des états d'âme romantiques: les tourments, la maladie, le fantastique, le mystère, "l'inquiétante étrangeté" (Freud), les angoisses, les passions et les pulsions du Sturm und Drang, " l'être troublé par les passions qui peuvent obscurcir l'esprit de l'homme" de Goethe. Il adopte à son tour la tendance au symbolisme du romantisme. Il explore le culte bourgeois de l'individualisme, il reprend dans sa pratique thérapeutique les Confessions d'un enfant du siècle de Musset. Il invente des fables moyenâgeuses: L'Homme aux rats, l'Homme aux loups. Jung lui-même affectionnait de se retirer dans une tour moyenâgeuse au bord du lac de Zürich pour mieux se disposer à explorer l'archaïsme de l'inconscient. Freud est l'héritier de Charcot; il analyse l'hypnose, les hallucinations, le "Malaise dans la civilisation". Estimant que nous souffrons tous de pathologies mentales, de névrose, il assume la vision tragique du romantisme.
Les sources romantiques si évidentes de la "découverte" freudienne nous montrent que l'inconscient n'est pas le résultat expérimental d'une recherche d"ordre scientifique, mais une production idéologique typique de la littérature philosophique du XIXe siècle. D'ailleurs dans cette quête incessante à prétention médicale Freud ne se limite pas à une prudente pratique clinique, il ne craint pas de fausser ses résultats, il se contente de quelques cas singuliers pour généraliser ses écrits. Il se révèle comme un écrivain pris dans le mal d'être de la condition humaine, dédié à l'analyse des rêves et des souffrances de l'homme. Fabulateur de génie, il  est  un médecin-psychologie-écrivain qui s'inscrit la tradition romantique du XIXe siècle.
La psychanalyse qu'il a développée est demeurée une démarche romantique dans toutes ses dérives, ses malaises de sectes opposées, sa conception pessimiste et tragique de l'homme, ses nombreuses oeuvres littéraires, les excentricités lacaniennes. C'est en cela que la psychanalyse nous intéresse toujours, qu'elle fascine les créateurs, les intellectuels et même les neurologues qui n'y croient pas. Freud est l'inventeur d'un mythe, l'inconscient, dont le récit est la psychanalyse. Ses héritiers célèbrent légitimement son génie, comme les prêtres étudient respectueusement la Bible et en débattent théologiquement. La psychanalyse synthétise le mythe romantique pour longtemps, car elle en est l'expression la plus accomplie et le malaise humain et l'évasion onirique qu'elle met en scène ne sont pas prêts de disparaître.

vendredi, juillet 13, 2018

Freud, un génie fabulateur


Il faut le souligner, Freud n'a jamais tenté de situer topologiquement dans le cerveau ni le psychisme, ni l'inconscient. Il aurait eu bien du mal à y parvenir. Aujourd'hui encore, aucun neurologue, aucun spécialiste du cerveau ne sait où les situer. Il est descendu dans "la cave" avec une "psychologie des profondeurs" qui confine à l'obscurantisme. Il affirme l'existence de l'inconscient parce qu'il croit en déceler les effets réels (réels parce que le patient souffre "réellement"). Et c'est une grande découverte: je suis de ceux qui en reconnaissent l'existence et lui attribuent un pouvoir déterminant dans notre rapport au monde.
Cette douleur réelle qui naît de l'inconscient  est bien réelle, parfois tragique. Freud en a fait un récit, qui raconte une souffrance liée à des méchants (père, mère, amant(e) qui ont peuplé la biographie du "malade". Et Freud, recourant lui-même aux récits mythiques des Anciens Grecs, fait entrer sur scène Eros, Thanatos, Oedipe, Narcisse et d'autres qui nous malmènent, nous rendent malades. Avec Freud, nous sommes tous des malades. Il analyse la fiction du patient avec des mythes qu'il interprète d'ailleurs fort librement. Et-ce que cela peut guérir? J'en doute.  

Mais il arrive qu'en prenant conscience d'un mythe, dont il découvre grâce à l'analyse être personnellement victime, le patient change de récit et se sente mieux. Ou au contraire que cette fabulation supposée curative proposée par l'analyste au patient aggrave sa pathologie. 
La mythanalyse souligne la distinction qu'il faut faire entre mythes bienfaisants et mythes toxiques. Or tous les mythes mis en scène par Freud sont toxiques, ou du moins sont interprétés par Freud comme des récits emblématiques de pathologies. La mythanalyse, au contraire, recherche et promeut les mythes bienfaisants au niveau collectif, mais aussi individuel.
Se présentant comme un clinicien, un médecin des âmes, voire un biologiste, Freud est en fait le plus ingénieux des fabulateurs. Toute son architecture psychique, ou, comme on dit, son "économie psychique", est une invention littéraire et mythique. Elle est sans rapport avec aucune réalité neuroscientifique. Du moins même les experts en neurologie qui croient à la psychanalyse - ils sont très rares, il est vrai - n'ont jamais pu la préciser. 

C'est pourtant la mythanalyse, telle que je la conçois, qui explique et situe la relation étroite entre inconscient, fabulation et cerveau. La mythanalyse postule que nous naissons "homo fabulator" et le demeurerons toute notre vie parce que ces fabulations définissent notre rapport au monde d'infans dès avant notre naissance, dès avant toute conceptualisation langagière, et s'inscrivent neurologiquement dans la plasticité de nos réseaux synaptiques de nouveau-né, puis au fil des stades successifs de notre développement biologique et fabulatoire. Ces matrices fabulatoires existent: elles sont nos réseaux neuronaux originels, les plus déterminants de nos fabulations à venir. Et seules de nouvelles fabulations de l'âge adulte - celles des récits mythiques dominants de notre culture d'appartenance - pourront éventuellement les modifier, à moins qu'elles ne les renforcent.
Freud a eu le génie de comprendre que notre rapport au monde est fabulatoire, y compris la cure psychanalytique. La mythanalyse ne dit pas autre chose. 
Et elle relie ces fabulations aux sciences neurologiques, sans en nier la recherche de cohérence propre, ni la puissance médicale éventuelle. Car il ne suffit pas de découvrir des zones spécifiques du cerveau pour les émotions, la mémoire, le langage ou le raisonnement. Ce ne sont pas davantage des processeurs ou des récepteurs d'influx nerveux et chimiques qui pourront expliquer la nature de notre rapport au monde. Celui-ci est fort différent chez le rat et chez l'homme, bien qu'ils aient des cerveaux semblables à 2% prêt, d'après les spécialistes, ou chez les Égyptiens anciens et les new-yorkais actuels, qui disposent pourtant des mêmes cerveaux. Les uns comme les autres fabulent, quoique fort différemment, parce qu'ils en sont réduits à imaginer le monde, les uns comme les autres, mais dans des contextes sociologiques différents. C'est la sociologie qui détermine nos fabulations. La philosophie, la phénoménologie, l'anthropologie nous démontrent que nous ne pouvons avoir du monde qu'une connaissance imaginaire, même si personne ne niera que le monde existe. Encore que cette fabulation ait elle aussi un sens. Le succès  de la série de films Matrix en témoigne.

Il faut donc reconnaître le génie fabulatoire de Freud, même si l'on peut détester son orgueil, son obsession sexuelle, son machisme, son manque d'éthique. Ce sont certes des points critiquables de ses fabulations, mais qui ont cependant contribué à sa puissance mythique. Il a été typiquement un inventeur de mythes: la psychanalyse.
La fabulation lacanienne est certes moins puissante, mais elle a le mérite de situer la psychanalyse au niveau de son exercice réel: psychanalyse et inconscient ne sont que du langage, des accidents de langage, des rencontres malheureuses ou curatives de discours. Quant au personnage de Lacan lui-même, il n'est guère plus convaincant que celui de Freud. Il est celui d'un psychiatre qui se prend pour un gourou et joue du langage comme d'un instrument de pouvoir savamment construit et exploité. Je l'ai écouté et vu faire son show à Normale Sup entre 1964 et 1969, avant qu'il en soit interdit pour "obscurantisme".