« En quête de mythanalyse »,
colloque international d'étude autour de la théorie mythanalytique qui a eu
lieu le 23 octobre 2017 à l'Université Paris Descartes, c'est aussi le titre d'un
numéro électronique et d'un volume de la collection des cahiers de la revue
M@GM@, publiés sous la direction d'Hervé Fischer. Dans
le cadre de l'anniversaire des 15 ans de M@GM@ nous avons programmé une série
de colloques et séminaires,
dont les actes publiés dans ce numéro de la revue, et dans les numéros à venir,
sont une manière de célébrer cet anniversaire reliant tous ces événements, les
associés et les collaborateurs de la revue, les chercheurs universitaires et
indépendants de différents pays et disciplines, autour d'un champ d'étude
commun.
Le titre que nous avons adopté
pour ce numéro de la revue M@GM@ publiant les actes du colloque international
de Paris, « L'exigence d'actualité de la mythanalyse », est celui de l'article
d'ouverture d'Hervé Fischer. Nous retrouvons dans cet article les motivations
de fond qui ont présidé aux choix du thème du colloque, réfléchir sur
l'exigence sociologique d'un engagement envers les valeurs humains et ses défis
au sein de la société. J'ai une profonde estime pour Hervé Fischer, ayant
intégré dans sa pensée et dans sa pratique une conception de la mythanalyse
allant à l'encontre de cette exigence d'engagement. Et j'ai le sentiment que
nous partageons tous, depuis cette rencontre générative d'échanges d'énergies
créatives, à différents niveaux, la responsabilité de ne pas voir ou montrer la
société telle qu'elle est, mais de s'engager à examiner l'actualité des valeurs
favorables ou nuisibles à la vie et à l'existence humaine, pour concevoir la
société telle que pourrait être.
Dans mon article je m'interroge sur
l'exigence d'actualité de la mythanalyse à partir de mes activités de chercheur
indépendant, formateur et consultant autobiographique,
apportant un regard adogmatique sur la pratique contemporaine de l'écriture
autobiographique, sur l'imaginaire dans l'écriture de soi, l'imaginaire de la
mémoire collective et du patrimoine culturel immatériel, étudiés et pratiqués
comme expression privilégiées pour comprendre les relations humaines et la
société. L'art en train de se faire, l'art scripturaire en tant qu'écriture
autobiographique contemporaine, c'est après tout la possibilité de pratiquer l'art
d'aimer la vie, sollicités par l'exigence de se mettre en quête de soi et de
sens, par le désir de fabuler notre présence et raconter le monde qui nous
entoure.
L'écriture autobiographique au fil du temps et de l'espace
Ô douleur ! ô douleur ! Le Temps mange la
vie,
Et l'obscur Ennemi qui nous ronge le cœur
Du sang que nous perdons croît et se fortifie !
(Charles Baudelaire, L'ennemi,
Les Fleurs du mal)
Et les sirènes racontent... la traversée des mers et des océans
Écrire son autobiographie c'est
s'enfanter soi-même. L'écriture est une mère bienveillante, de par sa fonction
générative : en sortant de son ventre elle nous met au monde, et par le biais de son
nouveau regard sur nous-mêmes, nous nous reconnaissons comme des êtres accouchés
une deuxième fois dans le monde. Une nouvelle naissance sous le signe d'une
métanoïa ponctuée par la recherche d'un temps subjectif, résistant au temps
horizontal et objectif des événements de notre histoire de vie, et d'un temps
impersonnel, une perte de soi moyennant un dépassement d’état d’esprit.
Renaître à soi et au monde par
l'écriture en tant que corps autobiographique, sollicite une herméneutique du
monde qui vient à nous, qu'il se donne à nous et il nous est donné. Le mystère
de la naissance regagne soudain le temps que nous avons vécu et le temps que
nous avons à vivre, étayant une mélancolie source de l’écriture par le
sentiment d’incomplétude de soi et le désir de s'épanouir dans une nouvelle
présence poétique avec soi-même, les autres et le monde.
L'imagination fabulatrice activée
par le mystère du naître pour mourir, le temps dévore la vie comme le dieu
Saturne dévore ses enfants venus au monde, et le désir de comprendre le monde
tout en récréant son étrangeté, foisonne une multiplicité de télémachies contemporaines,
des récits de soi en quête de narrations pour raconter le monde qui nous invitent
à vivre. Les narrations mythiques ne sont plus focalisées sur un temps des
origines, dans l'espace de l'écriture autobiographique engagent un temps du
destin collectif, du devenir commun.
Nous n'assistons pas à
l'engloutissement de la faculté de fabuler des femmes et des hommes, dans la
prolifération de l'écriture des histoires de vie s'accomplit une pensée
sensible, inoculant sensibilité à la pensée et sens au sensible, pour raconter
l'expérience humaine quotidienne et le monde qui l'entoure. L'écriture
autobiographique organise la mise en récit d'un temps personnel et un temps
impersonnel, par rapport à un espace intérieur et un espace cosmique. L'élan à
retrouver soi-même et le sens de la relation avec nous-mêmes, les autres et le
monde, et la vocation de la fonction de l'imaginaire de relier les êtres et les
mondes, anime une nouvelle sacralité du temps et de l'espace humain.
Ces fabulations humaines ne sont
pas simplement, en dernier ressort, des représentation dressée contre le temps,
et dans l’insubordination aux souffrances humaines nous pouvons y déceler une
dissidence poétique sacrée, incontestablement contradictoire et inéluctablement
désavouée, néanmoins porteuse d'espérances dans la narration d'un monde reliant
les uns et les autres au sens d'un devenir enfanté par une infidélité
nécessaire au vécu, dans l'espoir de raconter une nouvelle présence de soi dans le monde.
Nous sommes de nombreuses petites
îles capables de construire des ponts, de traverser les mers et les océans qui
nous séparent, parfois on réussit à regarder avec les yeux d'une sirène au delà
de nous-mêmes, et raconter avec ses mots un monde indépendant de valeurs
nocives à notre devenir, héraut de valeurs bénéfiques à notre humanité.
Du floutage de la finitude du temps... au sein des espaces enveloppes
C'est quand le sens d'une vie, le
sens du tout et de la vie, devient l'objet de notre pensée, que nous sommes
placés dans une sorte de distanciation, condition indispensable pour soutenir
un processus de compréhension en tant que séparation temporelle entre les
processus mentaux et leur reconnaissance, entre la genèse de la pensée et le
travail réflexif de l'esprit. À partir de la reconnaissance de cette
distanciation nous pouvons voyager en dehors du flux de l'existence, et choisir
de nous plonger dans un temps et un espace données ou radicalement nouveaux de
notre histoire de vie.
La narration de soi n'est pas
inéluctable soumise aux nécessités causales du temps, à sa finitude étayant
l'incomplétude de la condition humaine, et c'est dans la spatialisation du
temps qu'elle découvre la forme à priori de la créativité de l'esprit et de la
connaissance du monde. L'expérience de l'espace est ainsi vécue comme une sorte
d'enveloppe qui nous entoure, et nous accorde une conscience profonde de la
discontinuité et du changement que nous éprouvons au fil du temps. Ces
enveloppes ce sont ceux dans lesquels l'expérience de la vie a été faite à des
moments différents.
Ce que la narration de soi
raconte et représente, ce sont ainsi des morceaux épars de soi et des autres,
des agissements différents réalisés dans des espaces différents, exhortant à
générer un changement de conscience soutenu par le désir de se réunifier. Ce
sentiment est soutenu par la création dans l'écriture de soi, fonction
unificatrice de ces états de l'âme dont nous faisons l'expérience et qui nous
caractérisent comme étant des êtres relationnels, en relation avec les autres
et les choses du monde. Nous sommes des femmes et des hommes en relation avec
tout ce qu'entourent nos enveloppes au sein desquels nous aimerions être
atteints.
Le temps qui passe génère de
l'oubli et la mémoire est sollicitée par cette présence à l'écart de notre
conscience, sauvegardée dans des méandres dérobés, s'essayant à l'évoquer par
la pensée sous forme d'images. Au fil du temps les enveloppes dans lesquelles
s'inscrit notre parcours biographique vont produire aussi de l'engorgement dans
la mémoire, évoqué par le contraste avec lequel notre vécu expérientiel prend
forme, par ce que nous avons déjà vu, fait et souffert, et ce que nous n'avons
pas encore vu, fait et souffert. Cette dynamique entre l'ici et ce qui n'est
pas encore, entre ce que nous avons souffert et nous devons encore éprouver,
entre un ici et un ailleurs, sape le flux chronologique de temps.
Des multiples temporalités en jeu... plonger dans un magma poétique
L'expérience de l'écriture
autobiographique nous révèle des moments d'épiphanie façonnant un espace
herméneutique, esquissant un parcours d'interprétation du sens pas encore
exploré de notre histoire de vie. Chaque plongée dans une partie de notre
histoire biographique nous permet de vivre l'expérience du temps d'une manière
différente, d'accéder au bon moment avec le dieu Kaïros, cet espace propice qui
permet à quelque chose de spécial de se produire.
Conciliant l'opposition entre un
temps linéaire et irréversible, celui du dieu Chronos, et un temps éternel et
cosmique, celui du dieu Aïon, nous allons découvrir une nouvelle dimension
spatio-temporelle dans laquelle se produit un événement extraordinaire. Dans
cette suspension intentionnelle de la conscience, quittant la conscience
ordinaire de l'existence, s'étaye une possibilité créatrice et l’origine d’une
intuition sans précédent, l’origine et le début d’un processus de réflexion sur
soi de l’être humain.
Par ce tissage depuis l'extérieur
du flux de la vie, de l'histoire d'une vie pénétrée par les autres et le monde,
nous fabulons la co-émergence de soi et du monde dans l'intuition et la
compréhension d'un chemin de vie, dans une nouvelle présence de soi à soi-même,
aux autres et aux choses du monde.
Temporalités de la mémoire collective... un processus cyclique existentiel
Nous pouvons repenser et élaborer
de manière critique l'expérience contemporaine de l'écriture autobiographique,
sectionner ces mémoires collectives en successions temporelles et de sens, les
structurer et classifier, mais l'expérience vive n'est pas rationnellement et
scientifiquement régie par le principe de la continuité historique. Continuité
historique et existentielle ne sont pas équivalentes. D'autre part, les
souvenirs apportent avec eux la mémoire et l'oubli, la reconnaissance et la
négation, et sont socialement reconstruit et recomposés de manière consciente,
en les reliant aux besoins du présent pour garantir l’harmonie et l’identité
existentielle.
Notre mémoire collective elle n'est
pas, à la lumière de tout cela, le produit d'un processus cumulatif mais plutôt
le produit d'un processus cyclique, en mutation permanente et constante, qui se
déroule dans l'interaction entre les individus et la collectivité. Les sociétés
occidentales étant engagées dans un processus dynamique d’élaboration de la
richesse immatérielle et fragile du patrimoine culturel, reliant nécessairement
les générations passées, présentes et futures, et il faut de ce fait repenser
la valeur des écritures autobiographique contemporaines en tant que mémoire
collective.
Tout en reconnaissant la valeur
des vies et de l'humanité qu'elles représentent, ces mémoires collectives sont
une hérédité significative, actuelle et vivante, nous racontant le monde qui
nous entoure. Il est certain aussi que la séduction de l'autre comme forme de
plaisir et la nécessité de bâtir une image personnelle attractive, nous
surplombent et nous éloignent de l'opportunité de faire l'expérience d'une
écoute sensible de soi et de l'autre par l'écriture autobiographique. La multiplicité
d'écritures témoignent, toutefois, d'un travail de nature esthétique et
éthique, balisant des dimensions hétérogènes, sociales et culturelles,
interpersonnelles et intrapsychiques, et d'un effort considérable de raconter
le monde et la vie par une nouvelle présence poétique souffrante de l'impermanence
de l'existence se transformant sans cesse en joie de vivre.
Comment allons-nous raconter le
monde aux générations futures? Ces mémoires collectives sont notre patrimoine
culturel immatériel, un héritage mémoriel et symbolique que nous allons
sauvegarder étayant un imaginaire soumis ou émancipé aux mythes, aux
représentations et valeurs néfastes ou bienfaisant, sombres ou plein d'espoir
pour les relations humaines. Nous sommes ainsi des sentinelles mythanalytiques,
guettant un patrimoine culturel vital se constituant en tant que mémoire de
toute une société, dépositaire de ses valeurs culturelles, pouvant enrayer les
cauchemars de notre histoire.