LE DEVOIR Édition du samedi 12 et du dimanche 13 avril 2008
Québec imaginaire et Canada réel
Hervé Fischer, Artiste-philosophe
Mots clés : société, Hervé Fischer, Culture, Québec (province)
En septembre dernier, Le Devoir a tendu la perche à ses lecteurs, les invitant à participer à l'enquête Québec imaginaire lancée par l'artiste-philosophe Hervé Fischer. S'emparant du contexte sociopolitique tout à fait unique dans lequel le Québec était alors plongé, M. Fischer vous posait deux grandes questions: «Qu'est-ce que le Québec réel?» et «Quel est votre Québec imaginaire?». Vous avez été nombreux à répondre, et tel que convenu, l'auteur a étudié patiemment l'ensemble des contributions reçues, rassemblant les plus riches dans un livre à paraître le 15 avril prochain. Dans Québec imaginaire et Canada réel. L'avenir en suspens (VLB éditeur), Hervé Fischer analyse les résultats colligés, y allant de sa propre synthèse, mise en relief avec un exercice semblable effectué il y a 25 ans. Nous publions aujourd'hui des extraits de son essai.
Ai-je voulu relever le défi de mettre le Québec sur le divan? J'ai en tout cas essayé de l'écouter attentivement, à travers ses médias et ses productions culturelles, notamment sa littérature, ses films et ses chansons. J'avais le sentiment très fort que le Québec évoluait rapidement. [...]
Le hasard du calendrier a fait coïncider mon enquête avec les séances publiques de la commission Bouchard-Taylor de consultation sur les pratiques d'accommodement reliées aux différences culturelles, qui a organisé 22 forums publics à travers le Québec au cours de l'automne 2007. J'en ai suivi le déroulement et les échanges à la télévision. Cette commission a suscité aussi tout un charivari médiatique de réactions individuelles et de nombreux groupes sociaux. Et c'est finalement de plusieurs centaines de réponses, de commentaires dans les journaux et de rapports mis sur le site de la commission Bouchard-Taylor que j'ai pu disposer pour préciser mon analyse. [...]
Tendances marquantes
J'ai le plus souvent cru devoir citer nominalement les auteurs des contributions dont je publie des extraits, car ils acceptaient d'avance que leurs textes soient diffusés avec la mention de leur nom dans le journal, sur le site «Québec imaginaire» du Devoir et dans le livre que j'annonçais. [...] J'ai tenté de m'inspirer d'une lecture attentive de ces contributions pour construire et orienter ma réflexion. Et je tiens à remercier sincèrement chacune et chacun de ceux, professionnels, étudiants ou retraités, qui ont ainsi directement contribué à ma recherche. Bien sûr, je n'ai pas pratiqué l'oecuménisme, mais plutôt tenté de dégager les tendances les plus marquantes. Ce livre est donc en quelque sorte une réponse collective et synthétique aux deux questions posées.
Ton optimiste
Et j'ai été étonné par le ton de ces contributions, en général beaucoup plus optimistes que celles de 1982. Le Québec a changé. Ne me devais-je pas d'y répondre à mon tour? J'ai donc tenté, en réfléchissant à ces textes, commentaires et suggestions que j'ai reçus, de les mettre en balance avec le discours collectif du Québec actuel et de les situer dans une interprétation plus générale. Ce livre est ainsi devenu aussi ma propre réponse. Je me suis interrogé plus particulièrement sur la fragilité du Canada, dont les Québécois ne semblent guère conscients et dont nos voisins anglophones semblent faire un sujet tabou, mais à laquelle je consacre un chapitre entier de ce livre.
J'ai fait le constat de l'attentisme actuel, aussi bien canadien que québécois, évidemment sans avenir, et qui ne nous laisse d'autre choix au Québec que de voter pour notre indépendance, afin de s'en dégager et de se redéfinir librement. Le contrecoup sera considérable pour le Canada lui-même, l'obligeant à négocier avec le Québec une nouvelle Union nord-américaine d'États indépendants. Au terme de cette analyse, il m'a paru nécessaire de préciser cette vision générale de l'avenir de nos deux pays, à partir de la façon dont ils se présentent à nous aujourd'hui, dans leur étrange relation de chicane perpétuelle, et tels qu'ils devront se refonder, pour incarner un nouvel espoir dans l'équilibre du monde.
Le pays imaginaire du Québec
Pays réel ou imaginaire? Chimère? Province? Nation? Nous? Souveraineté? Canada? J'entends si souvent autour de moi ces questions sur le statut ou l'existence même du Québec, explicites ou implicites, y compris dans le non-dit des conversations prudentes, qu'elles sont devenues pour moi aussi des questions incontournables. Je ne connais pas beaucoup de sociétés où la vie tourne autour d'un problème si étrange et j'avoue que je ne m'y suis pas habitué, même si je me suis laissé influencer moi aussi par cette idée gravée dans les esprits que le Québec souffre d'un mal identitaire chronique, aggravé par les deux défaites référendaires.
Quand j'ai choisi d'émigrer au Québec, au début des années 1980, la dépression collective, aggravée par la crise économique et l'échec référendaire, y paraissait désespérante. Elle se traduisait par une morosité blessée et défaitiste comme sous le joug de la fatalité. C'était le temps d'Hubert Aquin. Trou de mémoire. Neige noire. Blocs erratiques.
Et aujourd'hui, beaucoup de Québécois désabusés semblent encore penser que l'avenir se referme. Ils citent pour preuves, pêle-mêle, le déclin démographique et la difficulté d'intégrer rapidement les immigrants, le scandale des commandites, le vol des résultats du référendum de 1995, l'arrogance des gouvernements de Jean Chrétien, l'inertie du gouvernement Charest, l'élection actuelle d'un gouvernement minoritaire à Québec (les Québécois sont plutôt ravis que le gouvernement soit minoritaire à Ottawa), la cuisante défaite du Parti québécois (PQ), la montée de l'Action démocratique du Québec (ADQ), le recul du français, la recherche inquiète de valeurs religieuses et culturelles rétrogrades, les interminables débats sur les accommodements raisonnables, et de nombreux supposés blocages successifs de l'opinion face à toute initiative plus audacieuse de développement économique.
Le Québec sur le divan
Bien sûr, la double question que je posais a suscité chez beaucoup une réponse opposant le réel et le rêve, tandis que d'autres ont surtout voulu exprimer leurs désirs. Mais tout pays n'est-il pas à la fois imaginaire et réel? Ne peut-on pas le dire aussi de ceux qui ont un siège aux Nations unies? Plusieurs répondants l'ont souligné. «Personne ne peut vraiment connaître ce qu'est le Québec réel; c'est toujours une affaire de perception qui relève certainement un peu de l'imaginaire», écrit André R. Bouchard.
Il serait très imprudent de sous-estimer le poids du réel. Ceux qui ne l'aiment pas ne peuvent nier à tout le moins sa résistance à nos désirs et sa charge de souffrance. Mais il ne serait pas moins téméraire de croire que nous le connaissons. Georgette Duchaine nous parle ainsi de son Québec: «Pour moi, il est réel quand je regarde le fleuve de la pointe de Saint-Vallier; quand je me promène dans le jardin des Ursulines du Vieux-Québec; quand, en avion, à 1000 pieds je suis le fleuve l'hiver et que les glaces font du Marcelle Ferron; quand je regarde le spectacle O du Cirque du Soleil à Vegas. Mon Québec imaginaire, c'est celui qui n'a de réalité que dans mon imagination; il est souverain, indépendant, unique et mien.»
Réel et imaginaire
Notre connaissance du monde semble résulter d'un mélange dynamique d'objectivité et d'imagination; et ces deux éléments ne peuvent être isolés distinctement comme la molécule d'oxygène et les deux molécules d'hydrogène qui font l'eau. Bien plus: comment ne pas s'étonner de l'écart fabuleux qui nous apparaît entre cette formule élémentaire des particules chimiques et la puissance d'évocation de l'eau!
Il en est un peu ainsi d'un pays que l'on s'emploie à décrire selon des paramètres constitutionnels, démographiques ou économiques, mais qui est d'une bien autre dimension historique et humaine, et finalement imaginaire!
On ne donne pas sa vie pour l'économie. Mais pour son pays, oui, c'est-à-dire pour des valeurs humaines et un idéal imaginaire, même si je ne peux rien dire de vraiment satisfaisant, ni philosophiquement, ni scientifiquement, ni sociologiquement, ni psychologiquement d'un pays.
Le besoin du réel
Nous sommes ainsi contraints de croire autant à l'imagination qu'à l'objectivité, à la symbolique qu'à la finance, étant nous-mêmes parties prenantes à ces croyances. Il en est de l'astrophysique comme d'un peuple. Une nation, c'est bien plus que des frontières physiques! Est-ce l'action, l'intention, l'emprise politique, la mémoire ou le projet qui donne à un pays sa nature? Sa signification? Notre connaissance de l'univers tient à nos intérêts, à nos préjugés, à nos désirs et à nos peurs, à notre imaginaire, à nos mythes. Il n'en est pas autrement d'un pays.
Fatalité? Impuissance? Logique internationale? Mal imaginaire? Blessure de l'inconscient collectif? Paranoïa? Bien souvent, ce sont les mêmes contraintes du réel, les résistances qu'il nous oppose, les frustrations qu'il nous impose, les évasions, les compensations et les revanches auxquelles nous aspirons, qui excitent le plus activement notre imaginaire et lui donnent finalement plus de puissance que le réel ne saurait par lui-même y prétendre. L'imaginaire a besoin de son contraire pour s'affirmer. Et dans le cas du Québec, c'est certainement la crainte de la perte et l'attachement à une identité menacée qui activent la conscience du pays désiré... [...]
Passer de l'un à l'autre
Un pays, c'est donc toujours, avec ses prétentions de réalité, une chimère dans l'esprit de ses citoyens. «Québec réel et imaginaire? Quelle bonne question! L'un alimente l'autre», déclare Marc A. Vallée en tête de sa réponse. Le Québec rêve de lui-même, bien sûr! Et c'est bien ainsi. Personne ne pourra lui enlever ce songe qui berce ses longues nuits d'hiver.
Pascal Alain le note ainsi: «Depuis le 30 octobre 1995, j'ai vraiment l'impression que le Québec fait du surplace, qu'il tourne en rond, qu'il tend à contaminer sa population avec des questions aux allures de labyrinthes sans sorties. Quand je me rends compte que le Québec tente de m'aspirer dans ces débats stériles, je me réfugie, pour ne pas sombrer dans le vide, dans la lecture, dans l'écriture, dans la musique. Je me réfugie dans mon Québec imaginaire. [...]
Mon Québec imaginaire aura bientôt trois mois et porte le nom de Frida. Quand je constate à quel point les vagues adéquiste et conservatrice déferlent sur le Québec, quand je vois à quel point le PQ se cherche et tourne en rond, quand enfin je sens le vide politique et social m'envelopper, j'ai un lieu de plus pour me réfugier. Je me réfugie dans les yeux de Frida, pour laquelle j'espère une Gaspésie toujours aussi fabuleuse et un Québec qui ne sera plus à vendre au plus offrant.»