tout ce qui est réel est fabulatoire, tout ce qui est fabulatoire est réel, mais il faut savoir choisir ses fabulations et éviter les hallucinations.

lundi, juillet 30, 2018

MYTHANALYSE ET SOCIÉTÉ,1983


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Signalisation imaginaire dans une rue lors de l'enquête sur l'identité québécoise (réelle, imaginaire, surhumaine) que j'ai menée dans le cadre d'une exposition rétrospective sur ma pratique d'art sociologique au Musée d'art contemporain de Montréal, 1981-1982.



MYTANALYSE ET SOCIÉTÉ

(Ce texte a été publié dans L’oiseau-chat, roman enquête sur l’identité québécoise, éditions La Presse, Montréal, 1983. Épuisé. Le texte qui suit en constituait la quatrième et dernière partie, p. 271 à 281.)

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Apparaît sur la scène la jeune déesse Mythanayse. Elle n’est sans doute pas la plus belle, mais nous séduit d’emblée. N’est-il pas vrai que les sciences humaines sont parmi les divinités les seules que nous ayons vu naître, et dont nous sachions déjà qu’elles ne sont pas éternelles ?
            La Mythanalyse s’entretient avec la Sociologie, bientôt rejointe par l’Histoire. Puis la Sociologie s’écarte, au passage de quelques francs-tireurs, et va flirter avec le Roman. Ils s’asseyent sous un parasol rose.
            Tandis que les structuralistes jouent à la marelle, au premier plan arrive le commissaire de police, qui se met au garde-à-vue pour présenter son rapport à un supérieur hiérarchique.
            Le commissaire tourné vers le public : « On a trouvé dans la poche de pantalon du cadavre le document photocopié que voici (il lit d’une voix monocorde) :
« Les théories sont des romans, lyriques ou policiers. La Physique n’est qu’une fiction romanesque : amours fatales entre la matière et l’énergie. La Dialectique doit tout son charme et sa nécessité au mystère de la naissance… des enfants. La Communication fait écho au désir de renouer avec la mère. Le mythe de l’âge d’or (ancré à ; »origine et au but ultime de l’Histoire) résonne du souvenir du fœtus dans le sein maternel (espace de quiétude circulaire, hors temps). Le vocabulaire est mythique : les principes sont l’héritage du premier prince ; les organisations sont les organes du corps social ; seul le maître les maîtrisera en y jetant un peu de lumière pour en élucider les obscurs secrets ; si le phallus – géométrie, droit, rectitude, histoire – a dominé l’humanité jusqu’à nos jours, quel sera le vocabulaire du mythe maternel ? Et celui de la femme ? L’étymologie nous en apprend plus sur notre image du monde, que toutes les théologies et les physiques réunies. – Les mots sont des concepts-images. Car « c’est poétiquement que l’homme habite » affirmait Hölderlin à un journaliste du « Star Magazine ». L’origine du monde est un irrationnel. Le monde est un irrationnel. Sans qu’on puisse esquiver le principe de réalité, ni savoir quelle réalité est réelle.

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- Il faut classer (tout se classe, même la société) dans le tiroir des rationalités imaginaires : aussi bien la magie ou les religions que la philosophie et le rationalisme. Il n’y a pas tant de différence qu’on le dit (au sens psychanalytique où la société « rationalise » ses fantasmes et les moyens techniques d’action sur le monde qui leur sont liés). Certains y ont vu des « âges de l’humanité » ; or ils sont souvent simultanés, comme on peut l’observer dans la civilisation occidentale actuelle. Ces trois modes de pensée et d’action semblent sous-tendus par le même mythe originel.
- Quand Jean-François Lyotard en appelle aux flux énergétiques, seuls capables de déborder tous les appareils langagiers et institutionnels, toutes les cristallisations qui bloquent la dynamique créative, a-t-il conscience qu’il convoque au retour le « Chaos », le désordre et les ténèbres, ce flot noir amorphe et ravageur qui régnait à l’origine, selon le mythe, avant que le langage n’instaure l’ordre d’un cosmos apparemment si désiré ?
- Qu’est-ce que la mythanalyse ? Disons simplement qu’elle tend à repérer, déchiffrer et reformuler en un langage critique les mythes collectifs qui déterminent les processus inconscients, individuels et sociaux : ces histoires toutes faites avec lesquelles nous pensons, nous vivons.
- Par « origine », nous ne désignons pas un point zéro d’une histoire linéaire du monde, mais un lieu mythique de référence explicative, contemporain à chaque individu, à chaque culture, à chaque société. Et cela même si l’exemple crucial de la naissance individuelle suggère la naissance du monde lui-même. C’est par analogie avec la biographie individuelle, que nous identifions le plus souvent cette origine au point de départ imaginaire d’une « histoire de l’humanité ». Mais l’origine est toujours contemporaine. Elle est comme le point de fuite de l’espace pictural inventé par le Quattrocento : elle se déplace avec nous. Elle est l’image intense, ici et maintenant, où s’ancrent nos explications imagées du monde. Nous sommes là, ex-istants à chaque instant, sortant de l’origine, venant au monde continuellement. L’origine est un imaginaire. Comme la ligne d’horizon.
- Les mythes sont des explications imagées des origines du monde. Ils sont le plus souvent déjà là dans les mots, comme Heidegger nous invite à le découvrir pas à pas.  Ils sont largement exprimés dans les contes, légendes et religions, dans les structures de la langue, dans l’imagerie banale et les stéréotypes de la vie quotidienne, dans l’aménagement de l’espace public et privé, dans ce qui s’érige, circule, se love, dans l’échange symbolique, dans les cultures populaire et savante, dans les sciences,

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dans le positivisme, dans la logique. Partout. Les mythes ne sont pas pour autant explicités comme tels : ils nous déterminent à notre insu. Les mythes ont des transparences auxquelles nous sommes aveugles, même et surtout s’ils fonctionnent comme références explicatives : « par la vertu » des histoires que met en scène le savant ou le politique (quand bien même les histoires sont quantifiées ou systématisées). Car nous ne prêtons pas attention à leur mode de constitution et à leur contenu essentiel. Nous les prenons, quand ils sont étiquetés « mythes », pour des histoires d’enfants, des légendes naïves ou des fables. Dans l’immense majorité des cas, nous sommes inconscients de leur résonance, de leur présence actuelle, sous d’autres formes implicites de notre culture contemporaine, fût-elle rationaliste, positiviste ou cybernétique. Ce sont

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les métamorphoses cachées, camouflées de ces mythes, que la mythanalyse tente d’élucider, de mettre à nu, de révéler, d’expliquer, de comprendre, d’expliciter : autant de variations du vocabulaire courant, qui montrent aussitôt que la mythanalyse baigne elle-même dans le mythe, qu’elle ne saurait s’en extraire assez pour le distancer et nous émanciper : qu’elle ne pourra jamais montrer du doigt ses objets de connaissance : le doigt ne se montre pas lui-même.
- La mythanalyse ne peut que déstabiliser les clichés de la connaissance, délacer quelques masques, derrière lesquels ne se cache aucun visage nu.
- Je rêve d’écrire la critique de la raison mythique.
- Le mythe élémentaire
- Si la question est ambitieuse, la réponse, en revanche, sera très modeste. Le mythe se constitue par implication réelle de chaque individu, qui lors de sa « venue au monde » attribue au père et à la mère toutes les vertus explicatives et agissantes pour sa satisfaction ou sa douleur (son bien ou son mal, son plaisir ou sa frustration, pour le plein ou le vide, pour l’accomplissement de sa vie ou son manque, etc.). Telle est la situation concrète vécue par chacun de nous, avec son intensité extrême et sa force inéluctable de constitution de l’image du monde (de son origine, de son existence et de sa finalité), qui sera à jamais pour chacun de nous la référence « originelle » définitive. La conscience de son rapport au monde et aux forces positives, négatives ou conflictuelles, que se fabrique alors chaque « nouveau-né », est à la fois image originelle du monde, explication originelle du monde et structure originelle de son rapport au monde, au masculin, au féminin, à l’autre, au chaud, au froid, au dur, au mou, etc.
- C’est le mythe élémentaire (image, explication, structure), dont tous les autres mythes paraissent n’être que des effets secondaires. Mais quel mythe nous incite-t-il à insister sur l’élémentaire et à lui soumettre des effets seconds ? Quelle structure parentale induit-elle cette logique ?
- Ce mythe élémentaire est plus encore structure (orientée par le désir et le rejet) qu’image. Car il n’est pas vécu comme image à regarder « objectivement » ou extérieurement à soi, mais comme situation relationnelle au père, à la mère, à son propre corps, à l’étranger, à l’espace-temps, etc., avec des modes d’action de type magique, polythéiste, monothéiste, ou technico-rationnel selon les situations et les moments.
- Ce vécu n’est pas explicité avant que la société ne lui prête ses formulations langagières et culturelles, les histoires qui circulent partout.
- L’éducation sociale et familiale se chargera de donner aux

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souvenirs de ce vécu originel les formes dominantes de sa civilisation et de son idéologie.
-Tous nos mythes, toutes nos rationalisations, tous nos rapports au monde se sont constitués en référence originelle à ce moment exceptionnel de la « venue au monde » et des premiers temps de la vie, même si, bien évidemment, la suite de la biographie individuelle et des imprégnations culturelles viennent modifier, brouiller ou refouler cette « conscience originelle » dans le subconscient de l’adulte. Mémoire originelle qui remonte à la surface quand vient la vieillesse de l’adulte et que se relâchent les filtres de l’autocensure. Moment si exceptionnel que le souvenir en resurgit quand sur le tard l’adulte perd la mémoire !
- pour le nouveau-né, père, mère, tierce personne sont TOUT ce qui existe, tout ce qui crée, tout ce qui donne ou prend, tout ce qui aime ou rejette. Monothéisme ou polythéisme, par exemple, en découlent comme une conséquence de la structure familiale où apparaît le nouveau-né.
- Cette pseudo image/structure explicative de l’origine de tout connaîtra aussitôt des variations individuelles (génétiques ou culturelles). Mais elle constitue notre référence « absolue ». Chaque être humain l’a connue/vécue. Son interprétation culturelle explicite constituera une « formation mythique » ; mais son effet inconscient sur les individus et les groupes demeure le plus souvent implicite ou  cachée. Elle a une sorte d’universalité : celle de la venue au monde de chaque être humain, avec sa conscience (relativement) vierge – dans un rapport parental au monde (relativement) universel. (Cela étant admis, on pourra d’ailleurs apporter toutes les nuances relativistes souhaitables.)
- De façon générale, nous ferons remarquer que cette interprétation de la formation mythique originelle est modeste, psychogénétique, matérialiste et simple au point que les esprits sophistiqués pourront la compliquer à loisir pour tenir compte de tous les effets secondaires, perturbateurs, relativistes, et l’enrichir aussi pour mieux rendre compte de la diversité humaine et culturelle, sans que cela nuise – au contraire – à cette interprétation fondamentale. Toutes ces recherches complémentaires, c’est précisément ce qui pourra constituer le corps déchiffré et le regard perçant de la mythanalyse.

- L’Histoire et la répétition. La mort de Prométhée
- Qu’on en finisse donc avec la conscience historique, hégélienne ou prométhéenne. Prométhée est mort enfin. Revient le temps vertical de la répétition, toujours pareille et différente comme la vie. Qu’on en finisse avec l’aliénation de l’Histoire.

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L’Histoire sacrificielle. Pour retrouver la plénitude accomplie de l’instant, de l’homme contemporain à lui-même, centre de lui-même, centre du monde, doué de mémoire, dans un temps événementiel, un monde anecdotique, une structure répétitive. Discours de la méthode : il faut nier l’Histoire pour sauver l’Homme. Le concept d’Histoire est un concept d’État et de pouvoir manipulateur. La répétition est aussi pareille et changeante que la vie. Bien plus vivable que l’Histoire. L’Histoire n’a pas de mémoire, ni de dimension contemporaine : c’est son paradoxe, elle existe et s’écrit en fonction du seul futur. L’Histoire est la grande effaceuse, mangeuse d’être et de temps, obsédée de son propre avenir. L’Histoire est une chimère qui nous enchaîne et qu’il faut fusiller.
- Prométhée mort, enfin après un si long supplice, délivré des aigles qui lui dévoraient le foi, délivré de ses angoisses, délivré par un surhomme et demi-dieu. Il a pu jouir d’une longue retraite au vert, dans la paix de l’âme et du corps. Baroudeur d’occasion, toujours prêt sans doute à renaître…

- Les signes de l’échange symbolique
- Si les images liée du père et de la mère, de l’autre et du corps constituent donc la forme (structure et image) du mythe élémentaire, en tant que pseudo-explication de l’origine de la vie et du monde, ce n’est cependant pas à ce moment initial de la vie que nous pouvons le repérer, l’analyser, le rationaliser ou le démystifier. C’est ici et maintenant, dans la situation d’implication sociale et imaginaire, où parle l’adulte (mot bizarre, à questionner…).
- La plupart du temps la plupart des gens parlent naïvement ou inconsciemment le langage du mythe élémentaire (discours de la quotidienneté, discours politique ou scientifique, discours de l’affectivité).
- Le repérage interrogatif ou la mise à nu du mythe élémentaire et de ses variations et effets secondaires dans le discours social (individuel et collectif), relève d’une méthodologie d’observation et d’intervention (mise en place de dispositifs interrogatifs ou analyseurs institutionnels) sur le terrain social réel. Comme souvent, on trouve ce que l’on cherche ; la théorie du mythe élémentaire sert de référence à l’intervention pratique, dont l’analyse pourra éventuellement confirmer, infléchir ou réfuter l’hypothèse théorique. L’attention se porte sur le repérage des signes culturels évoquant la présence du mythe. Par exemple l’image paternelle d’un chef d’État, les mots-images du discours écologique, etc.
- Quelle que soit l’admiration qu’inspirent Mircea Eliade et Lévi-Strauss, et quelle que soit la difficulté de l’entreprise, nous éprouvons un besoin existentiel de travailler sur la

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société contemporaine où nous sommes impliqués, plutôt que dans l’exotisme historique ou ethnologique des religions et des mythes du passé ou d’ailleurs. Encore que l’artiste et le sociologue doivent aussi se faire une méthode du nomadisme, qui leur permet la distanciation, l’étonnement, et même au retour un regard plus aigu sur leur propre tribu, parisienne par exemple. Car le poisson doit sortir de l’aquarium pour voir son eau et sa vitre familières.
- L’accomplissement du « désir dans la valeur d’échange » selon l’analyse de Jean Baudrillard, renvoie à un système symbolique de signes étroitement codés dans le langage social. Tout parle ou bavarde, même quand on ne l’écoute pas. Tout émetteur de langage (conceptuel, visuel, affectif ou gestionnaire) sélectionne les signes de son discours et les charge d’intentions et de sens socialement codés, explicitement ou à son insu. Aucun objet ni personne ne bavarde pour ne rien dire, ni ne peut s’exprimer hors langage. Et il est clair que nous échangeons plus de signes symboliques que de valeurs d’usage. C’est donc dans « l’échange symbolique » que nous tenterons de repérer les structures et les signes reproducteurs des mythes.

- Mythanalyse et sociologie

La sociologie est une physique de la société. Depuis ses débuts, car elle est née dans le choc des armes et sous le signe du chemin de fer et de la thermodynamique. Avec un zeste de sciences naturelles. Elle rend compte de la mécanique sociale, idéologique et institutionnelle, de ses leviers et de ses forces. Quand elle a flirté avec la biologie et les analyses organicistes, elle n’a pourtant ni su ni voulu mettre en scène la vie, mais seulement des mécanismes corporels.
- Les analogies cybernétiques contemporaines, qui nous proposent l’image d’une société comme système traitant de l’information, ont épousé l’évolution de la physique elle-même des machines, sans mettre davantage le nez dans la fameuse « boîte noire ».
- Quand elle s’est mariée avec le structuralisme la sociologie a rencontré plus que jamais la mécanique arithmétique et bureaucratique qui domine notre société gestionnaire ; voire « des symboles d’allure logico-mathématique qu’on aurait tort de prendre trop au sérieux » (Lévi-Strauss). La gestion : fantasme exorbitant de notre société moderne !
- Faut-il donc croire que la vie sociale est comme la boule terrestre qu’Archimède proposait de soulever avec un point d’appui et un bras de levier ? Archimède : un fier-à-bras plus calculateur qu’Hercule et Superman. Ce mécanisme

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et ses mauvais génies Production et Quantité n’ont fait pourtant qu’empirer jusqu’à nos jours. Car la sociologie de Saint-Simon, d’Auguste Comte, de Fourier, de Marx, de Proudhon, de Bakounine s’animait de souffles révolutionnaires, utopistes et romantiques. Le positivisme lui-même était un élan prométhéen avant-gardisme comme un fantasme, que seule l’application besogneuse, consciencieuse, rationnelle et gestionnaire a transformé en plaie sociale. Évoluant au fil des logiques du capitalisme d’organisation, la sociologie s’est mécanisée, quantifiée pour mieux gérer à la demande les achats et les votes. Triste vie conjugale ! Il aura fallu une maîtresse un peu libidineuse pour lui rendre le goût de vivre : la psychanalyse avec laquelle la sociologie prend bouche parfois de 5 à 7. De ces nouveaux rapports encore si clandestins (l’université française n’a encore créé, si je puis dire, aucune chaire de psychanalyse… ) sont nés de beaux enfants naturels : sociologie institutionnelle, socio-analyse entre autres, qui ont du mal à se faire une petite place au soleil. Il est vrai aussi que la psychanalyse avait fait les premiers (faux) pas vers la sociologie, sous la pression du Professeur lui-même, analyste des tabous, des religions et des malaises de civilisation.
- Mais une redoutable difficulté hypothéquait constamment l’idylle naissante. Car la psychanalyse freudienne travaille des biographies individuelles, traumatismes de naissance et d’enfance, rapports à un père et une mère. La société quant à elle n’a pas de biographie, pas de naissance, quoiqu’en ait dit l’évolutionnisme du XIXe siècle : de père et de mère inconnus, et sans enfance. Les enfants ont un père et une mère. Leur biographie intéresse la psychanalyse, mais il ne naît pas de père ni de mère : la mythanalyse tente d’élucider les structures et les valeurs de la société. Cela résume la différence.
- Ce n’est pas la psychanalyse qui expliquera le passage du polythéisme au monothéisme, ni la force inconsciente de ces deux religions dans la société. Ni le fait que l’idéologie avant-gardiste ait été monothéiste. En revanche, la sociologie nous montre la coïncidence entre société indivise (où groupe et famille large sont indistincts) et polythéisme ; elle peut suivre l’évolution parallèle de la structure familiale et de la structure religieuse. Car la généralisation du monothéisme coïncide avec le développement de la famille conjugale (père, mère et enfants directs). Même le développement du culte de la Vierge coïncide avec l’émancipation féminine. La dimension sociologique ne peut procéder par simple induction généralisatrice à partir de la psychanalyse. Il faut considérer d’emblée la dimension collective du langage social où s’informe l’expérience individuelle de la naissance au monde ; donc les histoires qui circulent nous intéressent plus comme pseudo-explications

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mythiques et source de nos sentiments, que les biographies individuelles. De mon apprentissage sociologique, j’ai gardé l’habitude d’aller du général au particulier, comme le veut aussi la mythanalyse, et non pas de l’individu au collectif, comme le tentera toujours en vain la psychanalyse sociologisante.
- Ce n’est pas une question de méthode dans la collecte des signes, mais d’hypothèse théorique et de regard.
- Il me semble que si la mythanalyse quitte les bavardages de salon et travaille sur le terrain, celui de la société contemporaine au mythanalyste, elle a de grandes chances de nous permettre de dépasser les débats freudo-marxistes et de répondre à notre désir actuel d’émancipation. Encore faudra-t-il aussi qu’on dépasse cesse de la confondre avecle journalisme ou le moralisme sur « les grandes illusions de notre temps » du genre « le bronzage en 24 h. c’est un mythe ! »
- Si nous en venons maintenant à l’exemple de la société québécoise, telle qu’elle ressort de cette enquête, la mythanalyse nous invite à y considérer le thème de l’origine comme mythe central. Un mythe qui renvoie certes à une chronologie précise et fondatrice, mais qui détermine encore les comportements individuels et sociaux contemporains.
- Il est vrai que les sociétés du Nouveau Monde offrent des cas d’espèces particulièrement fascinants pour le mythanalyste. Car aussi bien il existe une origine historique de ces sociétés conquérantes, des premiers fondements et des drames qui résultèrent de la rencontre avec les populations indigènes. Naissances difficiles, armées et sanguinaires ou conciliatrices, qui ont laissé dans la mémoire collective les traces de traumatismes aigus. Naissances préparées par de longues traversées sur les flots de la mer et à travers des contrées inconnues et hostiles. L’accouchement manu militari des sociétés américaines et les luttes fraternelles ont marqué l’origine de leur vie. Ces sociétés ont une date de naissance et des pères (et une mère océanienne) statufiés sur les places publiques, dans les légendes et les chansons.
- On pourrait en déduire que la mythanalyse sera de ce fait facilitée. Voire,
- (Dans ce livre) nous avons évoqué les diverses variantes selon lesquelles semblent s’exprimer si fortement au Québec le mythe de l’origine, qui s’appelle en l’occurrence : mythe du Nouveau Monde. Nostalgie de l’époque des trappeurs, des pionniers, particulièrement forte chez les nouvelles générations, goût du voyage, des langues étrangères (au niveau de l’intention), référence à l’oiseau, à l’île à découvrir, au voyage sidéral vers de nouvelles planètes apparaissent fréquemment dans les réponses reçues. L’île, au milieu de la mère, comme un lieu protégé, isolé du monde extérieur évoque le sein maternel où l’on pourrait renouer avec le bonheur perdu. Le goût aussi du retour fusionnel à la nature, les signes d’eau et d’air peuvent signifier l’innocence retrouvée et la redécouverte d’une nécessité vitale et fondatrice. Mais le mythe du Nouveau Monde s’exprime encore pour les vacances dans la nostalgie contemporaine du paradis océanien, nature primitive et chaleureuse des tropiques où le soleil brille sur le bonheur originel.
            Le mythe du Nouveau Monde à conquérir et à créer, c’est de même la demande souvent mentionnée de fonder une nouvelle société, plus juste, plus altruiste, plus pacifique, harmonieuse, égalitaire. Il me semble que c’est encore dans ce même mythe que le féminisme québécois puise aujourd’hui son énergie réformatrice en vue d’une société où les femmes trouveraient une place plus équitable et harmonieuse dans le partage des pouvoirs avec les hommes : un deuxième mouvement d’espoir et de libération renouvelant l’élan qui avait conduit les pionniers quittant la vieille Europe à travers la mer vers le Québec.
- Naissance/libération : comment ce mouvement vital pourrait-il s’accommoder durablement de se soumettre aux descendants de la vieille Angleterre ? Comment pourrait-il se laisser durablement castrer ? Le mouvement indépendantiste québécois puise son énergie encore dans le mythe du Nouveau Monde. Les mythes ont la vie dure et celui-ci, au Québec, est en phase manifeste de réactivation.

- La mer. Comme je l’ai suggéré déjà, il me semble important que l’origine du Québec soit liée à un voyage sur la mer. La mer est originelle. Tout en sort, tout y retourne. C’est un lieu de naissance : l’esprit plane sur les eaux de la genèse. Eaux dangereuses, amorphes ou chaotiques, qui précèdent la création du cosmos. La traversée de la mer ressemble à un voyage initiatique : séparation, mort et renaissance. C’est aussi l’espace indéterminé, immense, annonciateur des étendues infinies du Nouveau Monde. Le signe d’eau, origine de la vie, est omniprésent dans l’existence et l’imaginaire québécois. Et la mer relie encore au souvenir de la mer patrie.

- L’oiseau. L’oiseau est signe d’air, signe d’esprit, de message, de voyage. L’oiseau québécois est souvent maritime. Les oiseaux annoncent la côte, évoquent la création, l’innocence du jardin paradisiaque. L’oiseau signifie l’âme et la religion, la nature primitive.

- Le chat. Du chat, on n’est jamais très sûr. C’est un animal ambivalent, libre ou casanier, bénéfique ou maléfique, un ami fidèle ou sournois. Un ami pour l’hiver.

- Le couple oiseau-chat. L’oiseau est libre. Il voyage vers de nouveaux espaces, tandis que le chat, animal domestiqué, ne s’écarte ni loin, ni longtemps du foyer. Le couple oiseau-chat marque cette ambivalence du désir conquérant et du désir nostalgique ou attaché. Il marque cette difficulté existentielle d’une attraction et d’un empêchement, du désir du chat auquel l’oiseau échappe sous peine de mort, de l’union impossible ou destructrice de deux faux amis, de deux ennemis qu’on associe volontiers, suivant le regard fasciné du chat vers l’oiseau dévorable. Le couple oiseau-chat signifie cette attirance dangereuse, ce désir irréalisable d’harmonie paradisiaque, cette séduction menaçante, cette identité conflictuelle québécoise et sa réconciliation impossible qui semblent caractériser les idéologies, les individus et les rôles, et que j’ai partagées et vécues aussi à mon corps défendant comme Européen au Québec.

Le chat a la queue en perchoir…
Il a la queue en point d’interrogation…

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