tout ce qui est réel est fabulatoire, tout ce qui est fabulatoire est réel, mais il faut savoir choisir ses fabulations et éviter les hallucinations.

samedi, juin 14, 2014

Mythanalyse du faux





Alors qu’au début de sa commercialisation, le plastique était réservé aux ustensiles ordinaires et bon marché, sceaux, cuvettes, balais, éponges synthétiques, et qu’on jugea nécessaire de lui donner des teintes vives pour séduire les consommateurs (et pour le bonheur des «marchands de couleur») car il était perçu comme une matière laide, pauvre, sans texture, sans «vie», il a depuis fait une belle carrière. Le nylon a galbé les jambes féminines en les colorant de reflets soyeux. Puis le plastique a été ennobli par de grands artistes comme César, Niki de Saint Phalle, Dubuffet, Duane Hanson, Claes Oldenburg, etc. Et le design l’a adopté dans la création de meubles de style haut de gamme.
Les fausses couleurs d’aujourd’hui sont comme celles des masques indigènes de jadis  ou des peintures romanes : vives et codées pour évoquer les esprits ou les attributs de Dieu. La lumière électronique nous ouvre la voie vers le cybermonde, comme autrefois la lumière des vitraux nous appelait vers le monde religieux. Mais la symbolique a bien changé. La couleur est devenue laïque, certes, mais il ne faudrait pas en sous-estimer la dynamique énergétique, voire l’émotion, qui correspondent à ce nouvel ailleurs : le virtuel de nos écrans. Car à l’opposé du réalisme inventé par la Renaissance italienne, le monde numérique selon lequel nous interprétons, remodelons et transformons aujourd’hui le réel, relève d’une vision prométhéenne. Nos couleurs n’évoquent plus le mystère des esprits ou des dieux. Ce ne sont plus, non plus, les couleurs de la nature classique. Ce sont les couleurs des hommes qui croient désormais en leur pouvoir créateur et recolorent l’univers à leur goût, comme ils ont coloré le plastique. L’homme a pris en charge l’artifice de son environnement et de ses objets. Et il colore de couleurs flashantes ses vêtements, ses chaussures, voire sa chevelure ou ses ongles comme des desserts et des crèmes glacées. Toute une industrie des colorants omniprésents nous entraîne dans un « paradis artificiel » de couleurs acidulées, désormais plus attirant que le vieux réel du réalisme. Nous aimons cette bigarrure euphorisante.
Nous renouons avec la tradition  idéaliste et religieuse qui opposait le monde d’ici-bas, vallée de misères, de souffrance, d’erreurs et de frustrations à un monde supérieur, jadis divin, vrai, aujourd’hui artificiel, couleur bonbons, le monde numérique que nous programmons, où nous nous créons des milliers d’amis, où les ombres, la douleur et l’effort n’existent plus, où nous pouvons réaliser nos désirs de pouvoir, de statut social, satisfaire nos petits bonheurs et rencontrer l’amour. Un monde dont même la magie la plus puissante et la plus sophistiquée n’aurait pas osé rêver autrefois. Un monde intelligent, comme la lumière de Platon. Mais nous ne lui tournons plus le dos, enchaînés au fond de la caverne, car ce monde est là, dans la lumière de nos écrans, devant nos yeux, beaucoup plus riche en informations que le monde réel, beaucoup plus vrai et instrumental. C’est ici-bas désormais que se situent les erreurs de nos sens, les ombres et les illusions de nos perceptions. C’est dans le monde de la technoscience, que nous développons notre utopie actuelle de bonheur et d’aboutissement de notre aventure humaine. Les écrans cathodiques de tous nos instruments numériques sont les nouveaux vitraux de nos croyances et de nos espoirs.
Le mythe biblique nous dit que Dieu créa l’homme à son image. Mais c’est le mythe grec prométhéen qui l’emporte aujourd’hui sur le mythe biblique. Nous sommes les fils de Prométhée et nous créons un nouveau monde à notre image. Comme des dieux, nous assumons désormais notre pouvoir de création d’un monde humain à la mesure de notre intelligence artificielle. Nous en célébrons les artéfacts, les colorisations dynamiques, et nous l’appelons notre «nouvelle nature».

La mythanalyse de l’artifice dévoile un homme qui ne croit plus à la création de dieux, mais à celle de notre intelligence artificielle. C’est l’artifice qui devient réel, le faux qui devient vrai. Et pour faire bonne mesure, souvent nous en rajoutons, pour consolider notre nouvelle foi dans les simulacres, tant le vieux monde réel nous colle encore à la peau et à l’esprit. Il est souvent aussi difficile de croire dans nos illusions humaines créatrices du futur qu’en un dieu créateur des origines.