tout ce qui est réel est fabulatoire, tout ce qui est fabulatoire est réel, mais il faut savoir choisir ses fabulations et éviter les hallucinations.

jeudi, novembre 06, 2014

Luc Dellisse : entretien virtuel avec le pêcheur de mythes*

Luc Dellisse



Entretien Hervé Fischer- Luc Dellisse

(6 novembre 2014)

HF : Je vous lancerai sans détour ce mot : l’absolu. Il me semble que vous y aspirez, existentiellement, textuellement, dans votre poésie, dans votre vie.

LD : J’ai un peu peur, quand il s’agit d’un tel mot, dont le sens n’est pas garanti par l’expérience, de dire des choses disproportionnées. On va donc y aller sur la pointe des pieds.

Il y a deux formes d’absolu auxquelles j’ai affaire consciemment, et auxquelles je ramène tous les autres actes de ma vie : la poésie et le temps.

En réalité, ces deux éléments, l’un littéraire, l’autre épistémologique, se recoupent entièrement.

La poésie est directement connectée sur le  temps. Son affaire, c’est le temps. Elle travaille sur les étagements du souvenir, le feuilletage des impressions sensibles, la présence de différents moments du passé dans le présent. Le temps est au cœur de toute aventure littéraire, et c’est lui, justement, qui donne à la littérature cette perspective d’absolu.

J’appelle temps, non pas la perception qu’on peut avoir de l’avancée biologique de notre existence vers son point de fléchissement, puis son arrêt brutal. Le temps que j’évoque ici m’apparaît comme le domaine souverain de la mémoire, enchaînement d’impressions successives, contradictoires, éprouvées à divers moments de notre vie, certaines enfouies, mais la plupart conscientes et terriblement aiguës. Le temps peut émousser nos émotions (par exemple le souvenir d’un amour perdu, d’un être aimé et absent) mais il n’ôte rien à la vision des moments écoulés. Non seulement il ne leur ôte rien, mais il leur ajoute, au contraire. Le temps met tout ce qu’on capte en perspective avec la durée du monde, et lui donne sa quatrième dimension.

J’ai le sentiment aigu que la mémoire est un instrument, non pas de reconnaissance, mais de création du présent : par le biais d’expérience nouvelles, nourries par le courant souterrains des souvenirs, j’accède à la vraie mesure de la vie, à son absolu relatif, qui est la poésie.

Le temps n’a jamais été pour moi une souffrance, mais une promesse, une perspective. La mémoire n’est pas source de regret, mais de recommencement.

Je circule ainsi dans ma mémoire comme dans un roman que j’écrirais au fur et à mesure que la réalité vécue défile, avec un léger décalage. De ce décalage je tire tout mon plaisir, toutes mes raisons d’espérer.

Bien entendu, quand on pense à l’horreur du monde, dont l’ombre portée est à tout moment dans notre vie, l’absolu n’apparaît pas comme une transcendance : tout au plus comme un vertige. Le terme d’absolu que nous employons est donc un peu décalé – et terrifiant.

HF : J’admets que la question était radicale et la réponse impossible. Avec vous, cela aurait pu être ma seule question. Mais je vais récidiver. Vous avez décidé de jouer votre vie dans l’écriture. Est-ce possible?

LD : Je suppose que c’est impossible; mais je ne m’en suis pas rendu compte en m’engageant dans cette aventure aux dimensions d’une vie; j’ai cru que c’était possible et quand je me suis rendu compte que c’était impossible, c’était devenu ma façon d’exister, d’avancer, de durer et j’ai donc pris le parti de ne pas tirer de conséquence pratique de l’impossibilité dans laquelle je m’étais engagé. Et puisque cela continuait malgré l’impossibilité, il fallait croire que l’impossible était possible quelque part. La difficulté, c’est de savoir « où ».

Au vrai,  je ne dirai pas que j’ai tout misé sur l’écriture, mais plutôt que j’ai tout misé sur la littérature.  Il y a une dimension spirituelle dans la littérature, dans la poésie, qui est une tentative d’approche transcendante des réalités de l’existence. Cela ne se résume pas à lire et à écrire. Cela passe par le corps, par le regard, par la respiration. C’est un rapport au monde, un point de vue global.

Écrire sa vie en la vivant, et faire des livres en redistribuant des événements de son vécu selon une trame nouvelle et resserrée, sont les deux pôles de la même expérience littéraire.

HF : Je partage votre jugement radical sur André Gide (dans Le Tombeau d’une amitié) dont la platitude m’a toujours ennuyé, comme vous. Cela m’encourage à vous soumettre cette troisième question : jusqu’à quel point diriez-vous que la vie est imaginaire ? D’essence romanesque ?

LD : J’adopte le terme de platitude, qui est très juste, s’agissant de Gide, en ajoutant que c’est une platitude ornée, enjolivée d’une manière « artiste », visant à la subtilité et à la joliesse, dénuée de nécessité, de vérité, de vitesse et d’épaisseur.

Mais inutile de tirer sur André Gide, il s’en est chargé lui-même : son œuvre est sa  propre balle dans le pied.

Pour la question centrale, plus importante,  il me semble qu’il faut distinguer entre  « vie imaginaire » et « vie d’essence romanesque. »

La notion de vie romanesque ne pose pas de vraie difficulté d’interprétation, c’est une question d’état d’esprit. La suite de romans que j’ai commencé à publier depuis 2004 appartiennent ainsi à ce que j’appelle une autobiographie imaginaire : à partir de situations souvent issues de la réalité et de l’expérience (les aventures de la vie!), je tire les fils un par un, le plus loin possible, je leur invente un avenir virtuel, et je les connecte entre eux.

La vie imaginaire est plus profondément inscrite dans mon parcours, elle est une façon d’être, une certaine manière de m’adapter au monde, tout en remplaçant en douceur un certain nombre de paramètres quotidiens par des solutions fictives, des mondes rêvés.

Tout cela remonte à mes dix-sept ans. C’est à ce moment là que j’ai fait le choix de ma vie – l’âge habituel, je suppose. C’était quelques années après mai 68, Woodstock, le retour à la nature. On avait l’impression de se retrouver dans un camp de vacances à vie, les adultes avaient une tête de  gentils organisateurs, le ravissement était la loi. Vous avez connu les années 70, vous savez sous le nom de liberté, c’étaient des années de chaîne. Je ne m’en souviens pas comme d’un terreau favorable pour grandir, mais comme d’une époque intermédiaire, assez creuse, un simple trottoir roulant entre deux époques, entre la fin de l’âge classique et l’âge nouveau qui s’annonçait, qui n’avait pas encore de visage, mais que le ravissement préparait : la transformation des relations psychologiques entre les gens en relations commerciales. En voyant s’agiter chacun avec une certaine frénésie, notamment sexuelle, on avait l’impression qu’ils savaient tous ce qui les attendait, qu’ils étaient libres pour la dernière fois.

J’ai alors eu l’idée, ou l’envie, de ne pas rester coincé uniquement dans mon époque, de vivre en même temps dans d’autres temporalités, d’autres réalités, contigües à celle que où je me trouvais et qui ne me tentait pas. L’Antiquité romaine, le siècle de Louis XVI, la fin de la Belle-Époque, ainsi que des utopies plus marquées encore et relevant de la science-fiction, sont devenus mes royaumes parallèles; je passais de l’un à l’autre, selon l’humeur, et à l’insu de tous. Mon temps imaginaire était très compartimenté.

Quand je faisais l’amour, c’état avec un esclave grecque, une fille de poète symboliste, une aventurière nubienne, une courtisane d’Alpha du Centaure, qui venaient prendre la place de la petite complice néo-beatnik du moment, avec ses beaux yeux fatigués et sa douceur sans espoir. J’ai aimé d’un amour joyeux et violent les femmes de Fragonard et les femmes de Renoir, les étrangères et les voyageuses, Geneviève Mallarmé et Marie de Heredia, tout en passant auprès de mes proches pour quelqu’un d’assez vague et d’assez froid : évidemment, j’étais ailleurs.

Tout cela a duré longtemps, très longtemps, de 17 à 30 ans environ. Ce n’est qu’à trente ans, quand est vraiment venu l’écriture, c’est à dire l’encre mêlée avec le sang, que j’ai cessé de nourrir des mondes fictifs où habiter, et que j’ai repris pied, tant bien que mal, dans mon époque d’origine. Alors, l’élaboration d’objets poétiques et romanesques a pris la relève de mes fantasmagories.

Voici ma quatrième question : qu’entendez-vous lorsque le poète que vous êtes affirme que «le monde visible est l’antidote du monde réel» ?

J’ai tendance à croire que l’objet de la poésie est le monde tel qu’il se donne à nous quand nous le regardons du point de vue du bonheur.

« A mes yeux », la poésie réside dans la netteté de l’image et non dans son flou; dans le visible plutôt que dans l’invisible. Les choses cachées sont cachées par notre regard et non par leur apparence. L’opération poétique dans laquelle je me suis engagé est semblable à un immense réglage rétinien qui accommode le monde visible à ce double rêvé (héraldique dirait Lawrence Durrel)

C’est dans la représentation physique imaginaire de l’acte de voir, que se joue le passage de la vue à la vision.

Puis-je vous demander pour terminer (provisoirement) si vous êtes d’accord avec moi, lorsque je dis que le monde est mythique? Que même la raison est fabulatoire?

Il me semble qu’on peut distinguer fabulation et affabulation, la première qualifiant l’élaboration d’une fable présentée comme réelle, mais dont la signification tient à la cohérence de ses parties entre elles et au décalque de la vie; la seconde étant l’habitude ou la manie d’inventer des faits et constituant une sorte de mythomanie active.

Cette distinction faite, je vous donne raison : sans doute, la vie est fabulatoire, puisque le prisme par lequel elle passe est un système subjectif de captation, de représentation et d’informations que rien ne pourrait rendre assez factuel, constant et convivial pour le distinguer d’une illusion suivie.

La question de savoir si le monde est mythique en soi, ou si le reconnaître pour tel est une hypothèse de travail féconde et un projet de vie qui coïncide avec la « réalité effective du réel », ne me paraît pas d’ordre antinomique. C’est au contraire cette coexistence du virtuel et du réel qui donne sa vérité et sa beauté à notre exploration du mythe.

Je rêve ainsi d’une mythologie moderne dont le moteur ne serait pas le symbole mais la réalité renversée…

* Le titre ironico-affectueux de cet entretien a été donné par Luc lui-même.