tout ce qui est réel est fabulatoire, tout ce qui est fabulatoire est réel, mais il faut savoir choisir ses fabulations et éviter les hallucinations.

mercredi, décembre 19, 2018

Le bestiaire de la mythanalyse

BESTIAIRE DE LA MYTHANALYSE


Après le stade fœtal, dès lorsqu’il est accouché et que le monde naît à lui, l’enfant doit affronter le stade du chaos. Pris dans l’entrelacs et la dynamique du carré parental, c’est imaginairement que l’in-fans (celui qui ne parle pas) découvre le monde, le père, cet inconnu, et l’autre (la société et ses rituels). Il ressent d’abord son impuissance et sa soumission qu’il n’oubliera jamais (le stade de la tortue sur le dos). Puis il apprend à distinguer son corps de son univers proche : le stade de l’ourson. Au bout d’un an, il l’explore et apprend à l’objectiver avec des mots : le stade du pingouin, avant de déclarer lors de sa puberté sa singularité en s’opposant au monde : le stade du homard. Au stade du papillon, il fait sa mue  et butine jusqu’à rejoindre l’essaim social du stade adulte. Avec la maturité, dans notre société contemporaine grâce à la multiplication des hyperliens numériques, vient le stade de la conscience augmentée. Ces stades successifs s’inscrivent comme des matrices  fabulatoires dans notre mémoire inconsciente qui changent dramatiquement notre négociation avec le monde au fil des temps de la vie.

BESTIARY OF MYTHANALYSIS

After the foetal stage, as soon he gets born and feels the world appear to him, the child faces the stage of chaos. Twisted in the dynamic of the stage of the parental square, the in-fans (who does not speak) discovers the world solely by imagination, including a new actor, the father, and the other (society and its rituals). His feelings are mainly powerlessness and dependency, which he will never forget (the stage of the turtle on its back). He will later learn to distinguish his body from its close universe: the stage of the teddy bear. After one year, he starts exploring and naming it as objects with words: the stage of the penguin. Puberty calls him to declare his singularity by opposing the world: the stage of the lobster. Then, at the stage of the butterfly, he metamorphoses, flies gathering experiences and joins the swarm of the adult stage. Later, thanks to maturity and in today’s society to the multiplication of digital hyperlinks, emerge the stage of the augmented consciousness. These successive stages of development of our fabulatory faculties settle in matrix layers in our unconscious memory and change dramatically our negotiation with the world along the timeline of our life. 

Un album de dix sérigraphies numérotées à 60 exemplaires, réalisées en 2018 à partir des dix peintures originales (acrylique sur toile). Format 13'x18'. (photos Laurence Honorat)


Le stade foetal

Le stade du chaos
Le stade du carréparental


Le stade de la tortue sur le dos

Le stade de l'ourson

Le stade du pingouin

Le stade du homard

Le stade du papillon

Le stade adulte



Le stade de la conscience augmentée





Autoanalyse mythanalytique



Toute ma vie j'ai cauchemardé, au point de redouter de m'endormir le soir. Je ne me fais aucune illusion: je cauchemarderai jusqu'à ma mort. Et au-delà de ma mort, je cauchemarderai que je suis vivant. Pourquoi?
Il est difficile de suivre Freud dans son vocabulaire de déchiffrage des rêves comme s'il s'agissait de rébus, tout étant selon lui sexuel. Et il y tenait mordicus. Mais ces séquences hétéroclites et brisées, que rêves et cauchemars enchaînent, nous viennent nécessairement de notre mémoire inconsciente, éventuellement réinterprétées, mais souvent aussi assez factuelles pour nous paraître réelles dans notre sommeil. Elles s'enchaîneraient par associations d'idées entre elles et avec des faits de la vie réelle récente ou ancienne.
Freud pensait avoir observé en écoutant ses patients lui raconter leurs rêves, que les effets se présentaient toujours avant leurs apparentes causes dans le déroulement de nos rêves. Il est permis d'en douter, mais la question de la syntaxe qui commande ces suites de séquences demeure incontournable. Et personne ne sait répondre à cette question. Certes, on préfère considérer avec Freud et Lacan une logique qu'une chronologie de l'inconscient: "La valeur de l'inconscient se révèle dès lors avant tout logique." Mais Michel Neyraut souligne plutôt qu'il faut "étendre le champ de l'incertitude" tant ces logiques peuvent varier.* 
Il paraît qu'on fait tantôt des rêves agréables, par exemple érotiques, tantôt des rêves désagréables. Cela tient-il à une mémoire inconsciente plus ou moins heureuse? Dans ce cas, la mienne serait d'un genre épouvantable. Et il est vrai que ma recherche mythanalytique m'est venue de la peur de l'imaginaire, du noir, des voleurs, des frayeurs qui ont marqué mon enfance et dont je cherchais à me libérer. J'ai voulu en percer les ténèbres pour m'en affranchir. J'y suis parvenu pour le jour, mais demeurent les cauchemars qui hantent mes nuits. J'ai observé que je me perds souvent dans des villes que je crois connaître, incapable de retrouver mon chemin, me heurtant sans cesse à toutes sortes d'obstacles improbables, ce qui me semble relever d'une insécurité persistante. Comment en venir à bout aujourd'hui, à 77 ans? Je ne sais. Demeure cet échec. Il met sans doute en jeu une insécurité affective d'enfance, qui a été en effet très intense, profonde parfois comme un abîme. De cela je me souviens encore très bien et très douloureusement. Tant par rapport à ma mère qu'à mon père et surtout par rapport à la nuit. Mais cette insécurité n'était-elle pas ordinaire à cette époque, où les relations intergénérationnelles demeuraient distantes? Pourquoi cela est-il devenu si dramatique pour moi? Pourquoi dois-je sans cesse encore lutter contre d'incessantes angoisses? Est-ce un héritage génétique des mes deux parents qui avaient connu de grands malheurs et qui étaient, comme je le demeure, maladivement angoissés?
Toute auto-analyse est difficile. Mais il est probable que ce que je n'ai jamais surmonté ce que j'appelle le stade du chaos. Peut-être parce que nous étions à Paris en 1941, en pleine guerre, et à cause des drames familiaux qui avaient précédé ma naissance et créé tant de morbidité autour de moi ? Tous mes souvenirs me disent que je me suis toujours senti seul, abandonné à moi-même, dans un environnement chaotique, jusqu'au delà de la puberté, jusqu'au moment de mon premier amour. Donc terriblement longtemps. Mais je croyais cette situation normale, quasi banale et il n'y avait là, de fait, rien de si exceptionnel qui puisse expliquer que je passe encore mes nuits à cauchemarder dans la vieillesse. 
Le développement des stades successifs d'émergence et de transformation de nos facultés fabulatoires évoque un parcours du combattant. Mais il semble que chaque nouveau stade ne contribue pas à surmonter le ou les stades précédents. Il y aurait plutôt dans notre mémoire inconsciente une accumulation des ces modes fabulatoires, comme des couches sédimentaires qui s'ajoutent, de sorte que la nostalgie du stade fœtal demeurerait active à l'âge adulte tout autant que les angoisses du stade du chaos, que les frustrations d'impuissance du stade de la tortue, que la curiosité constructive des stades de l'ourson et du pingouin, que la rébellion du stade du homard, que le travail d'intégration sociale du stade adulte, même et jusqu'au stade de la conscience augmentée qui demeure sourdement travaillé par tous les éléments psychiques des stades accomplis, tout en accédant à plus de recul et de possible sérénité, alors même que le regard enraciné dans la vie se tourne plus paisiblement vers la mort, sans surmonter nécessairement l'anxiété qu'inspire ce compte à rebours  de la vie.
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*Michel Neyraut, Les logiques de l'inconscient, Hachette Littérature, Paris, 1978.