tout ce qui est réel est fabulatoire, tout ce qui est fabulatoire est réel, mais il faut savoir choisir ses fabulations et éviter les hallucinations.

jeudi, décembre 13, 2018








« En quête de mythanalyse », colloque international d'étude autour de la théorie mythanalytique qui a eu lieu le 23 octobre 2017 à l'Université Paris Descartes, c'est aussi le titre d'un numéro électronique et d'un volume de la collection des cahiers de la revue M@GM@, publiés sous la direction d'Hervé Fischer[1]. Dans le cadre de l'anniversaire des 15 ans de M@GM@ nous avons programmé une série de colloques et séminaires[2], dont les actes publiés dans ce numéro de la revue, et dans les numéros à venir, sont une manière de célébrer cet anniversaire reliant tous ces événements, les associés et les collaborateurs de la revue, les chercheurs universitaires et indépendants de différents pays et disciplines, autour d'un champ d'étude commun.

Le titre que nous avons adopté pour ce numéro de la revue M@GM@ publiant les actes du colloque international de Paris, « L'exigence d'actualité de la mythanalyse », est celui de l'article d'ouverture d'Hervé Fischer. Nous retrouvons dans cet article les motivations de fond qui ont présidé aux choix du thème du colloque, réfléchir sur l'exigence sociologique d'un engagement envers les valeurs humains et ses défis au sein de la société. J'ai une profonde estime pour Hervé Fischer, ayant intégré dans sa pensée et dans sa pratique une conception de la mythanalyse allant à l'encontre de cette exigence d'engagement. Et j'ai le sentiment que nous partageons tous, depuis cette rencontre générative d'échanges d'énergies créatives, à différents niveaux, la responsabilité de ne pas voir ou montrer la société telle qu'elle est, mais de s'engager à examiner l'actualité des valeurs favorables ou nuisibles à la vie et à l'existence humaine, pour concevoir la société telle que pourrait être.

Dans mon article je m'interroge sur l'exigence d'actualité de la mythanalyse à partir de mes activités de chercheur indépendant, formateur et consultant autobiographique[3], apportant un regard adogmatique sur la pratique contemporaine de l'écriture autobiographique, sur l'imaginaire dans l'écriture de soi, l'imaginaire de la mémoire collective et du patrimoine culturel immatériel, étudiés et pratiqués comme expression privilégiées pour comprendre les relations humaines et la société. L'art en train de se faire, l'art scripturaire en tant qu'écriture autobiographique contemporaine, c'est après tout la possibilité de pratiquer l'art d'aimer la vie, sollicités par l'exigence de se mettre en quête de soi et de sens, par le désir de fabuler notre présence et raconter le monde qui nous entoure.

L'écriture autobiographique au fil du temps et de l'espace
Ô douleur ! ô douleur ! Le Temps mange la vie,
Et l'obscur Ennemi qui nous ronge le cœur
Du sang que nous perdons croît et se fortifie !
(Charles Baudelaire, L'ennemi, Les Fleurs du mal)

Et les sirènes racontent... la traversée des mers et des océans

Écrire son autobiographie c'est s'enfanter soi-même. L'écriture est une mère bienveillante, de par sa fonction générative : en sortant de son ventre elle nous met au monde, et par le biais de son nouveau regard sur nous-mêmes, nous nous reconnaissons comme des êtres accouchés une deuxième fois dans le monde. Une nouvelle naissance sous le signe d'une métanoïa ponctuée par la recherche d'un temps subjectif, résistant au temps horizontal et objectif des événements de notre histoire de vie, et d'un temps impersonnel, une perte de soi moyennant un dépassement d’état d’esprit.

Renaître à soi et au monde par l'écriture en tant que corps autobiographique, sollicite une herméneutique du monde qui vient à nous, qu'il se donne à nous et il nous est donné. Le mystère de la naissance regagne soudain le temps que nous avons vécu et le temps que nous avons à vivre, étayant une mélancolie source de l’écriture par le sentiment d’incomplétude de soi et le désir de s'épanouir dans une nouvelle présence poétique avec soi-même, les autres et le monde.

L'imagination fabulatrice activée par le mystère du naître pour mourir, le temps dévore la vie comme le dieu Saturne dévore ses enfants venus au monde, et le désir de comprendre le monde tout en récréant son étrangeté, foisonne une multiplicité de télémachies contemporaines, des récits de soi en quête de narrations pour raconter le monde qui nous invitent à vivre. Les narrations mythiques ne sont plus focalisées sur un temps des origines, dans l'espace de l'écriture autobiographique engagent un temps du destin collectif, du devenir commun.

Nous n'assistons pas à l'engloutissement de la faculté de fabuler des femmes et des hommes, dans la prolifération de l'écriture des histoires de vie s'accomplit une pensée sensible, inoculant sensibilité à la pensée et sens au sensible, pour raconter l'expérience humaine quotidienne et le monde qui l'entoure. L'écriture autobiographique organise la mise en récit d'un temps personnel et un temps impersonnel, par rapport à un espace intérieur et un espace cosmique. L'élan à retrouver soi-même et le sens de la relation avec nous-mêmes, les autres et le monde, et la vocation de la fonction de l'imaginaire de relier les êtres et les mondes, anime une nouvelle sacralité du temps et de l'espace humain.

Ces fabulations humaines ne sont pas simplement, en dernier ressort, des représentation dressée contre le temps, et dans l’insubordination aux souffrances humaines nous pouvons y déceler une dissidence poétique sacrée, incontestablement contradictoire et inéluctablement désavouée, néanmoins porteuse d'espérances dans la narration d'un monde reliant les uns et les autres au sens d'un devenir enfanté par une infidélité nécessaire au vécu, dans l'espoir de raconter une  nouvelle présence de soi dans le monde.

Nous sommes de nombreuses petites îles capables de construire des ponts, de traverser les mers et les océans qui nous séparent, parfois on réussit à regarder avec les yeux d'une sirène au delà de nous-mêmes, et raconter avec ses mots un monde indépendant de valeurs nocives à notre devenir, héraut de valeurs bénéfiques à notre humanité.

Du floutage de la finitude du temps... au sein des espaces enveloppes

C'est quand le sens d'une vie, le sens du tout et de la vie, devient l'objet de notre pensée, que nous sommes placés dans une sorte de distanciation, condition indispensable pour soutenir un processus de compréhension en tant que séparation temporelle entre les processus mentaux et leur reconnaissance, entre la genèse de la pensée et le travail réflexif de l'esprit. À partir de la reconnaissance de cette distanciation nous pouvons voyager en dehors du flux de l'existence, et choisir de nous plonger dans un temps et un espace données ou radicalement nouveaux de notre histoire de vie.

La narration de soi n'est pas inéluctable soumise aux nécessités causales du temps, à sa finitude étayant l'incomplétude de la condition humaine, et c'est dans la spatialisation du temps qu'elle découvre la forme à priori de la créativité de l'esprit et de la connaissance du monde. L'expérience de l'espace est ainsi vécue comme une sorte d'enveloppe qui nous entoure, et nous accorde une conscience profonde de la discontinuité et du changement que nous éprouvons au fil du temps. Ces enveloppes ce sont ceux dans lesquels l'expérience de la vie a été faite à des moments différents.

Ce que la narration de soi raconte et représente, ce sont ainsi des morceaux épars de soi et des autres, des agissements différents réalisés dans des espaces différents, exhortant à générer un changement de conscience soutenu par le désir de se réunifier. Ce sentiment est soutenu par la création dans l'écriture de soi, fonction unificatrice de ces états de l'âme dont nous faisons l'expérience et qui nous caractérisent comme étant des êtres relationnels, en relation avec les autres et les choses du monde. Nous sommes des femmes et des hommes en relation avec tout ce qu'entourent nos enveloppes au sein desquels nous aimerions être atteints.

Le temps qui passe génère de l'oubli et la mémoire est sollicitée par cette présence à l'écart de notre conscience, sauvegardée dans des méandres dérobés, s'essayant à l'évoquer par la pensée sous forme d'images. Au fil du temps les enveloppes dans lesquelles s'inscrit notre parcours biographique vont produire aussi de l'engorgement dans la mémoire, évoqué par le contraste avec lequel notre vécu expérientiel prend forme, par ce que nous avons déjà vu, fait et souffert, et ce que nous n'avons pas encore vu, fait et souffert. Cette dynamique entre l'ici et ce qui n'est pas encore, entre ce que nous avons souffert et nous devons encore éprouver, entre un ici et un ailleurs, sape le flux chronologique de temps.

Des multiples temporalités en jeu... plonger dans un magma poétique

L'expérience de l'écriture autobiographique nous révèle des moments d'épiphanie façonnant un espace herméneutique, esquissant un parcours d'interprétation du sens pas encore exploré de notre histoire de vie. Chaque plongée dans une partie de notre histoire biographique nous permet de vivre l'expérience du temps d'une manière différente, d'accéder au bon moment avec le dieu Kaïros, cet espace propice qui permet à quelque chose de spécial de se produire.

Conciliant l'opposition entre un temps linéaire et irréversible, celui du dieu Chronos, et un temps éternel et cosmique, celui du dieu Aïon, nous allons découvrir une nouvelle dimension spatio-temporelle dans laquelle se produit un événement extraordinaire. Dans cette suspension intentionnelle de la conscience, quittant la conscience ordinaire de l'existence, s'étaye une possibilité créatrice et l’origine d’une intuition sans précédent, l’origine et le début d’un processus de réflexion sur soi de l’être humain.

Par ce tissage depuis l'extérieur du flux de la vie, de l'histoire d'une vie pénétrée par les autres et le monde, nous fabulons la co-émergence de soi et du monde dans l'intuition et la compréhension d'un chemin de vie, dans une nouvelle présence de soi à soi-même, aux autres et aux choses du monde.

Temporalités de la mémoire collective... un processus cyclique existentiel

Nous pouvons repenser et élaborer de manière critique l'expérience contemporaine de l'écriture autobiographique, sectionner ces mémoires collectives en successions temporelles et de sens, les structurer et classifier, mais l'expérience vive n'est pas rationnellement et scientifiquement régie par le principe de la continuité historique. Continuité historique et existentielle ne sont pas équivalentes. D'autre part, les souvenirs apportent avec eux la mémoire et l'oubli, la reconnaissance et la négation, et sont socialement reconstruit et recomposés de manière consciente, en les reliant aux besoins du présent pour garantir l’harmonie et l’identité existentielle.

Notre mémoire collective elle n'est pas, à la lumière de tout cela, le produit d'un processus cumulatif mais plutôt le produit d'un processus cyclique, en mutation permanente et constante, qui se déroule dans l'interaction entre les individus et la collectivité. Les sociétés occidentales étant engagées dans un processus dynamique d’élaboration de la richesse immatérielle et fragile du patrimoine culturel, reliant nécessairement les générations passées, présentes et futures, et il faut de ce fait repenser la valeur des écritures autobiographique contemporaines en tant que mémoire collective.

Tout en reconnaissant la valeur des vies et de l'humanité qu'elles représentent, ces mémoires collectives sont une hérédité significative, actuelle et vivante, nous racontant le monde qui nous entoure. Il est certain aussi que la séduction de l'autre comme forme de plaisir et la nécessité de bâtir une image personnelle attractive, nous surplombent et nous éloignent de l'opportunité de faire l'expérience d'une écoute sensible de soi et de l'autre par l'écriture autobiographique. La multiplicité d'écritures témoignent, toutefois, d'un travail de nature esthétique et éthique, balisant des dimensions hétérogènes, sociales et culturelles, interpersonnelles et intrapsychiques, et d'un effort considérable de raconter le monde et la vie par une nouvelle présence poétique souffrante de l'impermanence de l'existence se transformant sans cesse en joie de vivre.

Comment allons-nous raconter le monde aux générations futures? Ces mémoires collectives sont notre patrimoine culturel immatériel, un héritage mémoriel et symbolique que nous allons sauvegarder étayant un imaginaire soumis ou émancipé aux mythes, aux représentations et valeurs néfastes ou bienfaisant, sombres ou plein d'espoir pour les relations humaines. Nous sommes ainsi des sentinelles mythanalytiques, guettant un patrimoine culturel vital se constituant en tant que mémoire de toute une société, dépositaire de ses valeurs culturelles, pouvant enrayer les cauchemars de notre histoire.





[1] « En quête de mythanalyse » a été publié sous la direction d'Hervé Fischer en version électronique à accès libre (M@GM@ Revue Internationale en Sciences Humaines et Sociales, vol.12, n.3, septembre-décembre 2014, Lien Internet) et dans la collection Les Cahiers de M@GM@ (vol.8, Rome, Aracne Editrice, 2017, Lien Internet).
C'est le 23 octobre 2017 qui a eu lieu à Paris, à l'Université Paris Descartes, « En quête de mythanalyse », le Colloque international d'étude autour de la théorie mythanalytique, sous la direction d'Hervé Fischer et Orazio Maria Valastro, organisé par le Séminaire Franco Brésilien - Laboratoire d'éthique Médicale et Médecine Légale - Université Paris Descartes, M@GM@ Revue Internationale en Sciences Humaines et Sociales, et la Société Internationale de Mythanalyse - Montréal (Québec), en collaboration avec l'Institut Charles Cros - Création Formation Recherche - Paris.
[2] « Sociologie, mythe et imaginaire » Séminaire d'étude sous la direction de Luigi Caramiello et Orazio Maria Valastro, Département de Sciences Sociales, Université des Études de Naple Frédéric II, M@GM@ Revue Internationale en Sciences Humaines et Sociales, 17 novembre 2017.
« Mythanalyse de l'insularité » Colloque International en Sciences Humaines et Sociales sous la direction d'Orazio Maria Valastro et Hervé Fischer. Organisé par M@GM@ Revue internationale en sciences humaines et sociales, Société Internationale de Mythanalyse - Montréal (Québec), Thrinakìa - Prix international d’écritures autobiographiques, biographiques et poétiques dédiées à la Sicile, OdV Les étoiles en poche. Avec le parrainage de l’Université des Études de Catane. En collaboration avec le Département de Sciences Humanistes - Université des Études de Catane, l'Assessorat pour la Culture de la ville de Catane, les Bibliothèques Réunies Civique et A. Ursino Recupero, l'Institut Français de Palerme - Ambassade de France en Italie, l'Alliance Française de la ville de Catane, le Lycée Artistique d’État Emilio Greco. Département de Sciences Humanistes - Université des Études de Catane, 21-22 mai 2018.
[3] J'ai fondée en 2005 l'Organisation de Volontariat Les étoiles dans la poche (Le Stelle in Tasca, Catane, Lien Internet) et je dirige les Ateliers de l'imaginaire autobiographique, un projet d’animation sociale et culturelle conjuguant une pédagogie de la mémoire et de l’imaginaire, et une éthique de l’écoute sensible de soi et de l’autre. Depuis, j'accompagne chaque année des groupes de personnes à faire l'expérience de la narration et de l'écriture de soi, avec le soutient de volontaires autobiographes et la collaboration d'institutions publiques et éducatives. Plusieurs éditions annuelles d'ateliers expérientiels sont proposés (Laboratoire citoyen d'écritures autobiographiques, L'imaginaire dans l'écriture de soi, Chercheurs de mémoires), réalisant aussi des rencontres de lecture de textes autobiographiques (Nautilus, rencontre d'écoute et lecture de soi et de l'autre). En 2012 j'ai crée Thrinakìa, un prix international d'écritures autobiographiques, biographiques et poétiques dédiées à la Sicile. Le patrimoine culturel immatériel de l'OdV Les étoiles dans la poche, réuni aujourd'hui les écritures autobiographiques au sein de l'Archive de la mémoire et de l'imaginaire sicilien, et il est associé à l'EDAC - European Diary Archives and Collections - Lien Internet, le réseau européen d'archives d'écritures autobiographiques.