tout ce qui est réel est fabulatoire, tout ce qui est fabulatoire est réel, mais il faut savoir choisir ses fabulations et éviter les hallucinations.

mardi, février 24, 2009

Mythanalyse du capitalisme III

3 -Du féodalisme à la démocratie économique
Nous sommes attachés à la démocratie politique et l’avons consolidée peu à peu dans plusieurs pays. La démocratie est un mythe actif de fondation de nos sociétés occidentales actuelles. Il est laïc et égalitariste. Il prévaut en politique, mais le monde financier l'ignore ou le rejette encore pour faire prévaloir ses privilèges archaïques. La justice appartient à cette même constellation mythique de la démocratie. Elle est réaffirmée constamment et encore plus souvent bafouée. Nous rencontrons là, cependant les deux mythes sur lesquels repenser et réorienter le capitalisme.
Mais dans ces mêmes pays, dits modernes, nous en sommes encore au stade du féodalisme dans l’économie et les finances. Les terribles effets pervers de ce décalage historique nous apparaissent clairement dans la crise actuelle. L’histoire nous rappelle que les seigneuries du Moyen-Âge, puis les aristocraties qui en sont nées, ont su maintenir leur emprise politique pendant des siècles. Il a fallu des révolutions pour leur arracher leur pouvoir et construire, par à coups, les démocraties politiques actuelles, encore très imparfaites. Il est certain qu’il ne faut pas attendre davantage des princes de la finance et de l’économie qu’ils renoncent aujourd’hui spontanément à leurs privilèges et se réforment d’eux-mêmes. Cela prendra encore de nombreuses turbulences, telles celles de 1929 et de 2008. Et ce sont les institutions politiques élues par les masses qui seules pourront venir à bout de cet anachronisme et de ses conséquences dramatiques. Les petits épargnants d’aujourd’hui sont manifestement les serfs et la chair à canon des rois de la spéculation qui règnent sur notre économie financière, comme jadis les paysans se faisaient systématiquement exploiter par les seigneurs. Le nouveau président américain a posé des gestes symboliques à cet égard en plafonnant les salaires des grands argentiers et chefs des entreprises que l’État a sauvés de la faillite avec l’argent des contribuables.

Le mur de Berlin du capitalisme

L’économie néolibérale a montré les mêmes abus de pouvoir qui sévissaient sous le régime féodal du Moyen-Âge: les privilèges exorbitants, l’exploitation des faibles, le secret, le fait du prince, le cynisme, l’arrogance, le racket, la prédation, la violence ordinaire. Ces outrances ont été telles qu’elles ont délégitimisé le capitalisme libéral, comme les excès du socialisme soviétique en ont ruiné les possibles vertus. On pourra établir un parallèle avec 1989 et se demander si ce capitalisme sans retenue, libéré de l’hypothèque du communisme, n’a pas rencontré à son tour, vingt ans plus tard, son mur de Berlin – disons son mur de Wall Street.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : les actifs bancaires perdus depuis un an sont évaluées à 2200 milliards de dollars; le président de News Corp a estimé, à l’occasion du Forum de Davos, que 50 000 milliards d’actifs de patrimoines individuels seraient partis en fumée. Aux États Unis, le gouvernement aura, selon les chiffres qui circulent, versé quelques 8000 milliards en moins d’un an pour secourir les grandes banques, les assurances et les entreprises notamment dans le secteur de l’automobile. Et cela n’aurait pas empêché les financiers américains responsables de cette catastrophe d’empocher des bonus de 150 milliards depuis cinq ans. Mieux : en pleine crise, ils ont continué à s’accorder mutuellement des bonus exorbitants directement pris dans les fonds de secours offerts par l’État américain. On a même pu observer la difficulté du président Obama à trouver des collaborateurs de haut calibre ayant acquitté tous leurs impôts. Selon les dernières prévisions du Bureau International du Travail, la crise mettra plus de 50 millions de personnes au chômage dans le monde, pour un total de 80 millions de chômeurs, qui pourrait monter jusqu’à 200 millions si la crise dure – une évaluation officielle qu’il faut multiplier au moins par deux pour avoir un estimation réaliste des sans emplois et par cinq pour chiffrer le nombre des êtres humains vivant dans une extrême pauvreté. La dérégulation, un endettement généralisé et une consommation effrénée, l’économie imaginaire et les folies financières des États-Unis nous ont conduit au seuil de la déraison et de turbulences sociales et politiques qui pourraient aggraver encore la situation mondiale.
Bien sûr, la solution ne consiste pas à diaboliser le capitalisme, qui prône la liberté d’entreprendre nécessaire à la création de richesses, et qui demeure assurément la moins pire des idéologies. Mais encore faut-il revenir à son esprit fondateur ou, l’adapter à l’éthique actuelle des classes moyennes. Alan Greenspann, lorsqu’il était président de la Réserve fédérale américaine, avait souligné les risques d’une « exubérance irrationnelle » de l’économie. Et tandis que le Président Obama dénonce la cupidité "honteuse" de plusieurs financiers et entrepreneurs nord-américains, il est bon de rappeler ces mots de Max Weber dans L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme: "L'avidité du gain sans limite n'a rien à voir avec le capitalisme, et encore moins avec son esprit. Le capitalisme s'identifierait plutôt à la domination, à tout le moins à la modération rationalisée de cette pulsion irrationnelle". Et il souligne que ce capitalisme repose sur une attitude pacifiste favorisant les échanges, plutôt que sur la conquête, l'exploitation, le cynisme et la violence. Il souligne que c'est son éthique qui a d'abord fondé son succès. Autrement dit, si nous voulons en finir avec les prédateurs et les escrocs du capitalisme déréglé, les justiciers et les Robin des bois ne suffiront pas à la tâche, qui est colossale. Il faut remettre à l’ordre du jour et instituer un certain rationalisme économique, avec les mêmes exigences qui prévaut dans les règles de la démocratie politique. La démocratie ne peut pas être seulement politique. Elle doit aussi être économique et financière. Si non elle n’existe pas réellement.
Certes, nous savons qu’une volonté excessive de rationalisme économique conduit à des effets pervers. Le socialisme économique qui ne dit pas son nom, comme en France, et les excès bureaucratiques qu’il implique, cassent la créativité économique et créent le chômage, au nom de la justice et de la protection sociales. Que ce soit en politique ou en économie et en finance, la démocratie n’est pas facile à définir et encore moins à pratiquer. Du moins exige-t-elle une certaine transparence des pratiques et de l’information, une égalité des droits et une représentativité des citoyens, un équilibre des pouvoirs, une discipline et des sanctions, un rythme de renouvellement des dirigeants en place : autant de principes qui finissent par converger vers un mode de fonctionnement plus prudent et plus équitable. Seuls ces principes nous permettront de sortir du féodalisme actuel, de sa liberté dévoyée, et de construire peu à peu des règles, des usages et des mœurs économiques et financières démocratiques. Or il est clair qu’au nom du néolibéralisme, nous avons évolué depuis quelques décennies, exactement dans la direction opposée. Nous avons fait confiance à la loi de la jungle économique. En cette année où nous célébrons le bicentenaire de la naissance de Darwin, nous constatons que beaucoup d’Américains, notamment ceux qui votent républicain, sont paradoxalement créationnistes en religion et darwinistes en économie. Or aujourd’hui, l’heure n’est plus au darwinisme économique. La nature ne connaît pas la morale. La solution n’est pas dans l’adaptation, mais dans la divergence, qui consistera à instituer la même éthique démocratique en économie et dans les finances, que nous exigeons en politique. Cela ne se fera pas en un jour, mais nous devons le faire.
Hervé Fischer

dimanche, février 22, 2009

Mythanalyse du capitalisme II


II - Le capitalisme catholique conflictuel






Saint-Simon, Marx et Proudhon
Le capitalisme né de la Réforme a triomphé en Amérique du Nord, alliant la piété à la création de richesse, fondant un consensus social, et devenant lui-même le mythe du nouveau monde. Il en est tout autrement en Europe occidentale, où le travail et l’argent sont des valeurs plus ambiguës. Le mythe biblique condamne Adam au travail en le chassant du paradis terrestre. Et Jésus chasse les marchands du table en affirmant que les pauvres entreront les premiers au paradis. Les privilégiés de l’aristocratie et du haut prélat, qui ont affirmé une légitimité divine de naissance pour thésauriser et vivre somptuairement dans l’oisiveté, prêchent donc la vertu de pauvreté... aux pauvres.
La bourgeoisie, elle, travaille, pour acquérir un statut social, mais elle finit par renverser la royauté trop conservatrice. La Révolution française lui permet d’acquérir à bas prix les biens de l’église et de l’aristocratie qui ont été confisqués. Et elle cherche à son tour à développer un capitalisme industrieux et financier, sous le signe du saint-simonisme. C’est sans compter avec les révoltes du peuple, dessaisi des conquêtes de la Révolution, plus exploité que jamais, et qui trouve ses maîtres à penser avec Proudhon et Marx. En pays catholique, le capitalisme demeure frappé par un profond sentiment originel de culpabilité, comme en témoigne l’influence d’un Lamennais. Freud lui-même identifie l’argent au stade annal du développement de l’enfant (accumulation, rétention, thésaurisation improductive et conflits), qu’il tend à généraliser au capitalisme lui-même. Bref, le capitalisme européen, malgré la compétition du capitalisme de la Réforme qui triomphe en Suisse, en Angleterre, aux Pays-Bas et surtout aux États-Unis, demeure profondément divisé en Espagne, au Portugal, en Italie en France. Alors qu’il est identifié au mythe du Nouveau Monde, sous le signe de la liberté, de l’égalité des chances, du bonheur et de la création de richesse en Amérique du Nord, en Europe catholique, le capitalisme est considéré par beaucoup comme destructeur de la société et de la nature. Les mouvements de gauche y voient l’origine de l’inégalité de l’exploitation du prolétariat, de la violence et de la guerre (Thanatos). Il manque de légitimité mythique, il ne se réconcilie pas avec lui-même. Et cette ambiguïté se reflète dans les perpétuelles révoltes populaires, souvent sanglantes, les grèves générales, les conflits sociaux endémiques qui divisent la société depuis lors et jusqu’à nos jours, particulièrement en France. Cela se traduit en Europe par un encadrement de plus en plus étroitement bureaucratique du capitalisme par l’État, à qui on confie la tâche de répartir plus égalitairement la richesse, de protéger les exploités, et finalement de limiter les excès naturels du capitalisme qui aboutiraient à des fractures sociales dangereuses. Cette théorie keynésienne de l’économie, en quête d’équilibre social, triomphe d’ailleurs paradoxalement aujourd’hui aussi aux États-Unis en proie à la pire crise depuis 1929. Le président Obama demande l’intervention massive de l’État en faveur des victimes et des démunis, au grand dam des Républicains ultralibéraux, confiants dans leur tradition, et au risque d’un endettement fatal pour l’avenir du pays.
On le voit bien, le mythe triomphant du capitalisme créateur de richesse, légitimé par la religion réformée, qui a assuré la prospérité américaine, n’a jamais pu s’accommoder des valeurs mythiques de religion catholique, ni en Amérique latine où les espaces à conquérir étaient aussi grands et prometteurs, ni en Europe. Mis en doute perpétuel, soumis à des conflits idéologiques et sociaux incessants, entaché de culpabilité, identifié à la destruction de la société et de la nature, il est remis régulièrement en question et aujourd’hui plus que jamais au vu de la crise américaine. Au moment où beaucoup parlent donc d’une « refondation du capitalisme », nous constatons une fois de plus que le capitalisme n’est pas seulement une administration des affaires et des finances, qui garantirait une compétition équitable : il a partie liée avec nos mythes fondateurs les plus ancrés dans notre civilisation : la religion. Un renforcement de la bureaucratie de la justice de répartition ne suffira sans doute pas à créer une nouvelle dynamique de prospérité. Les vieux mythes semblent décrédibilisés. Il faut imaginer d’autres mythes fondateurs de la vie en société. Penser autrement. Diverger. Inventer un autre opérateur universel de valeur que l’argent. Beaucoup y travaillent, mais c’est la tâche la plus difficile et incertaine qui se puisse concevoir. Seule la démocratie et l’éthique planétaire ont aujourd’hui une puissance mythique suffisamment fondée et partagée et pour nous permettre de nous orienter vers une économie équitable, soumise aux mêmes exigences de démocratie que la politique.
Hervé Fischer

jeudi, février 05, 2009

Mythanalyse du capitalisme I

I - Le capitalisme consensuel de la Réforme
La religion de l'argent a d'abord été étroitement associée à celle de Dieu, comme l'a montré Max Weber dans L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme. C'est donc à Max Weber que l'on pense d'abord dans toute tentative de construire une mythanalyse du capitalisme. Dans la période de crise actuelle , où l'on accuse la cupidité "honteuse" des financiers et des entrepreneurs nord-américains, il est bon de rappeler cette affirmation de Max Weber dans l'avant-propos de son livre: "L'avidité du gain sans limite n'implique en rien le capitalisme, bien moins encore son esprit. Le capitalisme s'identifierait plutôt à la domination, à tout le moins à la modération rationalisée de cette pulsion irrationnelle". Et il souligne que ce capitalisme repose sur une attitude pacifiste favorisant les échanges, plutôt que sur la conquête, l'exploitation, le cynisme et la violence. Il souligne que c'est son éthique qui a d'abord fondé son succès. La violence, que seul l'État peut légitimement exercer, ne peut être employée que pour défendre Dieu, comme dans l'islam, ce qui justifie les guerres de religion.
Mais il faut distinguer le capitalisme anglo-saxon, d'origine protestante et son adaptation catholique, plus tardive. Certes, tous deux se réclament de la liberté d'entreprendre et de la création de la richesse, supposée être la clé de tous nos projets. Né avec la montée de la bourgeoisie postrévolutionnaire et saint-simonienne, le capitalisme s'accorda d'abord mal avec le catholicisme, qui prétendait mépriser l'argent et cultivait l'oisiveté aristocratique. Alors que dans l'esprit du capitalisme inspiré par la Réforme, c'est au contraire le travail qui est créateur d'argent et de progrès. Autrement dit, le capitalisme de la Réforme est plus proche du mythe grec de Prométhée fabricateur, travailleur et entreprenant que le capitalisme catholique. Le capitalisme anglosaxon est pieux et légitimé par dieu. Il n'en est rien du capitalisme de l'Europe occidentale catholique. Et c'est cette différence, qui a donné lieu à un décalage historique et de performance entre le capitalisme catholique et le capitalisme protestant que nous étudierons d'abord dans notre prochain texte.
Hervé Fischer
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* Max Weber L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, 1905.

lundi, février 02, 2009

Mythanalyse des liens - III

Dans le domaine de l’art, le passage de l’espace iconique en deux dimensions (plus la dimension transcendantale) à la construction de la perspective euclidienne au moment de la Renaissance, puis au retour à la composition en arabesque avec Gauguin et Matisse, l’invention du relativisme cubiste, et aujourd’hui la mode de l’interactivité dans les arts numériques, sont autant d’évolutions de l’espace plastique qui mettent en scène les structures et les valeurs du mythe élémentaire. Nous savons tous que l’interactivité, que mettent en œuvre les artistes dans des installations multimédia, n’est qu’un leurre, tant elle est préprogrammée et limitée. Pourtant, elle séduit considérablement, parce qu’elle donne l’illusion au spectateur de participer au processus de création de l’artiste, c’est-à-dire au mythe même de la création, qui est, pour le fils, la vertu enviable du père, du dieu créateur… et de l’artiste lui-même qui s’est arrogé ce droit suprême d’être un créateur.
Aujourd’hui, dans nos sociétés de masses et de réseaux, chacun de nous est identifié par un numéro, qui relève de la même idéologie instrumentale de gestion que les produits que nous consommons. Chacun a son ADN identitaire. Chacun se situe à l’intersection de réseaux d’influence, qui le lient aux autres, à des sources d’information, à des systèmes de contrôle et d’influence. Chacun est traversé par les réseaux sociaux que/qui tissent les masses.
Je ne peux me penser moi-même comme une monade, sans porte ni fenêtre, comme disait Leibniz. Chacun de nous est un ensemble de réseaux entrecroisés : biologique, chimique, énergétique, matériel, historique, culturel, social, psychologique, numérique, etc. Les sciences humaines, comme celles du vivant ne disent pas autre chose et ne cherchent pas autre chose. Ma pensée, ma recherche artistique et mon écriture explorent et élaborent des liens. C’est ce que souligne le préfixe HYPER, si emblématique de notre époque. Hervé Fischer

dimanche, février 01, 2009

Mythanalyse des liens - II

Nous pensons en liant des images. Il est impossible d’y échapper. Même pour diverger, nous délions des images et en lions d’autres (selon des liens inédits). Penser, c’est lier, délier, relier. Cette relation élémentaire, cette mise sous tension biologique, est la base de la structure, au nom de laquelle se construit la logique de la pensée, qu’elle soit agrégative comme dans les idéogrammes chinois, ou linéaire, comme dans la pensée alphabétique. Autant sociologique que biologique, notre logique sera à son tour la matrice des liens selon lesquels nous construirons notre image du monde, notre culture, notre conception de la politique et de l’art.
Ce lien familial élémentaire est la base de la magie, comme des mathématiques et de l’informatique. Il est le fondement de la cybernétique autant que de l’alchimie, de la psychanalyse autant que de la mécanique quantique, de la sociologie autant que de l’histoire, de la folie autant que du rationalisme.
Cette matrice élémentaire a donc varié considérablement selon les époques et les sociétés. On en retrouve tous les effets dans la diversité des politiques, des religions, des sciences et des arts. C’est à ce niveau de l’inconscient mythique de notre société, qu’on repère les liens fondamentaux de l’homme d’aujourd’hui avec le monde qu’il interprète. C’est dans l’analyse de ces mythes actualisés qu’on déchiffre les logiques de liens qui structurent notre image du monde. En ce sens, on pourrrait dire que Confucius a été le fondateur de la pensée chinoise, et Aristote celui de la pensée occidentale, l'un survalorisant les liens, l'autre les catégories. Il y a des résonances directes entre familles indivises, conjugales, éclatées, reconstituées, et nos cosmogonies, nos religions. La révolution copernicienne fut aussi une révolution politique. Le passage de la logique de participation (magique) à la logique identitaire (individualiste et rationnelle), puis è la dialectique, aux logiques quantitatives ou aux logiques floues d’aujourd’hui reflètent l’évolution historique de la matrice familiale. La relativité einsteinienne en est l’exemple par excellence.
C’est là qu’il faut chercher l’origine des polythéismes comme des monothéismes, de la magie comme de la science rationaliste, de la providence comme de la théorie des cordes en astronomie. Et la mise en évidence du type de lien invoqué est aussi sans doute le meilleur analyseur de l’histoire de la musique ou de l’architecture, de la peinture ou de la danse. Et il en est de même de l’évolution depuis nos astronomies centrées jusqu’à des astrophysiques éclatées, de notre hésitation entre un big bang unique et une multiplicité de big bangs de notre univers.
Les métaphores actuelles, qu’il s’agisse des réseaux numériques, des hyperliens, de l’hypertexte, de ce que j’appelle l’hyperweb ou l’hypernature, reposent sur un renouvellement et une célébration des liens. Dans La planète hyper, j’ai tenté d’analyser l’impact des changements de structures mentales, qui nous font passer de la pensée linéaire à la pensée en arabesque. J’ai fait le tour des diverses logiques, qui sont autant de systèmes institués pour gouverner les relations entre les objets et entre les êtres, et montré l’importance des nouvelles logiques des liens qui s’affirment aujourd’hui, y compris celles des chaos, de la sérendipité, de l’innovation, des masses ou du numérique, ou plus simplement des mœurs et de la politesse ordinaire. La mythanalyse - qui, à la différence de la mythologie, est l’analyse des mythes actuels – souligne le parallèle qu’on peut établir entre l’inconscient d’un individu et celui d’une société. L’inconscient individuel est une déclinaison de l’inconscient collectif, où il puise ses images et ses structures. On ne peut pas mettre une société sur le divan, mais on peut analyser son histoire, ses événements heureux et malheureux, ses désirs et ses frustrations, ses traumatismes, comme on analyse la biographie d’un patient individuel. L’inconscient d’un individu, tel que Freud a tenté d’en préciser la nature, demeure assez insaisissable et obscur. En revanche, le mythanalyste repère facilement, malgré le brouhaha médiatique, ou bruit social, les productions culturelles, les institutions religieuses et politiques, les idéologies providentialistes ou progressistes, qui sont l’expression même de l’inconscient d’une société. Il semble que la plupart des gens ne s’étonnent pas de l’étrangeté de ces mythes, qui déterminent leurs valeurs et leurs comportements. Par exemple, les croyants prennent leur imaginaire religieux pour la réalité. Ils jugent normal de voir des églises, de participer à des rituels. Ils sont inconscients que ces fabulations instituées par leur société relèveront un jour autant de la mythologie que les croyances et rites des Égyptiens ou des Grecs anciens, ou d’une société amazonienne qu’ils qualifient pourtant de « primitive ». Ils n’ont pas conscience que le progrès technologique, dont nous sommes aujourd’hui obsédés, relève du mythe grec de Prométhée, qu’il en est même l’actualisation forcenée. Ils ne voient pas la contradiction entre Prométhée et Dieu, les deux grands mythes fondateurs de l’Occident, qui suscitent encore d’immenses tensions dans nos sociétés actuelles. C’est au niveau de ces liens, que se situe l’inconscient d’une société, et donc l’origine de ses déséquilibres ou de ses forces créatrices. Je ne parle pas ici d’érudition mythologique, mais de nos imaginaires modernes, de nos débats de société actuels et de nos utopies les plus répandues.
Nous n’avons pas davantage conscience que nos mythes familiers sont des déclinaisons de la matrice familiale, que j’évoquais plus haut. Car toute mythologie ancienne, comme tout système de mythes actuel, est une histoire de famille, à laquelle nous adhérons d’autant plus qu’elle réactive inévitablement nos émotions d’origine, nos sentimentalités archaïques de nouveau-né. Prométhée évoque le conflit avec Zeus - le père –, dont il dérobe le feu pour le donner aux hommes. J’ai souligné dans CyberProméthée, l’instinct de puissance, que Prométhée est aussi important qu’Éros et Thanatos, analysés par Freud. Il exprime la victoire des hommes sur leur dieu. Inversement, la figure mythique du dieu biblique exprime une soumission totale au père, que l’homme se doit d’adorer, au nom duquel il s’accuse, se flagelle, s’agenouille, et dont il espère en retour de sa courtisanerie obséquieuse, le paradis éternel. Étrange calcul, pari fou, en fait assez douteux!
Hervé Fischer