tout ce qui est réel est fabulatoire, tout ce qui est fabulatoire est réel, mais il faut savoir choisir ses fabulations et éviter les hallucinations.

mardi, février 25, 2014

La configuration mythique du nouveau monde numérique





La langue populaire appelle « mythe » une rumeur ou une affirmation courante dont on veut souligner la fausseté et qui soulève la crédulité. Ainsi, ce serait un mythe que de prétendre qu’un verre de vin ou une cuillérée de miel gelée royale par jour permettrait de vivre plus vieux. Ou que la corne de rhinocéros est un aphrodisiaque. Peut-être cet usage péjoratif du mot vient-il de ce que nous considérons les mythologies anciennes comme des fabulations sans fondement. Roland Barthe, dans Mythologies (1957) ironisait sur des tendances et fausses croyances de notre temps, au demeurant assez superficielles ou anecdotiques, telles que le volume du cerveau d’Einstein, le vin rouge, les poudres détergentes ou les stéréotypes concernant le sport ou les automobiles. Mais les mythes ne sont pas un bêtisier social. La mythanalyse accorde au contraire aux mythes un rôle fondateur dans notre interprétation du monde et nos imaginaires sociaux.
Les mythes ne sont aucunement archaïques au sens de mythologies qui renverraient à un passé révolu, mais qui auraient gardé un pouvoir actif dans un inconscient collectif pérenne, comme ces archétypes inventés par Jung et repris notamment par Gilbert Durand, qui traverseraient les siècles et seraient universels. Les mythes sont nécessairement actuels, faute de quoi ils n’auraient pas le pouvoir déterminant sur nos imaginaires sociaux que nous leur reconnaissons. Ils expliquent la création du monde, tel qu’il apparaît à chaque humain naissant, dans son étrangeté, comme un agrégat de sensations inconnues qui émergent chaotiquement, qui s’imposent, se solidifient autour de lui, et prennent dans son imaginaire vie et force selon ses émotions, peurs et désirs liés aux figures matricielles du carré parental – la mère, le père, le naissant, les frères, les sœurs, les proches, l’autre (la société). Les mythes sont donc, du fait de leur contexte de gestation, familiaux/familiers. Ils ne sont pas archaïques, mais infantiles, c’est-à-dire créés par l’in-fans – celui qui ne parle pas encore, ne comprend pas encore, l’immature - celui qui est assailli par le monde qui-naît et tente difficilement de l’interpréter. Le monde est ainsi recréé à chaque naissance, par chaque homme naissant. Ce qui est biologiquement - relativement – universel, c’est le carré parental, la configuration de la mère, du père, du naissant, de l’autre, même si les rôles varient d’une société à une autre, d’une époque à une autre, selon, par exemple que la société est matriarcale, patriarcale, indivise ou conjugale, etc. Les archétypes évoluent donc considérablement.
Nous sommes dès lors aussi en total désaccord avec cette idée si répandue, adoptée notamment par Gilbert Durand, selon laquelle les mythes seraient des histoires que les hommes se racontent, de siècle en siècle et partout dans le monde, pour apaiser leur anxiété face à l’inéluctabilité universelle de la mort : Ainsi, l'origine de l'imaginaire est une réponse à l'angoisse existentielle liée à l'expérience "négative" du "Temps". L'être humain sait qu'il mourra un jour car le Temps le fait passer de la naissance à la mort. De cette angoisse existentielle et universelle naîtrait l'imaginaire (Structures anthropologiques de l’imaginaire). Tout au contraire, la gestation des mythes est coexistentielle au processus de la naissance du monde-qui-vient-à-l’enfant. Le mythe central, élémentaire ou fondateur de tous les autres n’est pas la mort, mais la création, qui demeure dans toutes les mythologies primordiales par rapport à la mort ou à la fin du monde quelles qu’en soient les déclinaisons sociales et historiques, animistes, polythéistes, prométhéennes, monothéistes ou athées. C’est ce qui explique aussi que l’art soit la célébration toujours répétée de la création.
Et lorsqu’on étudie l’imaginaire de l’âge du numérique, on découvre que c’est encore la nostalgie de la naissance qui fonde la configuration mythique fascinante de cette nouvelle aventure de l’humanité à la conquête du bleu cathodique :
-          La vie amniotique
-          Le corps de l’hyperhumanité
-          Le cerveau de l’hyperhumanité
-          La psyché numérique
-          La transcendance
-          La puissance
-          La face obscure
-          Une nouvelle forme élémentaire de la vie religieuse
Aujourd’hui, nous sommes de nouveaux nouveau-nés, car c’est le monde numérique qui naît devant nous, qui vient à nous, qui nous embrasse et nous menace, et qu’il nous faut interpréter, comme nous pouvons, avec notre imagination fabulatoire et nos imagos biologiques. L’évocation du liquide amniotique, du corps et de la psyché renvoie à la nostalgie de la mère. La transcendance numérique est celle du père. Le cerveau et la puissance sont ceux du fils, CyberProméthée, qui veut recréer la Nature à son image grâce à la technoscience numérique. Mais toutes les imagos du nouveau-né, le père comme la mère, comme le nouveau-né lui-même, ont l’ambiguïté de la satisfaction et de la peur réunies, du fait de l’angoisse biologique de la naissance. Il faut donc compter avec les utopies progressistes, mais aussi avec la face obscure du cybermonde, les représentations bénéfiques et les maléfiques (Gérard Mendel, La révolte contre le père. Une introduction à la sociopsychanalyse, Payot, 1968).
L’Autre, c’est ce que cette naissance simultanée (du nouveau-né et du monde qui vient à lui) doit à la société actuelle, celle de l’Âge naissant du numérique. Le traumatisme est d’autant plus fort, que nous assistons effectivement à la naissance du monde, le numérique, que nous tentons d’interpréter, de saisir, de nous approprier, sans savoir ce qu’il est. La psychanalyse soulignait déjà que le nouveau-né ne distingue pas clairement son propre corps et psychisme du monde qui l’entoure. De même, aujourd’hui, nous sommes soumis à un processus confus de fusion et de différenciation du monde numérique ; nous en sommes partie intime et prenante, et simultanément nous tentons peu à peu de nous en séparer, de nous en distancer pour affirmer notre autonomie. Ce livre que nous écrivons actuellement ne fait pas autre chose, ne tente pas autre chose que de distinguer clairement cette séparation, par une approche ou une méthodologie de fascination critique que nous avons soulignée dès la publication du Choc du numérique (vlb, 2001). Comme dans toute naissance, nous fabulons donc sur ce nouveau monde numérique qui vient à nous, avec sa puissance incontournable, son mystère, sa séduction et ses peurs. Nous voilà avec les acteurs du carré parental, dans un vaste processus de «sociogenèse» comme disait Mendel.

Toute image du monde est fabulatoire, elle est pensée métaphoriquement et investie d’un récit suscitant des espoirs et des peurs en proportion même de ces attentes. Nous allons donc évoquer chacune de ces composantes mythiques de notre imaginaire et montrer pourquoi le numérique crée de la pensée magique, qui nous semble satisfaire à notre aspiration au plus- et au mieux-être, tout en créant de grandes angoisses.

Le numérique, c'est la nouvelle magie




Le but de la sorcellerie, ses mentalités, les instincts qui l’animent, ses imaginaires, ses mythes et ses faux-semblants ont moins changé aujourd’hui par rapport à ses origines ancestrales que les techniques qu’elle met désormais en œuvre. Il faut ici rappeler que la magie n’est pas une mystique, une extase, mais une technique, qui doit être rigoureusement précise pour opérer. Elle a toujours été constituée d’outils, de recettes, de procédures, d’images métaphoriques. Le corps lui-même est métaphorique dans la magie et ses malaises; ses troubles renvoient à l’univers des esprits, qu’il faut donc convoquer, s’allier ou exorciser. Il n’en est pas autrement des outils numériques, algorithmes, écrans, consoles, icônes et liens. Tobie Nathan écrit avec une remarquable perspicacité pionnière dans Psychanalyse païenne (en 1988 déjà) : Le monde s’est peuplé d’écrans : téléviseurs, ordinateurs, minitels, caméras-vidéo, et les patients conduisent ces images jusqu’à nous. Les métamorphoses de la psyché s’étalent désormais sur un support de points lumineux. Jusqu’alors nous nous représentions des images fabriquées à l’entrecroisement des paroles et des affects, mais que penser de ces images de synthèse nées de longues suites d’équations ? On tape une série de chiffres sur un clavier et voici qu’apparaît une image qui ‘avait jamais existé auparavant. Et dans le même livre il déclare plus loin : «Je peux affirmer qu’il n’y a rien de «magique» dans la magie, rien que des « opérateurs techniques», et ces opérateurs techniques, à l’instar des images, fonctionnent à l’insu tant du thérapeute que du patient». Ce rappel est aussi élémentairement évident pour un esprit rationnel que fondamental pour comprendre pourquoi nous parlons à propos du numérique d’une nouvelle sorcellerie. Il y a tout autant et tout aussi peu de mystère magique dans le numérique que dans la magie traditionnelle. Il y a seulement, là encore, des «opérateurs techniques» que nous mystifions et qui nous mystifient. Nous aimons toujours autant la magie, nous les modernes, que les primitifs. Nous sommes toujours des primitifs, en quête de puissance surhumaine, constructeurs de pouvoirs surnaturels qui satisfassent notre instinct de puissance prométhéen et qui flattent non seulement Prométhée, mais aussi Éros et Thanatos.
La sorcellerie est donc devenue numérique et plus répandue, plus populaire, plus puissante que jamais.  Comme tous les mondes primitifs, les mondes virtuels actuels, qu’éclaire une lumière irréelle, exposent des êtres et des objets sans ombres. Et les nouvelles technologies numériques qui les secrètent hantent tout autant le réel que l’irréel, comme jadis les esprits animistes, les dieux, ou même aujourd’hui la présence invisible des dieux monothéistes. Les technologies numériques président à des rites et à des magies de la vie et de la mort qui demeurent omniprésents, quand bien même nous les nierions. C’est bien le monde primitif qui resurgit devant nos yeux, sous d’autres apparences, d’autres modalités, mais qui nous engloutit plus que jamais dans ses arcanes magiques.
Magical times Temps magiques : c’est le nom anglais que s’est donné une compagnie chinoise de technologies numériques à Fuzhou, en Chine. Faudrait-il n’y voir qu’un slogan publicitaire pour une expertise en effets spéciaux par ordinateur ? Comme beaucoup d’autres, elle exploite notre attraction éternelle pour des pouvoirs surnaturels. Les  hommes ont toujours rêvé d’avoir des pouvoirs magiques. Ils ont inventé des anneaux, des baguettes, des philtres, des potions, des formules, des gris-gris pour agir à distance, s’allier des esprits, communiquer avec les morts, harceler des ennemis, se protéger des mauvais sorts, guérir des proches, gagner des guerres, séduire des cœurs : il n’y a rien que la magie ne peut exaucer. Le numérique est aussi extensif,  dans toutes nos activités humaines, les plus élevées comme les plus quotidiennes, les plus collectives comme les plus individuelles. Et il est aussi procédurier, aussi mystérieux, aussi irréel. Comme la magie, il nous donne d’étonnants pouvoirs à distance, mais qui sont encore plus grands qu’avant.  Il excite CyberProméthée. Il flatte nos pulsions de puissance.
Avec le numérique nous nous libérons de beaucoup d’entraves du réel. Mais inversement, nous sommes pris dans l’entrelacs des hyperliens que nous tissons sur la toile et qui nous y retiennent jusqu’à la dépendance. Nos trois instincts fondamentaux, Éros, Prométhée et Thanatos y règnent à l’envie. Car ce sont les désirs de plaisir, de destruction et de puissance qui créent beaucoup de ces liens. Et la technologie numérique en augmente la charge émotionnelle. Ignorant, ou oubliant, que ce sont des algorithmes prosaïques qui les régissent, nous leur prêtons des forces irrationnelles. Voilà la magie du numérique. Comme toute magie, elle repose sur des techniques, des rituels, des tensions psychiques et des croyances.  Elle semble étonnamment puissante à ceux qui la découvrent. Mais pour les nouvelles générations, elle est déjà ordinaire. Et cette familiarité avec la souris, les consoles de manipulation et même le doigt tactile tend à modifier d’autant plus leurs comportements de base. Le numérique, malgré son apparence technologique objective, se déploie paradoxalement dans le registre de la subjectivité, de l’affectivité, que renforce notre intimité immédiate avec l’écran cathodique. Les enfants et les adolescents y plongent quasiment le visage, tant ils le tiennent constamment dans la promiscuité de leurs yeux. On observe que bien des personnes confient au rectangle de lumière bleutée, dans le clavardage ou dans des courriels, des confidences ou des propos transgressifs qu’elles n’oseraient pas exprimer de vive voix à leurs interlocuteurs. Et nous tolérons dans notre boîte à lettres virtuelle bien des publicités et des images qui feraient scandale dans notre boîte à lettre de maison.