La langue populaire appelle « mythe »
une rumeur ou une affirmation courante dont on veut souligner la fausseté et qui
soulève la crédulité. Ainsi, ce serait un mythe que de prétendre qu’un verre de
vin ou une cuillérée de miel gelée royale par jour permettrait de vivre plus
vieux. Ou que la corne de rhinocéros est un aphrodisiaque. Peut-être cet usage
péjoratif du mot vient-il de ce que nous considérons les mythologies anciennes
comme des fabulations sans fondement. Roland Barthe, dans Mythologies (1957) ironisait sur des tendances et fausses croyances
de notre temps, au demeurant assez superficielles ou anecdotiques, telles que
le volume du cerveau d’Einstein, le vin rouge, les poudres détergentes ou les
stéréotypes concernant le sport ou les automobiles. Mais les mythes ne sont pas
un bêtisier social. La mythanalyse accorde au contraire aux mythes un rôle
fondateur dans notre interprétation du monde et nos imaginaires sociaux.
Les mythes ne sont aucunement archaïques
au sens de mythologies qui renverraient à un passé révolu, mais qui auraient gardé
un pouvoir actif dans un inconscient collectif pérenne, comme ces archétypes
inventés par Jung et repris notamment par Gilbert Durand, qui traverseraient
les siècles et seraient universels. Les mythes sont nécessairement actuels,
faute de quoi ils n’auraient pas le pouvoir déterminant sur nos imaginaires
sociaux que nous leur reconnaissons. Ils expliquent la création du monde, tel
qu’il apparaît à chaque humain naissant, dans son étrangeté, comme un agrégat
de sensations inconnues qui émergent chaotiquement, qui s’imposent, se
solidifient autour de lui, et prennent dans son imaginaire vie et force selon
ses émotions, peurs et désirs liés aux figures matricielles du carré parental –
la mère, le père, le naissant, les frères, les sœurs, les proches, l’autre (la
société). Les mythes sont donc, du fait de leur contexte de gestation,
familiaux/familiers. Ils ne sont pas archaïques, mais infantiles, c’est-à-dire
créés par l’in-fans – celui qui ne
parle pas encore, ne comprend pas encore, l’immature - celui qui est assailli
par le monde qui-naît et tente difficilement de l’interpréter. Le monde est
ainsi recréé à chaque naissance, par chaque homme naissant. Ce qui est
biologiquement - relativement – universel, c’est le carré parental, la
configuration de la mère, du père, du naissant, de l’autre, même si les rôles
varient d’une société à une autre, d’une époque à une autre, selon, par exemple
que la société est matriarcale, patriarcale, indivise ou conjugale, etc. Les
archétypes évoluent donc considérablement.
Nous sommes dès lors aussi en total
désaccord avec cette idée si répandue, adoptée notamment par Gilbert Durand,
selon laquelle les mythes seraient des histoires que les hommes se racontent,
de siècle en siècle et partout dans le monde, pour apaiser leur anxiété face à
l’inéluctabilité universelle de la mort : Ainsi, l'origine de l'imaginaire est une
réponse à l'angoisse existentielle liée à l'expérience "négative" du
"Temps". L'être humain sait qu'il mourra un jour car le Temps le fait
passer de la naissance à la mort. De cette angoisse existentielle et
universelle naîtrait l'imaginaire (Structures anthropologiques de
l’imaginaire). Tout au contraire, la gestation des mythes est coexistentielle
au processus de la naissance du monde-qui-vient-à-l’enfant. Le mythe central,
élémentaire ou fondateur de tous les autres n’est pas la mort, mais la
création, qui demeure dans toutes les mythologies primordiales par rapport à la
mort ou à la fin du monde quelles qu’en soient les déclinaisons sociales et
historiques, animistes, polythéistes, prométhéennes, monothéistes ou athées.
C’est ce qui explique aussi que l’art soit la célébration toujours répétée de
la création.
Et lorsqu’on étudie l’imaginaire de l’âge
du numérique, on découvre que c’est encore la nostalgie de la naissance qui
fonde la configuration mythique fascinante de cette nouvelle aventure de
l’humanité à la conquête du bleu cathodique :
-
La vie amniotique
-
Le corps de l’hyperhumanité
-
Le cerveau de l’hyperhumanité
-
La psyché numérique
-
La transcendance
-
La puissance
-
La face obscure
-
Une nouvelle forme élémentaire de la vie religieuse
Aujourd’hui, nous sommes de nouveaux
nouveau-nés, car c’est le monde numérique qui naît devant nous, qui vient à
nous, qui nous embrasse et nous menace, et qu’il nous faut interpréter, comme
nous pouvons, avec notre imagination fabulatoire et nos imagos biologiques. L’évocation du liquide amniotique, du corps et
de la psyché renvoie à la nostalgie de la mère. La transcendance numérique est
celle du père. Le cerveau et la puissance sont ceux du fils, CyberProméthée,
qui veut recréer la Nature à son image grâce à la technoscience numérique. Mais
toutes les imagos du nouveau-né, le
père comme la mère, comme le nouveau-né lui-même, ont l’ambiguïté de la
satisfaction et de la peur réunies, du fait de l’angoisse biologique de la
naissance. Il faut donc compter avec les utopies progressistes, mais aussi avec
la face obscure du cybermonde, les représentations bénéfiques et les maléfiques
(Gérard Mendel, La révolte contre le père. Une
introduction à la sociopsychanalyse, Payot, 1968).
L’Autre, c’est ce que cette naissance simultanée
(du nouveau-né et du monde qui vient à lui) doit à la société actuelle, celle
de l’Âge naissant du numérique. Le traumatisme est d’autant plus fort, que nous
assistons effectivement à la naissance du monde, le numérique, que nous tentons
d’interpréter, de saisir, de nous approprier, sans savoir ce qu’il est. La
psychanalyse soulignait déjà que le nouveau-né ne distingue pas clairement son
propre corps et psychisme du monde qui l’entoure. De même, aujourd’hui, nous
sommes soumis à un processus confus de fusion et de différenciation du monde
numérique ; nous en sommes partie intime et prenante, et simultanément
nous tentons peu à peu de nous en séparer, de nous en distancer pour affirmer
notre autonomie. Ce livre que nous écrivons actuellement ne fait pas autre
chose, ne tente pas autre chose que de distinguer clairement cette séparation,
par une approche ou une méthodologie de fascination
critique que nous avons soulignée dès la publication du Choc du numérique (vlb, 2001). Comme
dans toute naissance, nous fabulons donc sur ce nouveau monde numérique qui
vient à nous, avec sa puissance incontournable, son mystère, sa séduction et
ses peurs. Nous voilà avec les acteurs du carré parental, dans un vaste
processus de «sociogenèse» comme disait Mendel.
Toute image du monde est fabulatoire, elle
est pensée métaphoriquement et investie d’un récit suscitant des espoirs et des
peurs en proportion même de ces attentes. Nous allons donc évoquer chacune de ces composantes
mythiques de notre imaginaire et montrer pourquoi le numérique crée de la
pensée magique, qui nous semble satisfaire à notre aspiration au plus- et au mieux-être,
tout en créant de grandes angoisses.
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