Le
but de la sorcellerie, ses mentalités, les instincts qui l’animent, ses
imaginaires, ses mythes et ses faux-semblants ont moins changé aujourd’hui par
rapport à ses origines ancestrales que les techniques qu’elle met désormais en
œuvre. Il faut ici rappeler que la magie
n’est pas une mystique, une extase, mais une technique, qui doit être rigoureusement précise pour opérer. Elle a toujours été
constituée d’outils, de recettes, de procédures, d’images métaphoriques. Le
corps lui-même est métaphorique dans la magie et ses malaises; ses troubles
renvoient à l’univers des esprits, qu’il faut donc convoquer, s’allier ou
exorciser. Il n’en est pas autrement des outils numériques, algorithmes,
écrans, consoles, icônes et liens. Tobie Nathan écrit avec une remarquable
perspicacité pionnière dans Psychanalyse
païenne (en 1988 déjà) : Le monde
s’est peuplé d’écrans : téléviseurs, ordinateurs, minitels, caméras-vidéo,
et les patients conduisent ces images jusqu’à nous. Les métamorphoses de la
psyché s’étalent désormais sur un support de points lumineux. Jusqu’alors nous
nous représentions des images fabriquées à l’entrecroisement des paroles et des
affects, mais que penser de ces images de synthèse nées de longues suites
d’équations ? On tape une série de chiffres sur un clavier et voici
qu’apparaît une image qui ‘avait jamais existé auparavant. Et dans le même livre il déclare plus loin : «Je peux affirmer qu’il n’y a rien de
«magique» dans la magie, rien que des « opérateurs techniques», et ces opérateurs
techniques, à l’instar des images, fonctionnent à l’insu tant du thérapeute que
du patient». Ce rappel est aussi élémentairement évident pour un esprit
rationnel que fondamental pour comprendre pourquoi nous parlons à propos du
numérique d’une nouvelle sorcellerie. Il y a tout autant et tout aussi peu de mystère magique dans
le numérique que dans la magie traditionnelle. Il y a seulement, là encore, des
«opérateurs techniques» que nous mystifions et qui nous mystifient. Nous aimons
toujours autant la magie, nous les modernes, que les primitifs. Nous sommes
toujours des primitifs, en quête de puissance surhumaine, constructeurs de
pouvoirs surnaturels qui satisfassent notre instinct de puissance prométhéen et
qui flattent non seulement Prométhée, mais aussi Éros et Thanatos.
La
sorcellerie est donc devenue numérique et plus répandue, plus populaire, plus
puissante que jamais. Comme tous les
mondes primitifs, les mondes virtuels actuels, qu’éclaire une lumière irréelle,
exposent des êtres et des objets sans ombres. Et les nouvelles technologies
numériques qui les secrètent hantent tout autant le réel que l’irréel, comme
jadis les esprits animistes, les dieux, ou même aujourd’hui la présence
invisible des dieux monothéistes. Les technologies numériques président à des
rites et à des magies de la vie et de la mort qui demeurent omniprésents, quand
bien même nous les nierions. C’est bien le monde primitif qui resurgit devant nos yeux, sous d’autres apparences, d’autres modalités, mais
qui nous engloutit plus que jamais dans ses arcanes magiques.
Magical times – Temps
magiques : c’est le nom anglais que s’est donné une compagnie chinoise
de technologies numériques à Fuzhou, en Chine. Faudrait-il n’y voir qu’un
slogan publicitaire pour une expertise en effets spéciaux par ordinateur ?
Comme beaucoup d’autres, elle exploite notre attraction éternelle pour des
pouvoirs surnaturels. Les hommes ont
toujours rêvé d’avoir des pouvoirs magiques. Ils ont inventé des anneaux, des
baguettes, des philtres, des potions, des formules, des gris-gris pour agir à
distance, s’allier des esprits, communiquer avec les morts, harceler des
ennemis, se protéger des mauvais sorts, guérir des proches, gagner des guerres,
séduire des cœurs : il n’y a rien que la magie ne peut exaucer. Le numérique
est aussi extensif, dans toutes nos
activités humaines, les plus élevées comme les plus quotidiennes, les plus
collectives comme les plus individuelles. Et il est aussi procédurier, aussi
mystérieux, aussi irréel. Comme la magie, il nous donne d’étonnants pouvoirs à
distance, mais qui sont encore plus grands qu’avant. Il excite CyberProméthée. Il flatte nos
pulsions de puissance.
Avec
le numérique nous nous libérons de beaucoup d’entraves du réel. Mais
inversement, nous sommes pris dans l’entrelacs des hyperliens que nous tissons
sur la toile et qui nous y retiennent jusqu’à la dépendance. Nos trois
instincts fondamentaux, Éros, Prométhée et Thanatos y règnent à l’envie. Car ce
sont les désirs de plaisir, de destruction et de puissance qui créent beaucoup
de ces liens. Et la technologie numérique en augmente la charge émotionnelle. Ignorant,
ou oubliant, que ce sont des algorithmes prosaïques qui les régissent, nous
leur prêtons des forces irrationnelles. Voilà la magie du numérique. Comme
toute magie, elle repose sur des techniques, des rituels, des tensions
psychiques et des croyances. Elle semble
étonnamment puissante à ceux qui la découvrent. Mais pour les nouvelles
générations, elle est déjà ordinaire. Et cette familiarité avec la souris, les
consoles de manipulation et même le doigt tactile tend à modifier d’autant plus
leurs comportements de base. Le numérique, malgré son apparence technologique
objective, se déploie paradoxalement dans le registre de la subjectivité, de
l’affectivité, que renforce notre intimité immédiate avec l’écran cathodique. Les
enfants et les adolescents y plongent quasiment le visage, tant ils le tiennent
constamment dans la promiscuité de leurs yeux. On observe que bien des
personnes confient au rectangle de lumière bleutée, dans le clavardage ou dans
des courriels, des confidences ou des propos transgressifs qu’elles n’oseraient
pas exprimer de vive voix à leurs interlocuteurs. Et nous tolérons dans notre
boîte à lettres virtuelle bien des publicités et des images qui feraient
scandale dans notre boîte à lettre de maison.
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