tout ce qui est réel est fabulatoire, tout ce qui est fabulatoire est réel, mais il faut savoir choisir ses fabulations et éviter les hallucinations.

vendredi, juillet 25, 2014

Le stade chaotique


Il est plus qu'hypothétique de tenter d'imaginer ce que ressent le fœtus qui est accouché au terme d'un long cheminement étroit dans les entrailles de sa mère, qui déforme son corps et son crâne. Mais il est vraisemblable de penser que ce passage forcé à l'air extérieur est une torture, que le cri créé par les poumons qui s'emplissent d'air est un choc douloureux.On sait l'importance du pneuma dans les mythologies anciennes. Il est identifié chez les Grecs anciens à l'esprit, à la psyché, à l'âme, dans la Bible à l'Esprit Saint, qui est le souffle de Dieu. On voit ici d'où viennent ces fabulations mythiques parmi les plus fondamentales de l'Occident: de la sensation physiologique extrêmement intense du fœtus lorsqu'il est accouché, de cette première sensation physique, originelle lorsque le monde naît à lui. Le froid doit saisir son corps jusqu'alors accoutumé à une chaleur maternelle constante dans la douceur du liquide amniotique. La lumière soudaine, éblouissante, qui déchire la nuit utérine  est perçue comme intolérable, sans doute dans un contraste noir et blanc cinglant. Elle est aussi associé à l'expérience de l'origine du monde. Tout cela est physiologique et certainement inoubliable dans la mémoire inconsciente du fœtus. Le souffle, la lumière sont les douloureux traumatismes originels de l'inconscient humain, dans toutes les cultures. Au niveau physiologique ils sont universels. Mais leur interprétation mythique variera selon les contextes socio-historiques de ceux - les chamans, les poètes, les créateurs - qui en inventeront les récits à l'âge adulte.
Au-delà des contorsions, des pressions de l'accouchement, de la rupture du cordon ombilical, le monde qui se constitue dans la conscience de l'enfant  est sans doute d'une confusion totale, insaisissable et inquiétante, d'une totale étrangeté, qui évoque ce que nous appelons "le chaos".
Le chaos, c'est le premier état du monde qui naît à la conscience du nouveau-né, comme le répètent tous les mythes de l'origine de l'univers. L'infans, celui qui ne parle pas encore, n'est d'abord qu'une psyché chaotique qui agrège des sensations physiologiques incohérentes, mêlées de douleur, de peur et de désir, de manque ou de plénitude, qui ne permettent même pas au nouveau-né de distinguer son corps de l'environnement extérieur. Il ne conceptualise pas encore. La Bible le mentionne: c'est le Verbe de Dieu qui viendra mettre de l'ordre sur les flots de ce magma chaotique. Or l'infans n'a pas encore de mots pour désigner les sensations physiologiques, tactiles, visuelles, sonores, olfactives qui l'assaillent. Le chaos qui règne va donc durer longtemps, jusqu'à ce que les yeux s'ouvrent davantage, saisissent des formes, des couleurs et que le cerveau apprenne à reconnaître et, un jour, à distinguer et nommer les objets du monde qui s'organisera alors peu à peu. En attendant, au stade du chaos originel du monde, il en est réduit à fabuler confusément, à redouter la mort, à espérer que s'active le lien biologique avec la mère, qui rassure et qui nourrit. Aucun état n'est plus propice à cette fabulation mythique que ce chaos originel, menaçant, et qui n'a encore aucun sens.
Puis viendra le stade de la tortue sur le dos, qui exaspérera les attentes, les frustrations, les désirs du nouveau-né, animera cette interprétation imaginaire du monde de nouvelles émotions personnifiées par les figures principales de la matrice parentale qui a succédé à la matrice utérine.
Il est permis de formuler l'hypothèse que le mythe du chaos, qui semble universel est d'origine biologique. Il correspond à cette phase chaotique de l'accouchement douloureux du foetus et du monde incohérent qui naît à lui en dehors de l'uterus.