Signalisation imaginaire à Angoulême (France) en juillet 1980
L'art sociologique s'est efforcé de mettre en oeuvre
des dispositifs interrogatifs réels. De là son effort méthodologique et son
orientation philosophique - une philosophie qui cherche le sens dans le lieu
social quotidien, modestement, et non pas dans les livres de la scolastique
contemporaine. (...)
L'analyse des mythes met
en scène le triangle parental élémentaire, la sublimation culturelle des
pulsions libidinales, et l'espace-temps de la communication sociale, au fil de
son histoire événementielle.
Elle braque ses concepts-projecteurs sur l'obscur et
l'irrationnel, que le discours sociologique excluait (c'était sa force et sa
limite). Et de ce point de vue, quand l'art sociologique semble avoir dit ce
qu'il peut élucider de la fonction politique de l'art dans la société, il est
désirable de passer à l'étape suivante, comme y incite aussi l'analyse
institutionnelle contemporaine [1].
La mythanalyse [2]
est de plain-pied avec l'art, dans la mise en scène de la création originelle
et de ses avatars, s'il est vrai que la valeur suprême reconnue à l'art par la
société est liée au mythe de la création, illusoirement réinvesti dans chaque
artiste. Et c'est donc de ce côté que nous explorerons le voisinage.
Cela incite à concevoir des dispositifs
d'expérimentation assez différents de ceux construits jusqu'à présent.
L'expérience de Guebwiller (1979) nous en faisait déjà prendre conscience. En
effet, nous proposions aux « habitants-journalistes » d'autogérer une
page par jour de leur journal habituel, L'Alsace, pendant une semaine,
sur le thème : « Comment imaginez-vous l'avenir ? », mais
nous ne vîmes apparaître que la force des stéréotypes et du conditionnement
opéré par les mass media, sans que le processus ait réellement dérapé ou
débordé l'ordinaire des rôles et des statuts sociaux ; je veux dire, sans
que l'imaginaire et les mythes entrent suffisamment en scène dans le débat
public, comme nous l'avions espéré. (Ce qui ne veut pas dire qu'un analyste
attentif ne puisse pas repérer ce qui se jouait par exemple dans l'angoisse de
la catastrophe finale, ou dans l'espoir de la rédemption chrétienne). La faute
n'en est pas seulement aux mass media : le dispositif mis en place par
nous n'a sans doute pas permis de débloquer la force d'inertie (et de sécurité)
du conditionnement social.
Ces expériences sont commentées par ailleurs [3].
Nous retiendrons ici qu'elles relancent, de ce point de vue, la question
théorique de l'art sociologique. Nous ne pouvions pas mieux espérer.
Il faut avouer que la mythanalyse en est à ses débuts.
Nous en parlons nous-même depuis deux ans comme d'une recherche désirée ;
nous travaillons afin d'y apporter notre contribution réelle. Le texte de
Gilbert Durand : « Le regard de Psyché. De la mythanalyse à la
mythodologie », paru cette année, renforce notre espoir d'une relecture
des recherches menées depuis Freud, Jung, Dumézil, Fromm, voire Heidegger,
permettant la formulation de cette nouvelle problématique, et l'expérimentation
sur le terrain social réel. Mais la difficulté augmente encore, quand l'écoute
et l'analyse, voire l'intervention artistique s'appliquent à la société
contemporaine, celle où le mythe se masque le plus, et aveugle sans doute le
voyeur.
Le mythe, comme représentation des origines, comme
image d'une pseudo-cause, et dans les concepts-images, marque la limite de
toute connaissance possible. On pourrait, à cet égard, récrire les Prolégomènes
à toute métaphysique, de Kant, en mettant en scène non plus les limites de
la Raison, mais ses limythes. « C'est poétiquement que l'homme
habite », s'écriait Hölderlin, dans son intense recherche des mythes
originels, qui l'a conduit à la limite de la folie.
Mythanalyse critique ? Cela a-t-il un
sens ? Un sens relatif, sans doute. Seule l'éthique peut fonder un absolu.
La mythanalyse semble parler raisonnablement de
l'irrationnel radical de notre condition humaine ; mais elle est peut-être
elle-même un Cheval de Troie de l'obscurantisme. Et l'obscurantisme menace
toujours l'éthique politique.
La mythanalyse entre en scène aujourd'hui dans un
paysage mental où réapparaît l'irrationnel, comme un aveu lucide de l'illusion
positiviste. Des paras (-ceci ou -cela), des psychanalystes qui ressemblent à
des confesseurs ou dont les réunions évoquent les sectes archaïques, des
astrophysiciens qui parlent comme les traditionnels métaphysiciens, des
biogénéticiens qui évoquent les alchimistes, des catastrophes nucléaires ou
chimiques annonciatrices d'apocalypses, voilà, sans compter les écrivains qui
imitent avec succès les faux prophètes, un étrange climat de fin de millénaire,
où nous jouons à cache-cache avec les mythes.
Nul ne peut se faire d'illusion sur les risques. Des
risques nécessaires aujourd'hui, après les fièvres orgueilleuses et naïves du
positivisme (futurisme, et avant-gardismes compris), quand l'image du
monde, modestement, s'obscurcit.
Avec un désir immodéré d'intensité et de sérénité.
[1] Cf. René Lourau, L'État-inconscient, éd.
de Minuit, Paris, 1978. Ou Georges Lapassade, etc.
[2] Cf. Gilbert Durand, L'âme tigrée, éd.
Denoël, Paris, 1980 ; Le regard de Psyché.
[3] Cf. Cahier de l'École sociologique, no
3, Paris 1980 : « Deux expériences d'art sociologique ». Et Citoyens/Sculpteurs,
éd. SEGEDO, Paris.
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