Nous sommes attachés à la démocratie politique et l’avons consolidée peu à peu dans plusieurs pays. La démocratie est un mythe actif de fondation de nos sociétés occidentales actuelles. Il est laïc et égalitariste. Il prévaut en politique, mais le monde financier l'ignore ou le rejette encore pour faire prévaloir ses privilèges archaïques. La justice appartient à cette même constellation mythique de la démocratie. Elle est réaffirmée constamment et encore plus souvent bafouée. Nous rencontrons là, cependant les deux mythes sur lesquels repenser et réorienter le capitalisme.
Mais dans ces mêmes pays, dits modernes, nous en sommes encore au stade du féodalisme dans l’économie et les finances. Les terribles effets pervers de ce décalage historique nous apparaissent clairement dans la crise actuelle. L’histoire nous rappelle que les seigneuries du Moyen-Âge, puis les aristocraties qui en sont nées, ont su maintenir leur emprise politique pendant des siècles. Il a fallu des révolutions pour leur arracher leur pouvoir et construire, par à coups, les démocraties politiques actuelles, encore très imparfaites. Il est certain qu’il ne faut pas attendre davantage des princes de la finance et de l’économie qu’ils renoncent aujourd’hui spontanément à leurs privilèges et se réforment d’eux-mêmes. Cela prendra encore de nombreuses turbulences, telles celles de 1929 et de 2008. Et ce sont les institutions politiques élues par les masses qui seules pourront venir à bout de cet anachronisme et de ses conséquences dramatiques. Les petits épargnants d’aujourd’hui sont manifestement les serfs et la chair à canon des rois de la spéculation qui règnent sur notre économie financière, comme jadis les paysans se faisaient systématiquement exploiter par les seigneurs. Le nouveau président américain a posé des gestes symboliques à cet égard en plafonnant les salaires des grands argentiers et chefs des entreprises que l’État a sauvés de la faillite avec l’argent des contribuables.
Le mur de Berlin du capitalisme
L’économie néolibérale a montré les mêmes abus de pouvoir qui sévissaient sous le régime féodal du Moyen-Âge: les privilèges exorbitants, l’exploitation des faibles, le secret, le fait du prince, le cynisme, l’arrogance, le racket, la prédation, la violence ordinaire. Ces outrances ont été telles qu’elles ont délégitimisé le capitalisme libéral, comme les excès du socialisme soviétique en ont ruiné les possibles vertus. On pourra établir un parallèle avec 1989 et se demander si ce capitalisme sans retenue, libéré de l’hypothèque du communisme, n’a pas rencontré à son tour, vingt ans plus tard, son mur de Berlin – disons son mur de Wall Street.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : les actifs bancaires perdus depuis un an sont évaluées à 2200 milliards de dollars; le président de News Corp a estimé, à l’occasion du Forum de Davos, que 50 000 milliards d’actifs de patrimoines individuels seraient partis en fumée. Aux États Unis, le gouvernement aura, selon les chiffres qui circulent, versé quelques 8000 milliards en moins d’un an pour secourir les grandes banques, les assurances et les entreprises notamment dans le secteur de l’automobile. Et cela n’aurait pas empêché les financiers américains responsables de cette catastrophe d’empocher des bonus de 150 milliards depuis cinq ans. Mieux : en pleine crise, ils ont continué à s’accorder mutuellement des bonus exorbitants directement pris dans les fonds de secours offerts par l’État américain. On a même pu observer la difficulté du président Obama à trouver des collaborateurs de haut calibre ayant acquitté tous leurs impôts. Selon les dernières prévisions du Bureau International du Travail, la crise mettra plus de 50 millions de personnes au chômage dans le monde, pour un total de 80 millions de chômeurs, qui pourrait monter jusqu’à 200 millions si la crise dure – une évaluation officielle qu’il faut multiplier au moins par deux pour avoir un estimation réaliste des sans emplois et par cinq pour chiffrer le nombre des êtres humains vivant dans une extrême pauvreté. La dérégulation, un endettement généralisé et une consommation effrénée, l’économie imaginaire et les folies financières des États-Unis nous ont conduit au seuil de la déraison et de turbulences sociales et politiques qui pourraient aggraver encore la situation mondiale.
Bien sûr, la solution ne consiste pas à diaboliser le capitalisme, qui prône la liberté d’entreprendre nécessaire à la création de richesses, et qui demeure assurément la moins pire des idéologies. Mais encore faut-il revenir à son esprit fondateur ou, l’adapter à l’éthique actuelle des classes moyennes. Alan Greenspann, lorsqu’il était président de la Réserve fédérale américaine, avait souligné les risques d’une « exubérance irrationnelle » de l’économie. Et tandis que le Président Obama dénonce la cupidité "honteuse" de plusieurs financiers et entrepreneurs nord-américains, il est bon de rappeler ces mots de Max Weber dans L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme: "L'avidité du gain sans limite n'a rien à voir avec le capitalisme, et encore moins avec son esprit. Le capitalisme s'identifierait plutôt à la domination, à tout le moins à la modération rationalisée de cette pulsion irrationnelle". Et il souligne que ce capitalisme repose sur une attitude pacifiste favorisant les échanges, plutôt que sur la conquête, l'exploitation, le cynisme et la violence. Il souligne que c'est son éthique qui a d'abord fondé son succès. Autrement dit, si nous voulons en finir avec les prédateurs et les escrocs du capitalisme déréglé, les justiciers et les Robin des bois ne suffiront pas à la tâche, qui est colossale. Il faut remettre à l’ordre du jour et instituer un certain rationalisme économique, avec les mêmes exigences qui prévaut dans les règles de la démocratie politique. La démocratie ne peut pas être seulement politique. Elle doit aussi être économique et financière. Si non elle n’existe pas réellement.
Certes, nous savons qu’une volonté excessive de rationalisme économique conduit à des effets pervers. Le socialisme économique qui ne dit pas son nom, comme en France, et les excès bureaucratiques qu’il implique, cassent la créativité économique et créent le chômage, au nom de la justice et de la protection sociales. Que ce soit en politique ou en économie et en finance, la démocratie n’est pas facile à définir et encore moins à pratiquer. Du moins exige-t-elle une certaine transparence des pratiques et de l’information, une égalité des droits et une représentativité des citoyens, un équilibre des pouvoirs, une discipline et des sanctions, un rythme de renouvellement des dirigeants en place : autant de principes qui finissent par converger vers un mode de fonctionnement plus prudent et plus équitable. Seuls ces principes nous permettront de sortir du féodalisme actuel, de sa liberté dévoyée, et de construire peu à peu des règles, des usages et des mœurs économiques et financières démocratiques. Or il est clair qu’au nom du néolibéralisme, nous avons évolué depuis quelques décennies, exactement dans la direction opposée. Nous avons fait confiance à la loi de la jungle économique. En cette année où nous célébrons le bicentenaire de la naissance de Darwin, nous constatons que beaucoup d’Américains, notamment ceux qui votent républicain, sont paradoxalement créationnistes en religion et darwinistes en économie. Or aujourd’hui, l’heure n’est plus au darwinisme économique. La nature ne connaît pas la morale. La solution n’est pas dans l’adaptation, mais dans la divergence, qui consistera à instituer la même éthique démocratique en économie et dans les finances, que nous exigeons en politique. Cela ne se fera pas en un jour, mais nous devons le faire.
Hervé Fischer