La forêt a toujours été et demeure un lieu singulier, hétérotope, intensément
chargé d’imaginaire. Un lieu de rupture avec l’ordinaire civilisationnel, où
dominent les arbres et non les hommes, propice à l’étrange et dans lequel on ne
pénètre pas sans un sentiment d’aventure. Quittant la lumière, lorsqu’on entre
dans l’ombre des forêts, tous les sens s’activent, les yeux et les oreilles
guettant dans le silence les puissances mystérieuses qui semblent l’habiter.
Je vis dans un pays
d’immenses forêts, le Canada, dont le drapeau, les billets de banque, les
timbres postes affichent les symboles vivants : l’érable, l’orignal, le
castor, le canard tout autant que Sa Gracieuseté la reine d’Angleterre. Et nous
avons gardé la tradition autochtone des « coureurs des bois ». On
peut y lire l’enracinement identitaire de la société québécoise et canadienne. La
forêt européenne était le domaine des Celtes, des Gaulois (Astérix) ; elle
est devenue le monde enchanté des Schtrumpfs. Le Liban consacre son drapeau à son
cèdre emblématique, Belize à l’acajou, la Guinée orientale au kapokier, Haïti au
cocotier.
La
nature a beaucoup changé
Elle était d’abord
la forêt omniprésente, primaire, dont le symbole demeure donc aujourd’hui lié à
notre origine archaïque. Primates parmi les singes, nous sommes descendus non
pas du ciel, mais des arbres ; nous avons cueilli, puis défriché, nous
avons vécu dans les clairières puis nous sommes sortis de la forêt. Pour
l’Occident, la déforestation était la condition de la civilisation : dessoucher
pour cultiver, couper les arbres pour se protéger des animaux, pour construire
sa maison, sa « cabane au Canada », pour se chauffer, pour cuire.
La forêt a d’abord
été magique, peuplée d’esprits ; puis christianisée, elle est devenue
divine, mystique et providentielle, un espace originaire, primaire, qu’on
oppose à l’agitation urbaine, elle est demeurée un havre de paix, de retraite,
de méditation, de sagesse. Sa puissance surhumaine nous en impose. Ses arbres
géants inspirent le respect ; ses immenses feux naturels sèment
la frayeur, mais ils assurent aussi son rajeunissement. Le mythe est ambivalent, protecteur autant que
menaçant. Refuge de l’ermite, refuge contre les ennemis, mais aussi antre du
magicien, elle éveille la crainte des esprits, des
animaux, des brigands, des hors-la-loi qui s’y cachent. Ainsi, la forêt d'Aokigahara au pied du Mont
Fuji a la réputation d'être le lieu le plus hanté du Japon.
Là où la civilisation en vient à bout, déboisée,
elle s’est désacralisée. Elle est devenue une ressource naturelle exploitable à
merci, jusqu’à ce que les poètes nostalgiques ne lui confèrent à nouveau une magie
romantique. Aujourd’hui elle garde le souvenir profondément ancré de toutes ces
métamorphoses, mais elle a pris de nouvelles valeurs : patrimoniales, touristiques,
écologiques. On l’a isolée, comme les populations autochtones ; on l’a promue
dans le tabernacle de la nature au rang de parcs nationaux et réserves
naturelles qu’il faut protéger sous peine de sanction. Poumon amazonien de
l’humanité, réservoir de biomasse, modèle d’écosystème équilibré, elle a acquis
de nouvelles fonctions vitales : la protection contre l’érosion, la
résorption du CO2, la lutte contre le réchauffement climatique. Elle est
désormais un enjeu politique mondial, une revendication des partis Verts. En
témoigne la fable qu’évoque le célèbre film de science-fiction en 3D Imax Avatar réalisé par James Cameron en 2009,
et son remake prévu pour 2018. Les méchants soldats américains en quête d’un
minerai rare susceptible de résoudre la crise énergétique qui sévit sur la
planète Terre, menacent de destruction une population innocente qui habite un
arbre cosmique aux extraordinaires frondaisons sur une très lointaine planète. Et
avec l’écologie, elle accède aussi à un statut numérique supérieur : on scrute
son état de santé par satellite, on géolocalise ses essences précieuses dont on
suit à la trace les coupes sauvages pour les réprimer, on étudie les
déplacements de ses espèces vivantes. Lorsque c’est possible, on reboise. Et
encore mieux, encore plus : l’idée de la création originelle qu’elle symbolise bascule aujourd’hui dans
l’utopie de la création humaine à venir, celle d’une nouvelle nature,
numérique, sous dôme sur une Terre dévastée ou sur une autre planète que nous
coloniserions pour survivre ou pour conquérir le monde. Mieux que le bois
synthétique, la forêt asservie dans la main de l’homme apparaît à l’horizon du
futur comme un artefact. Elle rejoindra les espèces en voie de disparition dans
les zoos des métropoles.
À travers ces scénarios
successifs et contradictoires dont la mémoire feuilletée s’est accumulée dans
nos inconscients collectifs, la forêt est demeurée un mythe immense, et la
violence qu’elle subit, son étiolement voire sa disparition même dans les pays
en développement, en Amazonie, au Mexique, en Afrique, sur les grands territoires
d’exploitation forestière du Canada et d’Europe du Nord, résonne dans nos
imaginaires comme une menace directe contre la vie humaine. Les forêts, ce sont
les lieux des origines, des poches primitives qui subsistent sur la surface de
plus en plus chauve de la planète Terre, alors qu’émerge l’anthropocène, aussi fier
et transformateur que dévastateur. La forêt et devenue objet de culte.
La forêt demeure un symbole de la nature. Nous l’interprétons selon une opposition
binaire entre l’irrationnel et le rationalisé, entre l’obscurité et la lumière,
entre la peur et la domination humaine. Nombreux sont les récits mythiques qui
mettent en scène les hommes et les filles des arbres (les nymphes). Dans
plusieurs cultures il est de tradition de planter un arbre lors de chaque
naissance (en Amérique latine, notamment au Panama, mais aussi encore en
Europe). Les Papous de Nouvelle Guinée qui vivent dans des cabanes accrochées
aux cimes des arbres appellent la forêt “leur maison”, la respectent et la
célèbrent comme telle dans leur foi animiste.
Nous avons toujours mytifié la forêt. Elle a
été et demeure le bois sacré, le sanctuaire des origines. Elle a été la forêt
enchantée, celle de Brocéliande, celle des druides, celle du cycle arthurien, la
foret magique, la forêt hantée, telle la forêt hercynienne de l’ancienne
Germanie, la forêt des contes de fée, du Petit Poucet, de Blanche Neige et les
sept nains, du Chaperon rouge.
Et comme dans beaucoup de mythes, la partie
vaut pour le tout. L’arbre est symbole de la vie, de puissance, de généalogie,
de liberté. S’il est vivant, et même mort, on ne le coupe pas sans angoisse,
fût-ce légère. La tronçonneuse moderne est associée à la torture, au cauchemar.
On honore le cèdre du Liban, le baobab africain, l’arbre cosmique des Sumériens
antiques, dont les racines plongent jusqu’aux eaux primordiales, dans
« l’abime chaotique du commencement ». Et tous les arbres sacrés, l’arbre
de la révélation du Bouddha, le chêne de Saint-Louis, l’arbre de la sagesse,
l’arbre aux pommes d’or, l’arbre de la connaissance, l’arbre à palabres, le
pommier de Newton, incarnent nos racines telluriques, identitaires, autant que
nos aspirations à nous élever dans le ciel des divinités. Dans ces forêts
gothiques qu’évoque Chateaubriand comme des cathédrales, avec ses rayons de
lumière qui percent le feuillage comme à travers des vitraux religieux, nous
saisit la peur de nous perdre et d’être épiés par les esprits qui se cachent dans
les arbres, de subir la magie qui envoûta la Belle au bois dormant, de tomber
nez-à-nez avec des loups, des ours, ou avec Robin des Bois. Ou encore avec un
cerf immense portant une croix lumineuse entre ses bois, comme ce chasseur infatigable
qui, bouleversé par cette apparition divine devint Saint-Hubert. Cette vision
de Saint Hubert, bien des images religieuses et des tableaux célèbres l’ont
inscrite dans notre imaginaire occidental.
Dans
toutes les cultures la forêt est propice à ces apparitions de saints, de malins
génies, de monstres, d’ombres mouvantes, de bruits insolites, de gnomes, lutins,
farfadets, de faunes, d’elfes (une tradition nordique et anglosaxone), de liéchis
slaves, esprits gardiens de la forêt, sans ombre, qui peuvent se faire aussi
petits qu’une souris ou aussi grands qu’un arbre, de dryades (mythologie
grecque), de djinns (tradition maghrébine), d’ogres, de sorcières, de dragons
cracheurs de feu. Nous entendons les chuchotements d’arbres aux branches
tordues qui se parlent entre eux à notre passage. Goethe a évoqué ainsi le « Roi
des aulnes » (der Erlkönig) de
la tradition germanique, qui fait peur à l’enfant chevauchant dans la forêt
avec son père :
Mein Sohn, was birgst du so bang dein Gesicht?
Siehst Vater, du den Erlkönig nicht?
Den Erlenkönig mit Kron und Schweif?
Mein Sohn, es ist ein Nebelstreif.
Siehst Vater, du den Erlkönig nicht?
Den Erlenkönig mit Kron und Schweif?
Mein Sohn, es ist ein Nebelstreif.
Mon fils, pourquoi caches-tu ton
visage effrayé ?
-Mon père, ne vois-tu pas le roi des aulnes,
le roi des aulnes avec sa couronne et sa queue.
- Mon fils, c'est un nuage qui passe.
-Mon père, ne vois-tu pas le roi des aulnes,
le roi des aulnes avec sa couronne et sa queue.
- Mon fils, c'est un nuage qui passe.
Aujourd’hui,
les soldats romains de César ne s’y aventurent pas sans trembler à la pensée
d’y rencontrer Astérix et Obélix musclés par la potion magique du druide Panoramix.
L’infans au sein du couple mère-père
Je dis bien « mère-père », car l’habitude langagière
qui place le père avant la mère dans nombre de locutions courantes reflète certes
le machisme de nos sociétés, mais aucunement l’expérience de l’infans qui a vécu neuf mois en osmose
avec le corps de la mère avant de voir naître à lui un homme – un inconnu, un autre
-, qui prétend lui donner certes de l’amour, mais aussi exercer sur lui une
autorité étrangère.
Les
traditions mythologiques identifient souvent la terre à la mère, Gaïa, et le
ciel au père (là ou résident les dieux de l’Olympe, mais aussi le dieu
biblique). Ce lien qu’établit l’arbre par ses racines avec la terre et par ses
cimes avec le ciel a donc pris force de symbole cosmique. Et l’être humain immergé
dans la forêt réactualise ainsi la mémoire inconsciente de son impuissance
infantile (passivité) au sein du couple mère-père : un stade de la
gestation de l’homo fabulator que
nous avons nommé « le carré parental » dans notre théorie de la
mythanalyse. Nous l’avons décrit comme le stade qui suit la naissance (le
chaos) et crée les premières organisations synaptiques du cerveau fabulatoire (*).
L’infans n’est pas encore capable de
distinguer ses organes du monde qui naît à lui. D’où son impuissance émotive
entre le désir de la mère nourricière et protectrice et la peur de la puissance
étrangère du père. Ce sont les émotions mêmes de l’homme au milieu de la forêt qui
fait corps avec lui entre la terre-mère et le ciel-père. C’est la même
passivité hypersensible à toutes les imaginations biologiques qui peuvent
s’emparer de l’infans, comme de
l’homme démuni, pris d’anxiété, infans
sans parole, sans défense dans la forêt, livré à la seule imagination de ses
émotions.
La richesse des mythologies, celle des contes et légendes
en témoigne puissamment. On y retrouve ce schéma biologique universel, certes
diversement décliné selon la variété des civilisations et des cultures, mais
toujours fortement actif dans toutes sortes de situations de l’adulte, et
jusque dans nos rapports les plus actuels à la forêt. La forêt ne cessera
jamais d’être un imaginaire mythique ambivalent : celui des origines, tissées
d’ombres et de lumières, celui de nos racines, celui de nos utopies de l’âge
adulte : la forêt mythique de notre enfance, la forêt numérique entièrement
sous notre contrôle, ou plutôt sous le contrôle du grand ordinateur central, qu’évoque
La Matrice, ou Le soleil vert, le film d'anticipation américain réalisé par Richard
Fleischer, sorti en 1973 et inspiré du roman Make room! Make room! d'Harry Harrison.
La dynamique des stades de la
gestation fabulatoire
Il ne faut pas considérer les stades de la gestation
fabulatoire comme des périodes séparées qui apparaissent les unes après les
autres, se succèdent selon des ruptures, des discontinuités et se remplacent.
Il faut plutôt les voire dans leur continuité accumulatrice, comme des
séquences qui correspondent au développement biologique de l’infans et se renforcent ou s’opposent en
se liant. Ainsi, le stade du pingouin
élargit le monde de l’ourson, qui
lui-même dynamise celui de la tortue sur
le dos, tandis que le stade du homard
s’oppose à l’impuissance des stades précédents. Et tous ces stades successifs
se maintiendront comme un réseau associatif dans la mémoire inconsciente au
stade papillon adulte.
Qui n’a jamais été pris d’angoisse en se perdant dans
la forêt ? Cela m’est arrivé en raquette à la tombée du jour, ayant perdu
mon chemin, ne reconnaissant plus ni arbres ni vallon à la seule lumière de la
neige de plus en plus noire, dans le silence total d’un froid de plus en plus
menaçant.
La mythanalyse, en associant la forêt par ses racines
et ses cimes à la mère et au père, réactive chez l’adulte le stade du carré parental. Resurgit alors de sa mémoire
inconsciente la frayeur de l’infans qui
se souvient intensément du chaos du
stade précédent lié à l’accouchement. La crainte de mourir s’empare alors de
nous dans ce monde étranger de la forêt qui nous impose ses lumières et ses
ténèbres mêlées, son immensité infinie et ses menaces. Nous sommes submergés
par une conscience hyperactive qui avance devant nous à la cherche des chemins
et de la lumière. Un univers devant nos pas inconnu, que nous avons transgressé
en sortant du sentier. Pour le mythanalyse qui se croyait perdu, désarmé par le
mythe obscur de la forêt, tout s’éclaire alors. Nous avons associé la forêt au
carré parental. Est-ce crédible ? Peut-être allons-nous trop loin.
Peut-être faut-il s’interroger encore. Rien ne peut être plus erroné que la
généralisation de ce genre d’association. On a trop vu l’abus caricatural dans
la théorie freudienne de ces incessantes identifications de tout objet aux deux
sexes, le phallus ou le vagin, pour ne pas vouloir tomber à notre tour dans ce
travers.
#
Le paramètre sociologique de la
mythanalyse
Il ne faut jamais universaliser la mythanalyse dans
ses interprétations des stades de gestation de l’imaginaire, fussent-ils
biologiques et donc à cet égard susceptibles de généralisation. D’une part en
raison des contextes géographiques de la naissance et d’autre part en raison
des interprétations culturelles diverses, voire divergentes qui peuvent
résulter de ces déterminants géographiques et sociaux.
Et
en effet, qu’en est-il de ceux qui naissent dans les déserts de glace ou de
sable, les autochtones qui ne connaissent que la toundra ou les oasis? Leur
réactualisation du stade du carré parental est certainement déclenchée par
d’autres figures de la nature que celle de la forêt primordiale. Je ne saurais
dire lesquelles. À moins qu’elle ne demeure absente ou très limitée dans leur
imaginaire adulte. C’est bien possible, mais je n’en connais pas les effets
éventuels. D’autres que moi, qui connaissent mieux ces cultures, pourront se pencher très
utilement sur cette question.
Hervé Fischer
(*)Mythe art: La dynamique du carré
parental, peinture acrylique
sur toile, 92 x 153 cm, 2014. Le souvenir du chaos est ici marqué par ces gesticulations
noires qui emplissent encore l’espace fabulatoire – exception faite du corps de
la mère.
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