Lorsque le nouveau monde vient au fœtus accouché - on nous pourrions même dire lorsque le nouveau monde est accouché - l'indistinction est totale dans la conscience de l'infans entre ce monde qui naît et son propre corps. Ses yeux ne lui donnent au début qu'une vision confuse, sans profondeur de champ. Il est le monde naissant. Sa conscience n'est que de sensations et d'émotions qui s'inscrivent dans son cerveau. Ce monde n'est pas à portée de sa main, ni de sa bouche. Ce monde est main, est bouche. La rythmique de ce monde est celle de la respiration, de l'agitation musculaire, de la tétée. Elle est organique. Il n'a que des instincts, pas encore de concept qui lui permette de distinguer le soi animalier et le monde extérieur, de nommer les choses pour les distinguer, pour les séparer dans la confusion où elles se mêlent. Il ne peut pas encore même dire, comme Descartes «je pense, donc je suis». Il est infans. Moins il peut penser, plus il imagine. Moins il peut distinguer, moins il peut nommer, plus il fabule, en ce sens qu'il ne cultive pas consciemment une imagination, mais projette les émotions, les désirs et les peurs qu'il incarne sur ce magma confus dans lequel il est partie prenante, piégé, absorbé, dilué, mélangé indistinctement.
Il est les fabulations de son corps/monde. Il fabule ses sensations plus qu'il ne pense. Ce nouveau monde qui naît avec lui est organique. Il est la conscience de proximité intime, organique de ses sensations, qui ne s'élargiront au-delà de ses propres organes et de sa peau que progressivement, avec le temps. Cette immédiateté confuse rappelle ce qu'écrivait Condillac en imaginant une statue à laquelle il donnait d'abord l'odorat et qui déclarait: «je suis odeur de rose».(Traité des sensations, 1754). L'infans est d'abord la lumière qui le fait souffrir, l'air qui emplit ses poumons, l'odeur de sa mère, du lait, le sein qu'il tète, autant que la crampe de son estomac, puis les premiers objets qu'il perçoit: ses mains, ses jambes, le visage de sa mère, de son père, un hochet rouge, etc., au fur et à mesure que sa conscience propre va s'éveiller.
C'est pendant cette première période du corps confus agrégeant celui de l'infans que les synapses de son cerveau s'organisent en réseaux originels qui vont structurer son activité fabulatoire pour longtemps, sinon pour toujours.
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