Entrevue avec
Christian Gatard
Questions d’Hervé
Fischer :
Votre nouveau livre, Mythologies du futur, que
vous avez publié aux éditions L’Archipel, en France, dans la collection
« Géographie du futur » que vous dirigez, me fait penser à un nouveau voyage de Marco
Polo au pays du « Mythistan », où vous avez mené une enquête que vous
qualifiez de « buissonnière ». Pouvez-vous préciser votre
méthodologie ?
Concrètement
je fonctionne avec une sorte de dispositif que je complète et que j’enrichis en
permanence. Voyager, écrire, entrer en conversation. Mes terrains d’étude sont des exercices
hautement impliquant pour aller voir de près ce qui se passe, mes livres sont des pauses pour essayer de
mieux comprendre les mutations en cours, et les conférences que je propose sont
des sources d’inspiration. Aussi, je voyage dans le monde entier en
permanence. C’est une grande chance. Je
mène des missions d’étude pour de nombreuses entreprises, un travail essentiellement centré sur l’analyse
psychosociologique des groupes humains. J’ai la chance de pouvoir m’exprimer
devant de nombreux publics et échanger avec eux. Or j’insiste : c’est en
écoutant les gens qu’il y a le plus à apprendre du devenir du monde. C’est
aussi vrai d’un groupe de citoyens lambda en Chine ou au Togo que d’une
audience grand public à la Gaité lyrique à Paris que d’un parterre d’hommes
d’affaires à Tanger.
Ma
démarche est en décalage avec l’Académie. Je suis toujours un peu étonné quand
je reçois un courrier de lecteurs universitaires qui apprécient mon travail et
adhèrent à ma démarche. (C’est que je dois avoir une idée assez fausse de
l’Académie.) Je pratique sorte de gonzosociologie
aux prises avec le siècle. C’est très subjectif, très immersif, souvent intense.
Tout contact est toujours une expérience à partager. Un signal faible qui ne
brûle pas les doigts ne doit pas signaler grand chose….
Il faut
surfer sur la lave des textes, des livres, des pays, des cultures et des gens,
surtout des gens. Je dis la lave. Ce qui m’intéresse, c’est le feu, les
braises. Les signaux faibles sont des braises. C’est presque comme ce jeu
« tu brûles /tu es glacé » selon qu’on se rapproche ou s’éloigne
de l’objet caché. Quelque chose me dit qu’il y a ici ou là des escarbilles incandescentes
et qu’en soufflant dessus le futur s’y enflammera.
Est-il juste de vous voir comme un cartographe des
imaginaires actuels ?
C’est une
expression que je reprendrais volontiers à mon compte. A y réfléchir un peu je
crois que tous mes livres se sont emparés de cette idée à leur manière :
j’ai écrit des romans qui s’inspiraient de réalisme fantastique, des livres sur
l’art qui déjà flirtaient avec ce concept de voyage dans les territoires de
l’imaginaire. Tout cela préparait mon travail et cette démarche de recherche
actuelle que je viens de vous expliquer.
Mon approche de
la prospective se situe entre l’intérêt culturel (prendre de l’avance sur
l’avenir, s’y préparer) et le légendaire (comprendre les rouages profonds de
l’histoire des hommes, interroger les mythes, émouvoir, repérer notre place
dans la longue durée).
Je m’intéresse à
« l’horizon des attentes », c’est à dire
à des scenarios dont on perçoit dès aujourd’hui les prémices. C’est un
futur proche, parfois déjà là, parfois dans un horizon plus lointain mais qu’on
sent en devenir. On peut, pour partie,
prolonger les courbes du présent. Pour
partie seulement car le futur nous réserve aussi des surprises de taille. Il
faut donc être vigilant. Le suspense est en embuscade.
Vous laisser souvent apparaître un fond
d’optimisme qui vous incite à dénoncer des excès de pensée apocalyptique, si
fréquents dans la pensée actuelle. Est-ce votre instinct de survie, par des
temps difficiles ?
Je suis un
indécrottable optimiste, oui.
Sans être niais ! La mode est à une description apocalyptique
du futur. C’est la mode du jour, pas celle de demain, pas la mienne. Je ne
crois pas aux dystopies annoncées. La dystopie s'oppose à l'utopie : au lieu de
présenter un monde parfait, la dystopie propose le pire qui soit. Pas mon
genre, pas ma tasse de thé. Mon approche est plus « créative» qu’ « académique
». Pour autant je ne suis pas le seul, bien entendu, à prôner une vision
positive de l’avenir.
Pour répondre
plus directement à votre question, ce n’est pas tellement de mon propre
instinct de survie qu’il s’agit mais plutôt celui de nous tous. Je ne fais que
traduire ce qui se trame dans les couches profondes de la conscience humaine.
Les chantres de l’apocalypse travaillent à un niveau beaucoup trop superficiel.
Mais mentionnant votre Plan C, vous écrivez
aussi : Où croyez-vous qu’il soit,
sinon dans le regard que je porte sur mon propre visage, sur sa lente
désagrégation, sur son destin ultime de défiguration ? Comment vous
situer ?
Sur un
promontoire largement fréquenté par des gens très bien qui savent qu’au delà de
la déconfiture du monde et de sa cruauté il y a la joie de l’existence même, la
certitude que la vie vibre et se renouvelle en permanence.
Vous semblez vous refuser à des jugements catégoriques,
respectant chacun, aimant rencontrer tous les hamans, mais il semble que vous
explorez un Mythistan pris dans un brouillard mythologique épais, qui ne laisse
apparaître aucun relief dominant, aucune figure phare. Vous mentionnez les plans A, B et C, des options, ou des tendances tout en
questionnant chaque fois les certitudes. Vous demeurez le plus souvent un sceptique
et parfois un démystificateur satirique. Et vous semblez y prendre un immense
plaisir. Etes-vous un mythanalyste postmoderne, comme semble l’accréditer la
préface de Michel Maffesoli ?
Dans Mythologies
du Futur je dis d’abord que les mythes sont des récits que l’humanité se
raconte pour affronter les temps difficiles. Il y a toujours eu des temps
difficiles et il semble que tout le monde de tout temps ait pensé que le futur
serait difficile. Dans le plan A on invente des religions et on s’indigne de
l’état du monde. Ça tient lieu de mythologie. On essaie de se tenir les coudes
pour ne pas chavirer dans les mers déchaînées. On ne sait pas où on va, ni
comment, mais on y va ensemble. On coule ensemble. Ça n’est pas une solution.
Dans le plan B on
découvre qu’on a écrit des choses très intelligentes, très belles sur l’avenir
de l’humanité. Les mythes en question sont superbes, grandioses, émouvants. Ils
expliquent tout. Ils viennent des Grecs, des Romains, des Egyptiens, des
Scandinaves ou des Amérindiens. Il ne leur manque qu’une chose : le mode
d’emploi pour soi, ici et maintenant.
D’où le plan C.
Celui qui
commence par la question : et moi là dedans ? c’est le what’s in it for me ? Un peu
charité bien ordonnée commence par soi même. Si on veut avancer il faut
s’impliquer, comprendre qu’on fait partie pleinement de l’histoire de l’espèce
humaine… avec des droits et des devoirs comme dirait le politiquement correct
actuel… mais c’est sans doute un peu ça. Le plan C c’est de se confronter
soi-même aux grands récits qui se construisent… C’est ce que j’essaie de faire
toucher du doigt dans mon bouquin. J’essaie de le faire sans trop me prendre au
sérieux, ni prendre le monde trop au sérieux, avec cette position fabuleuse du
trickster, ce fripon divin, ce petit dieu qu’on rencontre dans toutes les mythologies et qui est l’empêcheur de tourner
en rond à la fois méchant et tendre…Le trickster a le rire puissant.
Alors suis-je un
mythanalyste post-moderne ?
Je n’en sais rien
mais je suis sûr d’une chose : cette notion de post-modernité me paraît
aujourd’hui assez dépassée. Et pourtant j’ai beaucoup de tendresse pour
Maffesoli qui m’a offert une superbe préface alors que je le taquine pas mal
dans le chapitre sur son nœud papillon dans mon livre et qu’il a en brillamment
inauguré la soirée de lancement. Le concept de post-modernité – dans sa
formulation même – laisse entendre que notre époque soi-disant post-moderne ne
serait que la fin de la précédente, la fin de quelque chose sans visibilité sur
la nouvelle. Le concept de post-modernité ferme. Il est temps de penser
ouverture, renaissance, nouveau souffle.
Vous semblez cependant prendre parti à bien des
reprises, dénonçant par exemple « le monde qui est cruel et injuste »
(p.158).
Bien sûr !
Le monde est cruel et injuste. Mais s’il faut être inquiet, il ne faut pas pour
autant faire attendre le poulet rôti et le vin clair…
Il y a dans ce voyage au pays de l’imaginaire une
grande liberté de pensée, mais aussi une part intimiste, où vous vous mettez en
scène personnellement dans vos rencontres et beaucoup d’empathie. Pouvez-vous
préciser quel est l’engagement émotif ou personnel qui a motivé ce voyage au grand
cours ?
C’est
l’application du Plan C, d’une façon résolue, engagée, entêtée.
Vous racontez nos rencontres de la Ligue des
mythologues extraordinaires et semblez donner du crédit à l’idée de mythanalyse
et d’une Société internationale de mythanalyse que j’y ai proposée. Dans votre
livre, vous demeurez toujours sur vos gardes, avec raison. Je suis moi-même
relativiste, comme vous et comme Michel Maffesoli le revendique aussi. Mais
seriez-vous prêt, à partir de votre posture buissonnière, à contribuer à la construction plus théorique à laquelle
je m’attelle avec la mythanalyse ?
Oui. J
Et pour aller
plus loin j’aime bien l’idée de renouveler l’idée même de construction
théorique. Chaque épisode de notre réflexion/construction de ce que peut être
la mythanalyse pourrait faire l’objet d’une performance à la fois artistique,
littéraire et sociologique. Il nous faut imaginer une mise en scène/mise en
mots – dans un lieu ludique et festif… des rendez-vous dans le monde réel où
vont pouvoir fusionner nos textes, nos créations, nos mythes…
Je planche sur
tout ça et vous en parle bientôt.
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