L'oiseau chat, dessin à l'ordinateur Mac 128K de 1984, avec Macpaint
Mythanalyse et sociologie
La sociologie
est une physique de la société. Depuis ses débuts, car elle est née dans le
choc des armes et sous le signe des chemins de fer et de la thermodynamique. Avec un zeste de sciences naturelles. Elle rend
compte de la mécanique sociale, idéologique et institutionnelle, de ses leviers
et de ses forces. Quand elle a flirté avec la biologie et les analyses
organicistes, elle n’a pourtant ni su ni voulu mettre en scène la vie, mais
seulement des mécanismes corporels.
Les analogies
cybernétiques contemporaines, qui nous proposent l’image d’une société comme
système traitant de l’information, ont épousé l’évolution de la physique
elle-même des machines, sans mettre davantage le nez dans les fameuses « boîtes
noires ».
Quand elle s’est
mariée avec le structuralisme, la sociologie a rencontré plus que jamais la
mécanique arithmétique et bureaucratique qui domine notre société gestionnaire;
voire des « symboles d’allure logico-mathématique qu’on aurait tort de
prendre trop au sérieux » (Lévis-Strauss). La gestion : fantasme
exorbitant de notre société moderne!
Faut-il donc
croire que la vie sociale est comme la boule terrestre qu’Archimède proposait
de soulever avec un point d’appui et un bras de levier? Archimède : un
fier-à-bras plus calculateur déjà qu’Hercule et Superman. Ce mécanisme et ses
mauvais génies Production et Quantité n’ont fait pourtant qu’empirer jusqu’à
nos jours. Car la sociologie de Saint-Simon, d’Auguste Comte, de Fourier, de
Marx, de Proudhon, de Bakounine, s’animait de souffles révolutionnaires,
utopistes et romantiques. Le positivisme lui-même était un élan prométhéen
avant-gardiste comme un fantasme, que seule l’application besogneuse,
consciencieuse, rationnelle et gestionnaire a transformé en plaie sociale.
Évoluant au fil des logiques du capitalisme d’organisation, la sociologie s’est
mécanisée et quantifiée pour mieux gérer à la demande les achats et les votes.
Triste vie conjugale! Il aura fallu une maîtresse un peu libidineuse pour lui
rendre le goût de vivre : la psychanalyse avec laquelle la sociologie
prend bouche parfois de 5 à 7. De ces nouveaux rapports encore si clandestins
(l’université française n’a encore créé, si je puis dire, aucune chaire de
psychanalyste… ) sont nés de beaux enfants naturels : sociologie
institutionnelle, socio-analyse entre autres, qui ont du mal à se faire une
petite place au soleil. Il est vrai aussi que la psychanalyse avait fait ses
premiers (faux) pas vers la sociologie, sous la pulsion du Professeur lui-même
analyste des tabous, des religions et des malaises de civilisation.
Mais une redoutable
difficulté hypothéquait constamment l’idylle naissante. Car la psychanalyse
freudienne travaille des biographies individuelles, traumatismes de naissance
et d’enfance, rapports à un père et une mère. Leur biographie intéresse la
psychanalyse, mais il ne nait pas de pères ni de mères : la mythanalyse
tente d’élucider les structures et les valeurs de la société. Cela résume la
différence.
Ce n’est pas la
psychanalyse qui expliquera le passage du polythéisme au monothéisme, ni la
force inconsciente de ces deux religions dans la société. Ni le fait que l’idéologie
avant-gardiste ait été monothéiste. En revanche, la sociologie nous montre la
coïncidence entre société indivise (où groupe et famille large sont
indistincts) et polythéisme; elle peut suivre l’évolution parallèle de la
structure familiale et de la structure religieuse. Car la généralisation du
monothéisme coïncide avec le développement de la famille conjugale (père, mère
et enfants directs). Même le développement du culte de la Vierge coïncide avec
l’émancipation féminine. La dimension sociologique ne peut procéder par simple
induction généralisatrice à partir de la psychanalyse. Il faut considérer d’emblée
la dimension collective du langage social où s’informe l’expérience
individuelle de la naissance au monde; donc les histoires qui circulent nous
intéressent plus comme pseudo-explications mythiques et source de nos
sentiments, que les biographies individuelles. De mon apprentissage sociologique,
j’ai gardé l’habitude d’aller du général au particulier, comme le veut aussi la
mythanalyse, et non pas de l’individu au collectif, comme le tentera toujours
en vain la psychanalyse sociologisante.
Ce n’est pas une
question de méthode dans la collecte des signes, mais d’hypothèse théorique et du
regard.
Il me semble que
si la mythanalyse quitte les bavardages de salon et travaille sur le terrain,
celui de la société contemporaine au mythanalyste, elle a de grandes chances de
nous permettre de dépasser les débats freudo-marxistes et de répondre à notre
désir actuel d’émancipation. Encore faudra-t-il aussi qu’on cesse de la
confondre avec le journalisme ou le moralisme sur les « grandes illusions
de notre temps » du genre « le bronzage en 24 h c’est un mythe! »
Si nous en
venons maintenant à l’exemple de la société québécoise, telle qu’elle ressort
de cette enquête, la mythanalyse nous invite à y considérer le thème de l’origine
comme mythe central. Un mythe qui renvoie certes à une chronologie historique
précise et fondatrice, mais qui détermine encore les comportements individuels
et sociaux contemporains.
Il est vrai que les
sociétés du Nouveau Monde offrent des cas d’espèce particulièrement fascinants
pour le mythanalyste. Car il existe une origine historique de ces sociétés
conquérantes, des premiers fondements et des premiers drames qui résultèrent de
la rencontre avec les populations indigènes. Naissances difficiles, armées
sanguinaires ou conciliatrices, qui ont laissé dans la mémoire collective les
traces de traumatismes aigus. Naissances préparées par de longues traversées
sur les flots de la mer et à travers des contrées inconnues et hostiles. L’accouchement
manu militari des sociétés américaines et les luttes fraternelles ont marqué l’origine
de leur vie. Ces sociétés ont une date de naissance et des pères (et une mère
océanienne) statufiés sur les places publiques, dans les légendes et les
chansons.
On pourrait en
déduire que la mythanalyse sera de ce fait facilitée. Voire.
Nous avons
évoqué les diverses variantes selon lesquelles semble s’exprimer si fortement
au Québec le mythe de l’origine, qui s’appelle en l’occurrence : mythe du
Nouveau Monde. Nostalgie de l’époque des trappeurs, des pionniers,
particulièrement forte chez les nouvelles générations, goût du voyage, des
langues étrangères (au niveau de l’intention), référence à l’oiseau, à l’île à
découvrir, au voyage sidéral vers de nouvelles planètes apparaissent
fréquemment dans les réponses reçues. L’île, au milieu de la mer, comme un lieu
protégé, isolé du monde extérieur, évoque le sein maternel où l’on pourrait renouer
avec le bonheur perdu. Le goût aussi du retour fusionnel à la nature, les
signes d’eau et d’air peuvent signifier l’innocence retrouvée et la
redécouverte d’une nécessité vitale et fondatrice. Mais le mythe du Nouveau
Monde s’exprime encore pour les vacances dans la nostalgie du paradis océanien,
nature primitive, chaleureuse des tropiques où le soleil brille sur le bonheur
originel.
Le mythe du
Nouveau Monde à conquérir et à créer, c’est de même la demande souvent
mentionnée de fonder une nouvelle société, plus juste, plus altruiste,
pacifique, harmonieuse, égalitaire. Il me semble que c’est encore dans ce même
mythe que le féminisme québécois puise aujourd’hui son énergie réformatrice, en
vue d’une société où les femmes trouveraient une place plus équitable et
harmonieuse dans le partage des pouvoirs avec les hommes : un deuxième
mouvement d’espoir et de libération
renouvelant l’élan qui avait conduit les pionniers quittant la vieille Europe à
travers la mer vers le Québec.
Naissance/libération :
comment ce mouvement vital pourrait-il s’accommoder durablement de se soumettre
aux descendants de la vieille Angleterre? Comment pourraient-ils se laisser
durablement castrer? Le mouvement indépendantiste québécois puise son énergie
encore dans le mythe du Nouveau Monde. Les mythes ont la vie dure et
celui-ci, au Québec, est en phase manifestement de réactivation.
La mer. Comme je l’ai suggéré déjà, il me semble important que l’origine du
Québec soit liée à un voyage sur la mer. La mer est originelle. Tout en sort, tout
y retourne. C’est un lieu de naissance : l’esprit plane sur les eaux de la
genèse. Eaux dangereuses, amorphes ou chaotiques, qui précèdent la création du
cosmos. La traversée de la mer ressemble à un voyage initiatique :
séparation, mort et renaissance. C’est aussi l’espace indéterminé, immense,
annonciateur des étendues infinies du Nouveau Monde. C’est de la mer que surgit
la côte du Nouveau Monde. Le signe d’eau, l’origine de la vie, est omniprésent
dans l’existence et l’imaginaire québécois. Et la mer relie encore au souvenir
de la mère patrie.
L’oiseau. L’oiseau est signe d’air, signe d’esprit, de message, de voyage. L’oiseau
québécois est souvent maritime. Les oiseaux annoncent la côte, évoquent la
création, l’innocence du jardin paradisiaque. L’oiseau signifie l’âme, la
religion, la nature primitive.
Le chat. Du chat, on n’est jamais très sûr. C’est un animal ambivalent, libre
ou casanier, bénéfique ou maléfique, un ami fidèle ou sournois. Un ami pour l’hiver.
Le couple
oiseau-chat. L’oiseau est libre. Il voyage vers de nouveaux espaces, tandis que
le chat, animal domestiqué, ne s’écarte ni loin, ni longtemps du foyer. Le
couple oiseau-chat marque cette ambivalence du désir conquérant et du désir
nostalgique ou attaché. Il marque cette difficulté existentielle d’une
attraction et d’un empêchement, du désir du chat auquel l’oiseau échappe sous
peine de mort, de l’union impossible ou destructrice de deux faux amis, de deux
ennemis qu’on associe volontiers, suivant le regard fasciné du chat vers l’oiseau
dévorable. Le couple oiseau-chat signifie cette attitude dangereuse, ce désir
irréalisable d’harmonie paradisiaque, cette séduction menaçante, cette identité
conflictuelle québécoise et sa réconciliation impossible qui semblent
caractériser les idéologies, les individus et les rôles, et que j’ai partagées
et vécues aussi à mon corps défendant comme Européen au Québec.
Le chat a la queue en perchoir…
Il a la queue en point d’interrogation.
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