tout ce qui est réel est fabulatoire, tout ce qui est fabulatoire est réel, mais il faut savoir choisir ses fabulations et éviter les hallucinations.

mardi, décembre 28, 2010

Mythanalyse du numérique

Depuis l’émergence de l’âge du numérique, nous voilà replongés dans l’obscurité de la caverne de Platon. Le réel est dévalorisé et passe pour un jeu de simulacres et d’ombres, dont nous nous échappons en nous tournant vers la lumière bleutée de nos écrans d’ordinateurs, où nous apparaissent les « eidos » numériques, beaucoup plus vrais et riches en informations scientifiques et instrumentales que les perceptions de nos cinq sens en basse résolution. L’intelligence dite « collective » se répand dans la noosphère qui entoure désormais la planète Terre, et nous pouvons connaître et concevoir grâce au numérique le monde virtuel auquel nous aspirons. Oublions le réalisme trivial, la science d’observation et d’expérimentation : la vérité se situe dans la pensée d’un irréel invisible. C’est cette attitude mentale, quasi spirituelle, que j’appelle « le numérisme », et qui est une nouvelle déclinaison technologique de l’idéalisme platonicien.
Il n’y manque plus que Dieu. Le numérisme n’a pas manqué de créer une sorte de religion, avec ses communautés virtuelles, telles les églises Apple, Microsoft, Google, Facebook, ou les paroisses Myspace, Youtube, Twitters, Skype, leurs fidèles et leurs infidèles, des codex pour les initiés, une discrimination entre ceux qui sont connectés, sans cesse connectés à ce monde supérieur - les intelligents -, et ceux qui ne le sont pas - les païens, les obscurantistes. Et le posthumanisme nous annonce une sorte de paradis intelligent à venir sous le règne du numérique.
Il est étonnant de constater que le réalisme, né avec la Renaissance, pourtant si instrumental de notre puissance occidentale, n’aura guère duré plus de cinq siècles, un instant en comparaison des milliers d’années d’évolution de notre espèce. Nous n’aimons pas les païens, ni les athées, ni les démystificateurs. Nous voulons des dieux, des intelligences supérieures – aujourd’hui celle du Grand Ordinateur* -, nous avons besoin d’excommunications, de dépendance, de soumission. Nous nous berçons encore d’illusions et de chimères, un doux mélange d’idéalisme platonicien, de magie numérique, avec ses rites, ses initiations, ses célébrations, ses marchands du temple, ses prêtres, ses gourous, ses chamans et les formules de sorcellerie de ses algorithmes. Et dire que nous nous croyons modernes ! Et même postmodernes ! Posthistoriques !
Paradoxalement, seuls les philosophes nous invitent quasiment tous à nous détourner de ce nouvel idéalisme. Ils n’en ont pas encore perçu le pouvoir intellectuel et spirituel. Ils se gargarisent encore de Platon, de ses leurres et de ses fantasmes, sans avoir compris que nous y sommes revenus, étonnamment par le biais de la technologie, comme avait su le comprendre McLuhan. Au nom d’un humanisme vieillot, au nom de la philosophie, ils veulent nier l’importance radicale de la révolution informatique et son impact sur notre civilisation et précisément sur nos idées. Ils se sont trompés d’adversaire. Ils devraient plonger dans le numérisme avec ferveur.
Nous voilà donc confrontés à de grands malentendus, comme il est arrivé si souvent dans l’histoire des idées. Les philosophes ont raison de se méfier du numérisme, mais ils ne le critiquent pas pour les bonnes raisons ; d’ailleurs ils le méconnaissent presque tous. Nous avons un besoin urgent de cyberphilosophie face à la révolution numérique, pour la comprendre, la démystifier, mais aussi en reconnaître les valeurs, la puissance créatrice, mais aussi l’immensité des responsabilités qu’elle nous impose et la solidarité qu’elle éveille. Au-delà de l‘utopie technoscientifique et de ses excès, c’est notre liberté et notre lucidité qu’elle exige à un niveau inédit dans notre histoire humaine.
Lorsqu’on prend conscience de l’influence immense de l’idéalisme platonicien sur l’évolution de l’Occident, alors que ce n’était qu’un phantasme philosophique, à quoi ne devons nous pas nous attendre avec le numérisme, qui est, quant à lui, technoscientifique et donc porteur d’un pouvoir instrumental exorbitant !
Ce sera sans doute, la puissance technologique même de cette révolution numérique, qui nous imposera, par un de ces paradoxes dont l’histoire a le secret, le « supplément d’âme » dont nous avons le plus urgent besoin pour assurer la survie de notre espèce, beaucoup plus encore que des progrès de la science et de la technologie : un profond consensus humain pour nous soumettre aux exigences d’une éthique planétaire.
Hervé Fischer
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* C'est Jacques Perret, professeur de philologie latine à la Sorbonne, qui a proposé en 1955 de traduire le mot américain "computer" par "ordinateur", un mot emprunté au vocabulaire théologique. « C’est un mot correctement formé, écrit-il, qui se trouve même dans le Littré comme adjectif désignant Dieu qui met de l’ordre dans le monde. »

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