Les individus, les objets, comme les lettres de l’alphabet, existent distinctement les uns des autres. Si non, nous serions emportés par la furie des chaos. Mais que seraient les hommes, les choses, les mots, sans les relations qui les lient? Tout est lien. L’univers en est tissé, d’une manière ou d’une autre. Et tout lien suppose une discrimination entre l’un et l’autre, une pression qui l’écarte ou un vide qui l’appelle. Beaucoup de philosophies ont opté pour les différences, grâce auxquelles – dit-on depuis Aristote - nous pensons clairement et distinctement le monde et nous-mêmes. D’autres ont considéré plutôt les relations entre les êtres et entre les objets. C’est aussi ce que font les sciences dans l’élaboration des lois qu’elles énoncent. Mais toute relation suppose une énergie, une dynamique qui se tend, se construit. Le lien implique le mouvement, l’émotion, qu’elle soit d’affinité ou de répulsion. Le lien excite la sentimentalité. Lui répond la Loi, qui classifie et met de l’ordre dans le désordre toujours possible. Confucius, dès le VIe siècle avant notre ère occidentale, l’avait parfaitement compris, lui qui basa sa conception du monde et de la morale sur les liens. C’est aussi ce que font la syntaxe et la grammaire.
Amoureuse ou d’affaire, internationale ou personnelle, physique ou spirituelle, morale ou politique, la relation engendre. Elle a d’ailleurs toujours été sexuée, et c’est là qu’il faut en chercher l’origine, qui est biologique et mythique. Car en amont même des théories ontologiques, scientifiques ou sociales, de Pythagore à Giordano Bruno et à Newton, de Hegel à Husserl, qui en ont voulu prescrire les structures, le lien naît d’abord dans la matrice familiale. C’est la relation du nouveau-né avec sa mère et son père, et à travers eux avec la société, qui fonde le lien, comme expérience vivante. Notre matrice mentale, cette structure intériorisée des relations selon lesquelles nous pensons le monde et établissons la correction, la légitimité ou la vérité de nos jugements, nous vient directement de la matrice familiale. Toute logique est d’abord bio-logique. Cette structure élémentaire, parce qu’elle est une expérience vécue, est incarnée dans notre cerveau. Elle prend statut de nature ou d’évidence, dont nous ne sommes plus conscients lorsque nous pensons, lorsque nous jugeons, lorsque nous créons et agissons. Mais parce qu’elle est liée aux émotions du nouveau-né, incluant son anxiété alimentaire quotidienne, elle est devenue une énergie, une nécessité vitaliste. Il s’agit d’un inconscient structurel, qui est d’origine biologique, avant même d’être formaté par la matrice sociale.
Vient notre éducation – au sens d’une deuxième naissance – , qui est profondément ancrée dans la société où nous venons au monde. Les valeurs et les comportements de la mère et du père sont inscrits dans la matrice sociale à laquelle ils appartiennent. L’étude des variations historiques de la logique montre que ses structures sont en résonance régulière avec les évolutions sociales, notamment en ce qui concerne les transformations des structures et idéologies familiales.
Nous dirons, inversement, que le monde vient à nous sous une forme, selon une structure, une logique qui sont le reflet direct de cette structure familiale élémentaire. La boucle est bouclée. Nous informons le monde selon les liens de la matrice familiale dans laquelle nous sommes formés et qui est elle-même le reflet des structures et des métaphores de notre société de naissance. S’en libérer, c’est diverger dans notre pensée, donc créer. Nous rejoignons là l’autre fondement de ma théorie : le rôle de la divergence dans l’évolution, par opposition à l’adaptation darwinienne.
Hervé Fischer
(Ce texte est le premier d'une série sur la mythanalyse des liens. Il a été publié dans une première version par la revue Inter - art actuel, No 101, hiver 2008-2009)
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